Sur le front de Marib, les forces gouvernementales regrettent le manque d’aide de la coalition internationale. Le cessez-le-feu est régulièrement violé par les Houthis. Reportage.
Yahya Al-Aizari est parti aux aurores visiter les lignes du front nord de Marib. A trois véhicules, des soldats à l’arrière de chaque pick-up, le doigt sur la gâchette et l’attention portée vers le ciel, son groupe rejoint la base arrière d’al-Muchtah. Passé plusieurs checkpoints, de grandes montagnes noires à la roche de lave apparaissent au loin. Le soleil brûlant reflète sur ce décor inhospitalier où rien ne pousse, si ce n’est l’étrange pommier de Sodome, plante réputée pour son extrême toxicité.
Le convoi du directeur des opérations de guerre de l’armée yéménite, Yahya Al-Aizari, arrive sain et sauf. Il y a quelques jours, le colonel Khaled Muthana, chef d’état-major du front sud de Marib, a été tué par une attaque de drone alors qu’il rendait visite aux lignes proches de Harib. En avril dernier, le journaliste yéménito-néerlandais Musab al-Hatami était aussi abattu alors qu’il venait filmer une partie des tranchées protégeant la ville.
Ayant pris le pouvoir au nord du Yémen après un coup d’Etat militaire à la fin de 2014, les rebelles houthis alliés de l’Iran ont installé un proto-Etat autoritaire dans le nord-ouest du pays, poussant le gouvernement central à fuir vers le sud du Yémen. Au nord, Marib est l’un des derniers bastions tenu par l’Etat central. Il fait figure de rempart pour les quelque 2,8 millions de déplacés ayant échappé aux combats ou à l’idéologie extrémiste des rebelles zaydites, le zaydisme étant une branche du chiisme.
«On apprécie le soutien saoudien depuis le début de la guerre, mais il n’est plus du tout suffisant.»
Une armée désœuvrée
Une centaine de soldats de l’armée nationale se sont figés au garde-à-vous. Le gradé commence un discours arguant l’importance de tenir pour un «Yémen libre», malgré l’absence de salaires et la dureté du front. Ses paroles résonnent dans une impressionnante enceinte composée de monticules rocheux couleur ocre creusés de dizaines de tunnels et autres galeries pour se prémunir de toute attaque des machines volantes ennemies. Un jeune soldat s’écroule, accablé par la chaleur. Il est traîné par deux camarades sous un point d’ombre. Les mines basses des troupes ont connu trop de printemps. La quasi-totalité ont fui les zones occupées par les Houthis. Tous ont de la famille au nord avec qui les ponts ont été coupés.
«Avec notre âme et notre sang, nous nous sacrifions pour toi, ô Yémen», entonnent les soldats d’une seule et même voix. Yahya Al-Aizari poursuit son discours martial. L’homme fait référence à l’anniversaire de la révolution du 26 septembre 1962 contre l’imamat, théocratie zaydite obscurantiste ayant régné par la terreur depuis le IXe siècle et dont les Houthis se revendiquent les héritiers. Interdites en zones occupées par les rebelles, les commémorations de cet événement historique ont aujourd’hui une portée fédératrice côté gouvernement. Une rareté alors que le camp international qui le soutient n’a jamais été aussi divisé et que l’aide saoudienne n’a jamais été aussi faible. «On apprécie le soutien saoudien depuis le début de la guerre, mais aujourd’hui, il n’est plus du tout suffisant, lance, dépité, le directeur des opérations de guerre. Du moins, il n’est pas au niveau de celui des Iraniens pour les Houthis. Regardez leur arsenal: des missiles de longue portée et des drones. Nous n’avons pas cela… Les Saoudiens ne nous fournissent plus que des munitions. Ils n’assurent même plus de support aérien.» En un éclair, les troupes ont regagné les tunnels de la montagne de lave.

Renflouer les caisses
Depuis 2022, voulant à tout prix sortir d’une guerre devenue gênante, l’Arabie saoudite a trouvé un accord tacite de cessez-le-feu avec les Houthis. Un compromis jamais véritablement signé par les deux camps et auquel le gouvernement n’avait même pas été invité à prendre part. «Nos soldats ne sont pas payés tous les mois et nous souffrons de cela, confesse Yahya Al-Aizari. Mais nous nous battons pour la liberté des Yéménites. La cause est plus grande que nous.» Le salaire trimestriel ou bitrimestriel pour un soldat (selon les années), s’élève aujourd’hui à 27 dollars. Une misère.
