Les enlèvements, assassinats et déportations d’opposants politiques se multiplient, faisant craindre une entente tacite entre les dirigeants de Thaïlande, du Cambodge, du Laos et du Vietnam. En toute impunité.
«Nom: Phuchana. Cause de disparition: kidnappé par l’Etat.» Sur un cadre posé au-dessus de l’escalier, impossible de rater la photo en noir et blanc de Chatchan Boonphawal, dit «Phuchana», un militant thaïlandais antimonarchie assassiné en 2018 dans de mystérieuses circonstances. «Je n’ai toujours pas les réponses», murmure devant le portrait Gorgarn Boonphawal, son fils, qui reçoit dans une maison sobre en périphérie de Bangkok. Les cadavres mutilés de Phuchana et d’un second dissident politique avaient été repêchés, éventrés et bourrés de ciment, dans les eaux du Mékong, sur la rive d’un petit village du nord-est de la Thaïlande, à quelques encablures du Laos. Les deux hommes, avec un troisième activiste dont le corps n’a officiellement jamais été retrouvé, s’étaient exilés en terres laotiennes au lendemain du coup d’Etat de 2014 en Thaïlande.
Recherchés dans leur pays pour lèse-majesté, un crime passible de quinze ans de prison, les trois fugitifs s’évertuaient, depuis leur refuge, à critiquer sans ambages l’armée et le Palais, les deux ultrapuissantes institutions du royaume. Non sans crainte, pourtant: avant eux, deux antimonarchistes thaïlandais avaient déjà, en 2016 et 2017, été étrangement kidnappés au Laos où ils s’étaient aussi réfugiés après le putsch militaire.
Enlèvements répétés
Depuis 2016, au moins neuf figures dissidentes thaïlandaises exilées dans un pays voisin (Laos, Cambodge, Vietnam) ont été victimes d’enlèvement, de disparition forcée ou d’assassinat. Presque une décennie plus tard, leurs proches sont toujours en quête de justice: «L’Etat devrait faire preuve de sincérité, mais je ne me fais guère d’illusions, soupire Chatchan Boonphawal. L’enquête sur le meurtre de mon père patine, dans l’attente de nouvelles preuves.»
Le pouvoir thaïlandais nie toute implication dans ces rapts, dont les auteurs n’ont pas été identifiés. Or, en juin 2024, la Commission nationale des droits de l’homme en Thaïlande –saisie par les familles de victimes puisque aucune de ces affaires d’enlèvement n’avait été résolue avec succès– a établi un lien entre la junte et la disparition des dissidents exilés, renforçant ainsi les soupçons des défenseurs des droits humains selon lesquels des agents thaïlandais œuvreraient hors de leur juridiction territoriale pour étouffer la dissidence à l’étranger.
Afin de soutenir les familles, Chatchan Boonphawal travaille pour une ONG locale qui documente la «répression transnationale» dans la région –une expression qui désigne une panoplie d’actions répressives par certains gouvernements pour intimider, surveiller, localiser, rapatrier ou attenter à la vie des membres de leur diaspora en exil. Il espérait que l’enlèvement de son père soit le dernier, mais la réalité, brutale, a vite douché ses espoirs: en 2020, le militant thaïlandais Wanchalearm Satsaksit, exilé au Cambodge, s’est fait embarquer dans la rue, à Phnom Penh, par des hommes armés en civil et n’a, depuis, plus jamais donné signe de vie.
«On a beau disposer d’une législation censée protéger les réfugiés politiques, la réalité est qu’ils ne bénéficient d’aucune protection.»
Intérêts politiques convergents
Inversement, début janvier, l’ancien élu d’opposition franco-khmer Lim Kimya a été abattu en plein cœur de Bangkok. Le tireur, un ex-militaire thaïlandais rapidement arrêté au Cambodge avant d’être livré à la police thaïlandaise, a bizarrement confessé son crime dans une séquence retransmise en direct par la télé locale, mais on ignore les motifs de son passage à l’acte à l’issue duquel il a reçu une certaine somme par virement bancaire. Phil Robertson, directeur réputé d’Asia Human Rights and Labour Advocates, estime que «cet assassinat a été ordonné par de hauts responsables du gouvernement cambodgien, irrités par les critiques publiques de Lim Kimya à l’encontre du Premier ministre Hun Manet, membre éminent de la famille Hun au pouvoir».
