Des personnes qui ont fui leurs maisons près de la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande se rassemblent sur le site de distribution de nourriture situé dans l'enceinte d'une pagode dans la province d'Oddar Meanchey, le 28 juillet 2025. (Photo TANG CHHIN Sothy / AFP) © AFP via Getty Images

Rivalités ancestrales, influence de Trump… Comprendre le conflit entre la Thaïlande et le Cambodge (reportage)

Menaçant de rompre les négociations sur les droits de douane, Donald Trump a réussi à ramener Bangkok et Phnom Penh à la raison après une confrontation aussi rapide que violente.

Installée à l’arrière d’un tuk-tuk de Bangkok pour rentrer chez elle, Sunisa a les yeux humides et l’air triste. Cette Thaïlandaise d’une trentaine d’années vient de lire, comme tant d’autres, l’histoire tragique relayée par la presse locale, celle de Komsan, un père de famille qui a perdu sa femme et ses deux enfants dans les affrontements à la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge. Le 24 juillet, une roquette a touché la supérette attenante à une station-service de la province frontalière de Si Saket. Sa fille de 14 ans n’a pas pu être sauvée par les médecins. Un peu plus tard, les secouristes ont retrouvé le corps sans vie de sa femme tenant dans ses bras leur fils de 9 ans. Au total, rapportent les autorités thaïlandaises, huit civils ont péri lors de cette frappe tragique. «Ça me donne envie de pleurer… J’ai ressenti quelque chose ici», murmure Sunisa en posant la main sur sa poitrine. Je n’arrive toujours pas à croire que c’est arrivé en Thaïlande.» 

Ce jour-là, des échanges de tirs éclatent au petit matin entre les forces armées thaïlandaises et cambodgiennes aux abords du temple de Ta Muen Thom, que les deux pays revendiquent. Chacun accuse l’autre d’avoir tiré en premier. Très vite, la situation dégénère: des affrontements surgissent en plusieurs points de la frontière, dont la délimitation fait depuis longtemps l’objet de tensions entre les deux royaumes d’Asie du Sud-Est. Zones résidentielles éventrées, commerces en flammes, tirs d’artillerie lourde: les premières images de cette escalade sont diffusées par la presse thaïlandaise, qui s’appuie sur les informations relayées par l’armée. Celle-ci affirme que le Cambodge a tiré des roquettes BM-21 sur le territoire thaïlandais.

Bien plus rodé en matière de communication que son voisin, le gouvernement thaïlandais accuse Phnom Penh de frappes aveugles contre des infrastructures civiles, notamment contre l’hôpital Phanom Dong Rak, dans la province de Surin. Il publie rapidement un premier bilan humain, majoritairement composé de civils, et qualifie ces attaques de «brutales», «inhumaines» et constitutives d’une «violation de la souveraineté thaïlandaise». En représailles, l’armée thaïlandaise mène des frappes aériennes ciblées contre des installations militaires au Cambodge. Le Premier ministre cambodgien Hun Manet dénonce immédiatement une «invasion armée». 

Héritage colonial

Cette dégradation des relations diplomatiques s’inscrit dans un climat déjà très tendu entre la Thaïlande (71 millions d’habitants) et le Cambodge (seize millions). Bangkok accuse l’armée cambodgienne d’avoir posé des engins explosifs sur son sol, ce que Phnom Penh dément, affirmant qu’il s’agit de vieilles mines datant de la guerre froide et de l’époque des Khmers rouges, lorsque toute la zone avait été contaminée. Les tensions récentes ont été ravivées le 28 mai, lors d’un échange de tirs autour de Chong Bok, dans la zone disputée du Triangle d’émeraude, à la jonction des frontières entre le Cambodge, la Thaïlande et le Laos. Les deux armées ont affirmé avoir agi en légitime défense, tout en se rejetant la responsabilité de l’escarmouche, qui s’est soldée par la mort d’un soldat cambodgien.