Cet été, le nouveau Premier ministre, Salem Bin Breik, avait prolongé son séjour en Arabie saoudite pour tenter de convaincre Riyad de renflouer les caisses de l’Etat, vides depuis les attaques houthies sur les derniers ports d’exportation de pétrole, qui avaient dissuadé les bateaux étrangers de venir acheter l’or noir yéménite à bas prix. Après des mois d’attente, le Programme saoudien de développement et de reconstruction du Yémen a accepté de verser une nouvelle aide de 368 millions de dollars (315 millions d’euros). Bien insuffisante.
A ses côtés, Khaled Al-Jamaï, célèbre commandant de brigade, figure de la résistance aux Houthis, a survécu à toutes les batailles. «Vous serez notre premier martyr étranger!», plaisante-t-il. Dans un tunnel, les généraux se sont rassemblés pour observer la ligne de front située à seulement cinq kilomètres de là, dans ce qui ressemble à une salle des opérations. «Des drones houthis la survolent depuis 8 heures du matin. Mais là, ça semble calme. Allons voir», lance l’un d’eux. Un écran plat accroché à la pierre de lave de la cavité affiche un immense no man’s land brun et noir. Autour d’assiettes de raisins blancs venus de Sana’a et de poires un peu trop dures, les généraux appellent des soldats à venir se restaurer.

L’espoir d’une offensive contrarié
Chacun raconte à sa manière l’espoir suscité au début de 2025 par les intenses bombardements américains sur les Houthis. A l’époque, cette campagne militaire coûteuse (un milliard de dollars dépensés rien qu’en munitions) avait tué plus de 200 officiers, dont deux généraux de brigade importants. «Il y avait un espoir, oui. On espérait une offensive de grande ampleur mais elle n’a pas suivi. Les Saoudiens n’ont pas souhaité rompre leur cessez-le-feu avec les Houthis. Un cessez-le-feu que les ennemis ne respectent pas car nous avons compté pas moins de 1.200 accrochages avec eux depuis deux ans», tance Yahya Al-Aizari. Lui et un jeune garçon à la carrure fluette se dirigent vers des véhicules garés en sortie du tunnel. D’un geste, il ordonne aux autres hommes de sa garde rapprochée d’embarquer, direction la ligne de front.
«Nous nous battons pour la liberté des Yéménites. La cause est plus grande que nous.»
Mohammed embarque à l’arrière du pick-up. Il se masque le visage pour se prémunir de la poussière et pointe sa kalachnikov vers le ciel. Le garçon de 16 ans n’a jamais combattu et il doit son travail à la proximité de sa maison avec celle du directeur des opérations de guerre. Après une demi-heure de piste, une nouvelle montagne noire s’offre aux véhicules qui la gravissent avec difficulté. De nouvelles cavités apparaissent. Ici, un tank à l’abri; là, des réserves d’armes. Au sommet, une muraille de sable a été bâtie. Elle donne sur le vide et une vue imprenable sur le fameux no man’s land. Un gradé montre au loin une montagne blanchâtre où se trouvent les lignes houthies. «Ils sont derrière. On se bat… et pour l’instant, ils ne nous ont pas encore vaincus», lâche un soldat. Des cadavres de bouteilles en plastique et de conserves jonchent le sol. De temps en temps, les hommes sortent une paire de jumelles et observent tout nuage de poussière signifiant une activité suspecte. Une brigade de snipers habillés de lambeaux de tissus aux couleurs de la montagne sont positionnés sur les hauteurs. A plusieurs reprises, des soldats demandent si une aide européenne est possible pour les aider à vaincre la milice alliée de l’Iran.
Après avoir serré quelques mains et s’être assuré du calme ambiant de cette ligne, Yahya Al-Aizari reprend son véhicule puis rebrousse chemin vers la ville. Son supérieur, Hassan Abu Salem Bakil, a été appelé en urgence pour un rendez-vous en Arabie saoudite avec le ministère de la Défense.