«Les régimes thaïlandais et cambodgien ont des intérêts politiques alignés: réduire au silence les dissidences pour consolider leur pouvoir autoritaire», analyse Emilie Palamy Pradichit, directrice de Manushya Foundation, une ONG qui protège les militants des droits humains en Asie du Sud-Est. La répression transnationale contre les dissidents cambodgiens en Thaïlande est encore plus flagrante depuis que le Pheu Thai, parti des Shinawatra, est revenu au pouvoir. Les familles Hun et Shinawatra entretiennent des relations qu’elles affichent ouvertement.»
Cas emblématique
Ex-dirigeant d’un parti d’opposition désormais interdit au Cambodge, Phorn Phanna le sait peut-être mieux que quiconque. Choqué mais peu surpris par la mort de Lim Kimya, il se dit que ça aurait pu être lui, l’homme criblé de balles. Arrivé sur le sol thaïlandais à l’été 2022 pour fuir le régime de Phnom Penh après avoir maintes fois refusé ses avances, il raconte avoir été épié avant d’être, l’année suivante, tabassé par des hommes en civil parlant khmer qui ont tenté de le kidnapper. «A chaque fois, c’est le même procédé: les opposants reçoivent d’abord des menaces puis si l’on ne rentre pas dans le rang, le régime nous pourchasse jusqu’à l’enlèvement ou l’assassinat», explique-t-il en visioconférence depuis la Caroline du Nord (Etats-Unis), importante terre d’accueil de la diaspora cambodgienne où il a été réinstallé il y a peu.
En février 2024, quelques jours avant la visite officielle de Hun Manet en Thaïlande, lui et deux autres militants cambodgiens, ainsi que leurs familles respectives dont des enfants en bas âge, ont été arrêtés puis placés en centre de rétention administrative par les autorités thaïlandaises. A deux doigts d’être déporté au Cambodge, où il risquait gros, Phorn Phanna a finalement été libéré sous caution après six mois passés derrière les barreaux, puis aidé par l’ONG Manushya Foundation en attendant de pouvoir s’envoler vers les Etats-Unis. La fuite d’un enregistrement audio obtenu par Radio Free Asia a révélé que l’ancien Premier ministre Hun Sen, père de l’actuel chef de l’Etat, avait demandé à ses forces de sécurité de «collaborer avec la police thaïlandaise» pour «le ramener mort ou vif» (ce qui laisse d’ailleurs supposer la présence d’agents cambodgiens opérant en Thaïlande)…
Echanges d’informations
D’autres n’ont pas eu cette chance. Fin 2024, six opposants cambodgiens installés en Thaïlande ont été renvoyés dans leur pays, où ils sont depuis sous les verrous pour «trahison». Un an plus tôt, un militant politique laotien fut assassiné en forêt dans l’est de la Thaïlande. Depuis plusieurs semaines, les ONG de défense des droits humains font pression sur les tribunaux thaïlandais pour éviter l’extradition d’un militant vietnamien des droits autochtones incarcéré à Bangkok depuis juin dernier. Fin février, sous la pression de Pékin, le gouvernement thaïlandais a déporté vers la Chine plus de 40 réfugiés ouïghours qui croupissaient depuis plus d’une décennie en centre de rétention administrative, au mépris du droit international.
Ces dernières années, des dizaines de militants fuyant la répression au Cambodge, au Laos, au Vietnam et en Thaïlande ont été renvoyés de force dans leur pays, ont disparu ou ont été tués. Sur le terrain, les ONG de défense des droits humains qui travaillent en Asie du Sud-Est alertent sur un problème endémique et une situation qui ne cesse de se détériorer à cause de la montée en puissance des régimes autoritaires de la région qui se durcissent «à travers la censure, les lois liberticides et la persécution des voix dissonantes, même au-delà de leurs frontières, en utilisant la « sécurité nationale » et le « terrorisme » comme prétextes», décrit Emilie Palamy Pradichit. La répression transnationale devient une extension de leur politique intérieure répressive.» Elle dénonce «l’instrumentalisation de la coopération sécuritaire entre ces Etats» leur permettant «un échange d’informations et ressources pour traquer les opposants politiques».