Les deux voisins ont une longue histoire de conflits frontaliers, attisant les sentiments nationalistes de part et d’autre. En janvier 2003, des manifestants cambodgiens ont incendié l’ambassade de Thaïlande à Phnom Penh et vandalisé des commerces thaïlandais. Des violences déclenchées par une rumeur –démentie– affirmant que l’actrice thaïlandaise Suvanant Kongying aurait déclaré à la TV que le Cambodge avait «volé» Angkor Wat à la Thaïlande. Le contentieux plonge ses racines dans l’héritage colonial. Il remonte au traité de 1907 signé entre la France, alors puissance coloniale au Cambodge, et le royaume de Siam, l’actuelle Thaïlande. Ce traité attribuait le temple khmer de Preah Vihear, perché sur une falaise escarpée, au Cambodge, sous protectorat français. Mais dès les années 1930, Bangkok conteste les cartes dressées par les autorités françaises. En 1954, la Thaïlande profite du retrait des troupes françaises d’Indochine pour prendre le contrôle du site. Le différend est porté devant la Cour internationale de justice (CIJ), qui statue en 1962 en faveur du Cambodge. Une décision mal acceptée par Bangkok, d’autant que l’arrêt ne précise pas à qui appartiennent les abords du temple. 

Le Centre national de don de sang à Bangkok a connu un afflux inhabituel de donneurs. © VALENTIN CEBRON

Entre 2008, année de l’inscription de Preah Vihear au patrimoine mondial de l’Unesco, et 2011, l’ambiguïté juridique autour du temple dégénère en affrontements meurtriers. Plusieurs accrochages à l’arme lourde font des dizaines de morts et entraînent l’évacuation de milliers de villageois de part et d’autre de la frontière. En 2013, la Cour internationale de justice (CIJ) réaffirme la souveraineté cambodgienne sur le temple, sans pour autant résoudre le litige frontalier plus vaste. Dans un climat déjà inflammable après la mort du soldat cambodgien fin mai, Phnom Penh a de nouveau saisi la CIJ le 16 juin, cette fois pour qu’elle tranche sur quatre portions disputées le long des 800 kilomètres de frontière terrestre séparant les deux pays. Et ce, au grand dam de la Thaïlande qui, de son côté, rejette la compétence de la Cour de La Haye et plaide pour un règlement bilatéral. 

Rivalités entre dirigeants

Ces tensions frontalières surviennent dans un climat politique déjà explosif en Thaïlande. Le 1er juillet, la Cour constitutionnelle a suspendu la Première ministre Paetongtarn Shinawatra, fille de Thaksin Shinawatra, l’ancien chef du gouvernement renversé par un coup d’Etat en 2006 et revenu d’exil en 2024 après avoir scellé une alliance inattendue avec l’armée, ses anciens ennemis.

Cette décision a replongé le pays dans une zone de turbulences. En cause: une conversation téléphonique controversée avec Hun Sen, l’ex-Premier ministre cambodgien et père de l’actuel dirigeant, Hun Manet. Dans cet échange privé, rendu public par Hun Sen lui-même, Paetongtarn Shinawatra aurait tenu des propos jugés trop conciliants envers Phnom Penh, tout en critiquant ouvertement l’armée thaïlandaise, pilier de l’establishment et acteur central dans la crise actuelle. L’affaire a brisé une alliance ancienne entre deux dynasties politiques longtemps proches, les Shinawatra en Thaïlande et les Hun au Cambodge. 

«On ne peut pas aider directement ceux en première ligne, mais on peut donner notre sang pour les blessés.»

Pour l’expert Ken Lohatepanont, «l’explication la plus plausible pour comprendre pourquoi ce conflit a éclaté maintenant est la rivalité personnelle entre Hun Sen et les Shinawatra, et non les rivalités internes entre différentes factions au sein de la Thaïlande», écrit-il dans sa newsletter consacrée à l’actualité politique thaïlandaise. «Les Shinawatra ont agi d’une manière qui a profondément irrité Hun Sen, au point qu’il envisage de rompre une alliance forgée depuis des décennies entre leurs deux familles», analyse-t-il. Mais difficile de savoir ce qu’il en est exactement: «Personne hormis un cercle très restreint de hauts responsables cambodgiens et thaïlandais n’a une vision complète de la situation.»

Nouvelles armes

Toujours est-il que, sur le terrain, la nouvelle confrontation sanglante a contraint plus de 200.000 civils, thaïlandais et cambodgiens qui habitent le long de la frontière, à fuir les combats. Avec au moins 38 morts recensés le mardi 29 juillet, le bilan dépasse déjà celui du dernier conflit armé entre les deux pays (2008–2011). 