Des enfants en otage
Plus au nord de Marib, dans le district de Raghwan, les lignes de front s’étirent à l’infini dans un désert de sable fin, orné par des grumeaux noirs éparpillés tels des invités timides. La route goudronnée disparaît après quelques checkpoints s’éloignant de la banlieue nord de Marib. Plusieurs pistes dans le sable, à peine visibles à l’œil nu, mènent vers de vastes étendues plates. Ali et Saleh al-Shaddadi rejoignent Jaw, leur village situé à trois kilomètres des lignes de combat. Le premier guide le second pour retrouver des sillages de pneus tracés la veille. Les deux hommes sont partis tôt ce matin depuis la ville de Marib, tenue encore à bout de bras. Malgré dix ans de guerre, les centaines de familles de la tribu al-Shaddadi ont appris à vivre avec cette menace, mais aussi à partager leurs terres et rares ressources avec des milliers de déplacés ayant fui l’avancée des rebelles houthis.
Au détour d’une dune, des centaines de tentes apparaissent. Les tribus Dahm de la région de al-Jawf ont fui massivement les offensives houthies de 2020, se déplaçant dans ce désert aride mais riche en réserves d’eau que la tribu de Ali et Saleh partage volontiers. Contrairement à la situation à al-Muchtah, ce sont principalement des forces tribales alliées de l’armée nationale qui, ici, tiennent les positions face aux Houthis.
Historiquement, les tribus maribies sunnites ont toujours rejeté le pouvoir zaydite venu de Sana’a. Les deux compères finissent par arriver à leur village où quelques arbres plumeux et touffus offrent un peu d’ombre aux maisons construites en terre cuite. «Ici, tout le monde a en mémoire la tyrannie de la théocratie de l’imamat dont se revendiquent les Houthis (NDLR: du IXe siècle à 1962). Autrefois, pour s’assurer de notre loyauté, l’imam prenait en otage deux fils à chaque chef de tribu. Mon grand-père ainsi que mon père ont été des prisonniers de l’imam. Mais les Houthis font encore pire!», assène Saleh Ahmad, un jeune cheikh de Jaw. Dans la région de Marib, combattants tribaux et soldats de l’armée nationale racontent en effet avoir combattu des… enfants envoyés en première ligne par les rebelles après avoir été enlevés ou endoctrinés par le groupe. Pire, chaque opposant ou personne émettant une voix discordante est systématiquement arrêté par le groupe chiite.
«Vous les imaginez déposer les armes et se présenter à des élections?»
Disparition forcée
Vivant de l’autre côté de la frontière, côté houthi, Khaled al-Yamani raconte au téléphone qu’il a créé une image grâce à une intelligence artificielle pour enlacer son père Ahmed, disparu le 5 juin 2024. «C’était le mariage de ma petite sœur, la fille la plus chère au cœur de mon père. Le lendemain, le 6 juin à 7 heures, notre maison à Sana’a a été perquisitionnée par les Houthis. Il a été arrêté et emmené vers un lieu inconnu. Ses biens ont été confisqués et il a disparu de nos vies du jour au lendemain», raconte le fils. La famille a reçu quelques coups de fil dont le dernier remonte au 14 août et a pu le voir une fois «brièvement, mais dans un lieu secret, pas dans son véritable lieu de détention. Cela prouve qu’il reste toujours victime de disparition forcée.»
Comme des centaines de Yéménites, Ahmed al-Yamani croupit dans les geôles houthies, sans jugement ni griefs clairs formulés à son encontre. «Cette épreuve a détruit notre famille. Ma grand-mère est celle qui souffre le plus, physiquement et psychologiquement. Elle parle parfois à l’ombre de mon père, à l’endroit même où il avait l’habitude de s’asseoir dans notre salon», s’attriste Khaled.
A Raghwan, la tribu Bani Shaddad est consciente qu’elle protège le reste du pays de la tyrannie des rebelles. «Plus de 50 membres de notre tribu ont été tués dans les combats, et 100 ont été amputés ou handicapés gravement», affirme le cheikh Saleh Ahmad. A quelques kilomètres de là, des hommes en armes se sont réunis pour parler des dernières nouvelles du front à l’initiative du chef de tribu Ali Zaid al-Shaddadi. Récemment, ils ont entendu les Houthis célébrer l’anniversaire du prophète Mahomet par des tirs festifs. «La guerre s’est imposée à nous. Nous n’en voulions pas, mais elle est là et je ne crois pas à une solution politique. Vous les imaginez déposer les armes et se présenter à des élections?», demande-t-il ironiquement.