«Il est plus facile pour les autocraties de coopérer entre elles afin de contrôler leurs dissidents. Si ceux-ci se trouvent dans des Etats démocratiques, leur marge de manœuvre est moindre, note Alexander Dukalskis, professeur à l’University College Dublin et spécialiste des autoritarismes. Les autocrates perçoivent des risques communs –comme les partis d’opposition, les défenseurs de la démocratie ou les journalistes critiques– et peuvent accepter de contenir ces menaces les uns pour les autres.»
«L’Asean s’est muée en une sorte d’alliance dictatoriale, où il est davantage question de réprimer que de commercer.»
Lois non appliquées
Inquiet, le haut commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme Volker Türk a alerté, en juin 2024, sur l’émergence d’un «modèle de répression transnationale» en Asie du Sud-Est, où les gouvernements s’entraident pour intimider, arrêter et extrader la dissidence en exil. Selon les groupes de défense des droits de l’homme, il existe un accord tacite entre, notamment, le Laos, le Cambodge, le Vietnam et la Thaïlande autorisant leurs forces de sécurité respectives à poursuivre les dissidents de l’autre côté de la frontière. Publié il y a quelques mois par Human Rights Watch, un rapport détaillé dénonce la création d’un marché d’Etat à Etat impliquant un «échange de réfugiés et de dissidents» entre la Thaïlande et ses voisins. Au total, recense l’ONG Freedom House, plus de 150 personnes en Thaïlande ont été victimes de répression transnationale depuis 2014. Sans compter l’expulsion récente de milliers de migrants birmans, dont beaucoup fuient la conscription militaire imposée par la dictature militaire au pouvoir en Birmanie.
Le temps où la Thaïlande était un refuge pour les exilés des pays voisins et d’ailleurs semble révolu. Au fil des ans, le royaume est devenu un endroit de moins en moins sûr pour ceux qui fuient les persécutions. Certes, le pays n’a pas ratifié la Convention de Genève (1951) relative aux réfugiés et affirme ainsi qu’il n’a pas d’obligation juridique de les protéger sur son territoire, «ce qui lui permet de se soustraire à ses responsabilités envers les militants politiques cherchant asile», regrette Emilie Palamy Pradichit. Il n’empêche que la Thaïlande est partie à la Convention contre la torture (1987) et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Son Parlement a par ailleurs adopté en 2023 une législation sur la prévention de la torture et des disparitions forcées, incluant un principe de non-refoulement qui interdit le renvoi des individus vers des pays où ils risquent d’être torturés ou soumis à de graves violations de leurs droits fondamentaux.
«On a beau disposer d’une législation et d’outils censés protéger les réfugiés politiques, la réalité c’est qu’ils ne bénéficient d’aucune protection. Les enlèvements, disparitions et assassinats de militants se poursuivent sans que le gouvernement ne s’en soucie», souligne l’éminente défenseure des droits humains thaïlandaise Angkhana Neelapaijit, nommée sénatrice l’an passé. Elle fustige la déportation d’opposants, dans certains cas de mineurs, bénéficiant pourtant d’un statut de réfugiés politiques du HCR. «Tous ces actes de répression transnationale montrent bien que le mandat de protection du HCR est nul, se désole Emilie Palamy Pradichit. Résultat, des organisations comme la mienne se retrouvent à faire le travail des agences onusiennes: on prend des risques énormes à protéger et à cacher ces réfugiés politiques, à tout faire pour qu’ils ne soient pas arrêtés ou déportés.»
Si la non-ingérence est un principe phare de la charte de l’Association des pays du Sud-Est (Asean), qui regroupe dix Etats de la région, les affaires comme celles de Phorn Phanna ou du père de Chatchan Boonphawal témoignent d’un nouveau type de coopération répressive dans la région. «C’est Mad Max, on se croirait dans une dystopie sans foi ni loi. L’Asean s’est muée en une sorte d’alliance dictatoriale où il est davantage question de réprimer que de commercer», ironise Chatchan Boonphawal, souriant mais pessimiste. Peu d’espoir, dit-il, que justice soit un jour rendue pour les familles de disparus. A ses souvenirs, intacts, s’ajoute un endroit où il sait en revanche que personne ne pourra toucher à ses êtres chers: son avant-bras, sur lequel la dernière photo de famille aux côtés de son père encore en vie est tatouée à l’encre indélébile, gravée à jamais.