Directeur du département des sciences politiques à l’université d’Ubon Ratchathani, dans une province frontalière du Cambodge, Thanachate Wisaijorn ne s’attendait pas à un conflit aussi intense: «En 2011, se souvient-il, les combats étaient majoritairement cantonnés à la province de Si Saket. Cette fois-ci, les affrontements s’étalent sur plusieurs provinces.» Le week-end des 26 et 27 juillet, de nouveaux fronts ont été signalés le long de la frontière. Côté thaïlandais, la loi martiale a été proclamée dans huit districts au contact du Cambodge. Expert du différend frontalier, l’universitaire qualifie ces heurts de «plus graves et dangereux» que ceux des années précédentes, soulignant l’usage de tactiques militaires plus élaborées et l’introduction de «nouvelles armes» sophistiquées que le Cambodge s’est procurées auprès d’autres pays comme la Chine. Après plusieurs jours d’échanges d’artillerie lourde, l’armée thaïlandaise a exprimé son inquiétude face à la possible utilisation par les forces cambodgiennes du lance-roquettes à longue portée PHL‑03, un système chinois capable d’atteindre plusieurs provinces de l’est du royaume.

A Bangkok, située à plus de 350 kilomètres des zones de combat frontalières, la capitale thaïlandaise est restée animée le temps des affrontements.  Mais quelques signes ont trahi un moment d’exception. Des centres commerciaux ont hissé des drapeaux thaïlandais en soutien à l’armée. Les célébrations officielles prévues pour le 73ᵉ anniversaire du roi Vajiralongkorn (Rama X), le 28 juillet, ont été annulées. Selon un responsable du Centre national de don de sang, non loin de la prestigieuse université Chulalongkorn, les dons ont triplé depuis le 24 juillet. «On ne peut pas aider directement ceux en première ligne, mais on peut donner notre sang pour les blessés. C’est une façon de les soutenir», témoignait Pe, 35 ans. «Avec ce qui se passe dans les provinces frontalières, Ubon Ratchathani, Si Saket et Surin, j’ai décidé de venir au plus vite. Je suis très inquiète, j’ai de la famille à Surin», complétait Supaporn, une dame de 42 ans, le teint pâle après son don.  

Pression de Trump

Le 28 juillet, à Kuala Lumpur, le Premier ministre cambodgien Hun Manet et son homologue thaïlandais par intérim, Phumtham Wechayachai, se sont rencontrés sous l’égide du Premier ministre malaisien Anwar Ibrahim, président en exercice de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean). A l’issue de ces pourparlers, organisés en présence d’émissaires chinois et américains, les deux parties ont annoncé un cessez-le-feu «inconditionnel» à compter de minuit, premier pas vers la désescalade. Un cessez-le-feu qui, selon la Thaïlande, aurait été bafoué par le Cambodge.

«Tout cela attise la haine de l’autre. Et ce sont les travailleurs migrants cambodgiens en Thaïlande qui en paient le prix.»

Ce tête-à-tête diplomatique est survenu deux jours après l’intervention de Donald Trump. Depuis l’Ecosse où il était en visite, le président américain s’est entretenu avec les deux dirigeants le 26 juillet, affirmant que chacun «souhait[ait] un cessez-le-feu et la paix», tout en menaçant de suspendre les négociations commerciales bilatérales si les combats se poursuivaient. La Thaïlande et le Cambodge, tous deux fragilisés sur le plan économique, devaient être soumis à des droits de douane de 36% à partir du 1er août.

Reste à savoir si cette trêve tiendra. Car sur le terrain, comme dans les couloirs diplomatiques, une autre bataille se joue, celle du récit. «Quand un conflit éclate, la première victime est la vérité», rappelle Thanachate Wisaijorn, de l’université d’Ubon Ratchathani. Un climat qui favorise la prolifération de fausses informations et alimente des discours extrémistes, parfois teintés de racisme. Lors d’un timide rassemblement antiguerre devant le parc de la Paix à Bangkok, une poignée de manifestants a dénoncé une fièvre nationaliste. L’un d’eux, militant pacifiste, pointait du doigt le rôle des médias locaux accusés d’alimenter un patriotisme hostile: «Tout cela attise la haine de l’autre et contribue à déshumaniser. Et ce sont les travailleurs migrants cambodgiens en Thaïlande qui en paient le prix.» Ils sont environ 500.000 en Thaïlande.

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