Comme dans les bandes-dessinées de super-héros, notre société manichéenne a besoin de son cheptel de méchants (« villains » en anglo-américain).
Bart De Wever arrive sans nul doute sur la plus haute marche du podium des indispositions sélectives. A chaque proposition du président de la N-VA, ce sont les mêmes cris effarouchés. L’intéressé est trop malin pour ne pas s’en apercevoir et il en joue avec délectation. Qu’il pointe la désintégration des berbères d’Anvers, l’incompétence d’Yvan Mayeur ou les gauchistes du Parc Maximilien, il sait qu’il fera la « une » le lendemain. Cette « bartophobie » indignée est, côté francophone, totalement sans risque vu l’antipathie que dégage le personnage et connaissant ses convictions séparatistes. En Flandre, soulignons-le, il est traité comme un homme politique ordinaire.
Lorsque De Wever est occupé à autre chose, son lieutenant, Théo Francken, secrétaire d’Etat à l’Asile et à l’Immigration, assure désormais l’intendance en alimentant la presse francophone en « bons mots », lui aussi quasi assuré de faire le Buzz. Des exigences des migrants en matière de confort à ses déclarations sur les opportunistes qui se cachent parmi les vrais réfugiés, son sourire carnassier et entendu en fait le candidat idéal pour susciter l’ire d’éditorialistes un peu naïfs criant un peu vite à la xénophobie à chaque question posée.
En France, c’est précisément cette « criminalisation du questionnement » et donc de la pensée qui a fait sortir Michel Onfray de ses gonds. Le « philosophe du peuple », dans une interview retentissante au Figaro souligne que, aujourd’hui, « si un démographe travaille sur les taux de fécondité, il n’a pas encore produit un seul chiffre qu’il est déjà suspect de racisme. Nombre de questions sont désormais devenues impossibles à poser. Comment dès lors pourrait-on les résoudre ? Interdire une question, c’est empêcher sa réponse. Criminaliser la seule interrogation, c’est transformer en coupable quiconque se contenterait de la poser ». L’essayiste best-seller qui a détruit, notamment, l’idole Freud, va très loin : » Le peuple français est méprisé depuis Mitterrand. Ce peuple, notre peuple, mon peuple, est oublié au profit de micropeuples de substitution : les marges célébrées par la Pensée d’après 68, les Palestiniens et les schizophrènes de Deleuze, les homosexuels et les hermaphrodites, les fous et les prisonniers de Foucault, les métis d’Hocquenghem et les étrangers de Schérer, les sans-papiers de Badiou. » L’homme est aussitôt accusé par Libération de faire le jeu de Marine Le Pen. Dernière incartade avant la carte de membre du Club des méchants, Onfray introduit une action en référé auprès du Tribunal de On n’est pas couché (19 septembre) et sauve (provisoirement) sa peau d’intellectuel fréquentable.
Marine Le Pen, justement, a sa carte de membre à vie. Bonne cliente, elle truste toutes les chaînes françaises. Même Télé-Matin (France 2 – 22 septembre) s’y met, histoire de nous faire digérer croissant et café. La présidente du Front national est la vilaine alpha de l’élite germanopratine. Sur la terrasse des Deux Magots boulevard Saint-Germain, prononcez le nom de la fille de Jean-Marie et un frisson désagréable parcourt l’échine de votre voisin de table. Cette mégère apprivoisée (Shakespeare) est la quintessence du « penser mal ». Laurent Fabius avait jadis reconnu que le Front national « posait de bonnes questions et apportait de mauvaises réponses » mais c’est une petite phrase qu’il se garderait bien de prononcer aujourd’hui. Nonobstant, la présidente du Front national réunit trois qualités en une : faire l’économie du débat de fond, doper l’audimat et, pour certaines stars du PAF, médiatiser des arguments qu’ils partagent en privé.
Eric Zemmour et Alain Finkielkraut, dans un genre bien différent, sont utilisés à même enseigne : assurer le show. Dans son édition du 21 septembre, consacrée pour l’essentiel aux « intellectuels à la dérive » (c’est-à-dire lepénisés ou lepéniseurs), Le Monde accuse le philosophe académicien d’être un « allié objectif du Front national ». L’intéressé répond : « C’est reparti comme dans les années 1950. Il fallait alors jeter un voile sur la réalité soviétique pour ne pas faire le jeu de la réaction. Il faut aujourd’hui jeter un voile sur la désagrégation française pour ne pas faire le jeu de l’extrême droite. »
Qu’il est loin, chez nous, le temps où Monseigneur Léonard, méchant émérite et vilain de deuxième catégorie, déclenchait les foudres du monde laïque à chaque sortie médiatique ! Ses déclarations n’étaient pas plus réactionnaires que bien des représentants d’autres cultes, mais la christophobie fait partie des stigmatisations autorisées. Chez nous, Jésus peut être dessiné dans toutes les positions du Kama-Sutra sans susciter de réactions outre-mesure. C’est ainsi que Philippe Moureaux, par exemple, tout en étant à l’écoute attentive de « ses » imams pour savoir si le niqab est une obligation religieuse, avait l’habitude de tailler un costume au prélat catholique. Combat factice et anachronique contre l’ex-Opium du peuple, pourtant de moins en moins addictif au vu de nos églises aussi vides que des cimetières.
Comme on l’a vu avec Onfray, une personnalité de gauche peut faire partie du Club. Mais elle doit travailler trois fois plus. Avec son idée de « Sénat citoyen tiré au sort », Laurette Onkelinx a mis un pied dans l’engrenage. Si elle persévérait dans l’erreur, elle pourrait devenir « populiste », un adjectif particulièrement disqualifiant qu’un Alain Destexhe a pu expérimenter ces dernières années.
D’abord taxé de « trublion » ou « d’électron libre » après ses combats contre la syndicratie, la malgouvernance et la fabrique de crétins (l’enseignement), ce médecin libéral s’est « spécialisé » ces dernières année dans la lutte contre l’islamisme, ce qui en a fait un candidat délectable au jeu de quilles.
Mais faire partie du club des ostracisés est une chose, s’y maintenir durablement en est une autre. Mischael Modrikamen, par exemple, aurait fait un excellent méchant de service mais le paysage audiovisuel francophone étant peu adepte de Voltaire, on ne voit plus guère le président du Parti populaire sur les plateaux de télé.
Mais venons-en à l’essentiel : à ce petit jeu manichéen, dessert-on la cause qu’on prétend défendre – autrement dit : fait-on en réalité progresser les idées qu’on combat à force de poser en martyrs ceux qui les défendent ? Dans son dernier livre (La France à quitte ou double, Fayard), François de Closets explique bien comment les Le Pen ont depuis 20 ans monopolisé les questions qui fâchent, ringardisant les partis traditionnels.
Partant, la diabolisation permanente de ces « infréquentables » est contre-productive car ils mettent des mots sur l’inaudible souffrance de la rue…
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