Entre démonstrations russes et relance des essais américains, la tension nucléaire s’intensifie, faisant vaciller des traités… déjà moribonds. Faut-il pour autant redouter un retour de la prolifération généralisée de l’arme atomique?
Ce ne sont pas que des noms d’oiseaux qui ont été échangés par Dmitri Medvedev, ancien président russe (2008-2012) et Theo Francken (N-VA). Quand le second affirme dans la presse que «si Poutine joue avec l’arme nucléaire, Moscou serait rayé de la carte», le premier rétorque sur X, le traitant «d’imbécile ministre belge de la Défense». Des essais nucléaires russes sur le territoire belge, suggère un internaute provocateur? «Alors la Belgique disparaîtrait», lui répond Medvedev, plus connu pour ses dérapages intentionnels sur les réseaux sociaux, toujours axés sur la menace nucléaire, que pour son rôle officiel de vice-président du Conseil de sécurité de Russie.
Ce ne sont pas que des noms d’oiseaux, non, car les échanges d’amabilités entre les deux responsables s’inscrivent dans une tendance plus large, celle d’une montée en température dans la menace nucléaire, ces derniers jours. D’abord suite au test grandeur nature, signé Vladimir Poutine, d’un drone sous-marin russe à capacité nucléaire. «Regardez ce dont la Russie est capable, mesdames et messieurs». Puis avec la réaction du président Donald Trump, ordonnant la reprise immédiate des essais nucléaires américains, une première depuis 33 ans. «Tu bouges? Alors je bouge aussi.»
Mais dans les deux camps, les intentions ne sont pas limpides. Comment, dès lors, appréhender ce «réchauffement» du dialogue nucléaire? De la simple dissuasion classique? Ou les prémices d’une nouvelle prolifération?
Nucléaire: un changement de communication des Etats-Unis
«En raison des programmes d’essais menés par d’autres pays, j’ai demandé au ministère de la Guerre de commencer à tester nos armes nucléaires sur un pied d’égalité. Ce processus commencera immédiatement», a déclaré Trump, soulignant par ailleurs que «la Chine rattrapera son retard d’ici cinq ans». Tout cela peu avant la rencontre entre le président américain et son homologue chinois Xi Jinping, et peu après avoir autorisé la Corée du Sud à construire son sous-marin à propulsion nucléaire aux Etats-Unis.
«Trump dit que ces tests devraient être réalisés « sur une base égale » avec la Russie et la Chine. Or, ces dernières ne conduisent pas d’essais nucléaires depuis les années 1990», pointe Benoît Pelopidas, fondateur du programme d’étude des savoirs nucléaires (Sciences Po) et auteur de Repenser les choix nucléaires, relevant par la même occasion le manque de clarté dans les propos de Donald Trump. «De quels tests parle-t-il? De vecteurs, d’explosifs? Ce ne serait pas du tout la même chose», s’interroge l’expert.
Pour Etienne Marcuz, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), et spécialiste des questions de dissuasion nucléaire, Trump veut probablement parler des vecteurs, non-porteurs de matière radioactive. «La Chine réalise ces tests sans retenue et la Russie présente également des réussites publiques. Les Etats-Unis sont aussi très actifs dans le domaine, mais, jusqu’ici, les tests ne faisaient pas l’objet d’une annonce présidentielle. On se situe donc plus dans un changement quant à la façon de communiquer sur les essais, que sur une augmentation des essais eux-mêmes», distingue le spécialiste.
Nucléaire: l’impossible retour des essais immédiats
Si les Etats-Unis reprennent les essais nucléaires à proprement parler, cela voudrait dire qu’ils mettent fin à une période d’absence depuis 1992. «Et cela ne leur apporterait pas tant de connaissances supplémentaires que cela», souligne Benoît Pelopidas. Le professeur rappelle que «nous traversons actuellement la plus longue période d’absence d’essais nucléaires de l’histoire de l’âge atomique. Les derniers ont eu lieu en 2017 par la Corée du Nord. Il va sans dire que si les Etats-Unis y mettent fin, ils choisissent de donner des raisons à d’autres Etats qui pourraient en faire de même.» Avec des conséquences négatives prévisibles, donc.
Les essais de missiles classiques, à savoir des «vecteurs» qui ne portent pas d’ogive nucléaire, sont des pratiques routinières des Etats, précise Emmanuelle Maitre, maître de recherche à la FRS. «La nouveauté, cette année, réside dans le fait que le Kremlin a testé des armes présentées comme novatrices (NDLR: un missile à propulsion nucléaire, nommé Bourevestnik, et une torpille nucléaire, nommée Poséidon), au poids politique fort. Poutine les annonce comme révolutionnaires. C’est exagéré, juge la chercheuse, mais ces essais s’inscrivent surtout dans le but de démontrer sa puissance.»
Et si les Etats-Unis reprennent effectivement leurs essais nucléaires, «il leur faudrait au moins entre 24 et 36 mois pour être opérationnels, estime Emmanuelle Maitre. Ce ne serait pas immédiat, comme l’assure Trump. Car les Américains ont pensé tout leur système dans le but, justement, de ne pas avoir besoin des essais, afin de réaliser des économies.»
La désinvolture ambivalente de Trump et le cache-misère russe
Les chercheurs s’accordent sur la position ambivalente de Trump à propos du nucléaire. «Il développe à la fois une sorte d’obsession pour l’arme atomique, tout en plaidant, à d’autres moments, pour un désarmement, remarque Emmanuelle Maitre. Il souffle le chaud et le froid, mais de manière plus décomplexée que ses prédécesseurs.» Etienne Marcuz abonde: «Trump n’aime pas les armes nucléaires, mais il adore la démonstration de puissance. Sa position est donc très paradoxale.»
Côté russe, le plus étonnant, selon le chercheur, est que le Poséidon soit annoncé concomitamment au Bourevestnik, «probablement dans le but d’instaurer un nouveau rapport de force, mais aussi de répondre implicitement aux menaces américaines de livrer des missiles Tomahawk à l’Ukraine.»
Or, derrière ces nouveautés, le Sarmat et le Bulava, deux autres missiles balistiques russes, difficilement interceptables en cas d’attaque massive, «ont laissé transparaître de nombreuses défaillances lors des derniers essais. C’est la raison pour laquelle la Russie met tant en avant le Poséidon, tel un cache-misère, insiste Etienne Marcuz. Ce n’est pas pour autant qu’il faut sous-estimer la dissuasion russe dans sa globalité», tempère-t-il.
Un retour progressif de la production?
De quoi redouter un retour généralisé de la prolifération nucléaire? «On se situe dans une phase où les pays qui disposent de l’arme nucléaire ont plutôt tendance à augmenter leurs stocks, relève Emmanuelle Maitre. Et de façon très rythmée pour la Chine. Les Etats-Unis et la Russie, après une longue période d’accalmie, se dirigent probablement vers une reprise progressive de leurs productions.»
Les traités de non-prolifération, quant à eux, font-ils encore autorité? «Ils sont moribonds, tranche Emmanuelle Maitre. New START, le traité de réduction des armes stratégiques, n’est plus appliqué par la Russie depuis deux ans. Et le traité d’interdiction des essais nucléaires (1996), dont la logique était appliquée tacitement par les grandes puissances, a été « dératifié » par Poutine.»
Face à la montée en puissance importante de la Chine sur le nucléaire, la question majeure, pour les Etats-Unis, «sera de savoir comment, à l’avenir, dissuader deux adversaires aux positions presque alignées –Russie et Chine– et dotés d’un arsenal nucléaire équivalent», conclut Etienne Marcuz.
Depuis la guerre froide, la ligne rouge de l’atome n’a décidément jamais paru aussi floue.
 
		