Un manifestant sur les grilles du siège du gouvernement en flammes à Katmandou, le 9 septembre. © Getty Images

Comment la génération Z au Népal a poussé la classe politique à «dégager»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

La génération Z de Katmandou a adressé un carton rouge aux politiques accrochés à leurs privilèges. Mais leur action ne garantit pas l’émergence de nouveaux partis ou de nouvelles personnalités.

Rarement, la pratique du «dégagisme», popularisée par les Printemps arabes dans les années 2010, aura été aussi radicale qu’au Népal. En deux jours, les 8 et 9 septembre, des milliers de jeunes ont pris d’assaut à Katmandou les sièges du Parlement et du gouvernement, des ministères, des résidences de ministres, des symboles du pouvoir oligarchique en place, un hôtel ou le bâtiment d’un groupe de presse, l’un et l’autre propriété d’un enfant d’un dignitaire. A l’origine de la révolte, le rejet de la classe politique traditionnelle et l’exaspération face à la corruption dont elle est responsable. Au terme de cette séquence violente, les émeutiers ont remporté une première victoire avec la nomination, grâce à la médiation du chef d’état-major des armées le général Ashok Raj Sigdel, de Sushila Karki comme Première ministre intérimaire. Personnalité indépendante, elle a été juge en chef de la Cour suprême de 2016 à 2017 et est la première femme à diriger le gouvernement.

Si elle est inspirée par des réalités régionales (la «révolution de la mousson» en juillet et août 2024 qui a abouti à la fuite de la Première ministre Sheikh Hasina au Bangladesh ou la révolte populaire contre… la corruption du pouvoir fin août-début septembre de cette année en Indonésie), la génération Z (NDLR: personnes nées entre la fin des années 1990 et le début des années 2010) népalaise envoie aussi un message à tous les dirigeants qui s’accrochent au pouvoir et qui s’en servent pour leurs intérêts. Voici, en cinq questions, les tenants et les aboutissants de cette révolte express au Népal.

1. Quelle est l’origine de la révolte?

Deux motivations ont été données pour expliquer la contestation populaire au Népal, les difficultés sociales résultant de la situation économique et la lutte contre une élite corrompue. Pour Marie Lecomte-Tilouine, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique en France (CNRS) et spécialiste de la région himalayenne, c’est la deuxième raison qui s’impose. «Les difficultés sociales ne sont pas particulièrement aiguës en ce moment. Le Népal s’en sort relativement bien économiquement. Il y a très clairement un mieux. La cause de la révolte réside dans le ras-le-bol à l’égard de la classe politique qui forme une sorte de clique. Les partis, même ceux aux idéologies totalement opposées, arrivent toujours à nouer des alliances juste pour conserver le pouvoir et les privilèges qui l’accompagnent.» Le gouvernement, cible directe de la génération Z, rassemblait quatre partis, dont les deux arrivés en tête des élections législatives en 2022: le Parti communiste du Népal (marxiste-léniniste unifié) et le parti du Congrès népalais. L’accord de coalition actuel conclu en juillet 2024 prévoyait un partage du poste de Premier ministre à mi-mandat. Celui qui était en fonction jusqu’à son éviction par la rue, Khadga Prasad Sharma Oli, avait déjà dirigé le gouvernement à deux reprises depuis 2015.

Marie Lecomte-Tilouine explique aussi que la révolte s’est déroulée en deux temps: au départ, le mouvement n’avait pas une ampleur si grande, mais la répression qui lui a été opposée le 8 septembre (NDLR: une vingtaine de morts le premier jour pour un bilan total de 51 morts et environ un millier de blessés) a conduit aux violences du 9 septembre. «En ciblant des sites précis, les manifestants ont envoyé un message très clair. Ils s’en sont pris au siège du gouvernement mais aussi aux ministres personellement, dans leur résidence principale, voire leur maison ancestrale dans les villages. Ils ont visé aussi les biens qu’eux ou leurs enfants, les fameux népo-babies (NDLR: nepotism baby) fortement décriés par la génération Z, avaient mal acquis, à savoir l’hôtel Hilton, propriété d’un fils de ministre, ou la tour du plus important groupe de médias au Népal, le Kantipur Media Group. Sur ces actions se sont probablement greffées celles d’autres groupes mécontents comme les royalistes, ou celles de pillards.»

Balendra Shah, le maire de Katmandou, a soutenu la contestation de la génération Z. © ZUMA Press

2. Pourquoi les jeunes ?

Le 4 septembre, face aux protestations naissantes exprimées sur les réseaux sociaux par les hasthags #nepo-kids ou #nepo-babies dénoncant l’exhibition par les fils et filles des dignitaires du régime de leur train de vie luxueux, les autorités népalaises ont bloqué 26 plateformes, parmi lesquelles Instagram, Facebook, X, YouTube, Signal, LinkedIn ou WhatsApp. «Cette décision a été un élément supplémentaire de mobilisation des jeunes, avance Marie Lecomte-Tilouine. Ils ont considéré que c’était une façon d’empiéter sur leur liberté d’expression et, surtout, de couper leur outil de communication privilégié. Cela leur a semblé inadmissible et cela a sans doute provoqué en partie le mouvement du 8 septembre. Mais le 9 septembre, jour de l’action décisive, on n’entendait plus du tout parler de la fermeture des réseaux sociaux. Tous les mots d’ordre dénonçaient la corruption

La violence de la réaction du 9 septembre se justifie encore par la répression exercée la veille par la police. «Ce sont des jeunes qui ont été tués au premier jour de la contestation, même des gamins en uniforme scolaire sur lesquels la police a tiré. Or, cette action ne justifiait pas une telle répression, s’offusque la directrice de recherche au CNRS. Avec l’élan de la jeunesse, ils ont réussi ensuite à traverser les barrières de sécurité pour se rendre au Parlement. Ils s’en sont pris à la police; des commissariats ont été attaqués; trois policiers figurent parmi les personnes tuées. Mais on a vu aussi des signes de fraternisation avec des policiers. Lors de leur « rallye de la victoire », sur la grande avenue de Katmandou, des jeunes sont juchés sur un blindé de la police à côté de policiers. C’est sans doute le résultat d’un effet générationnel; beaucoup de policiers et de militaires sont très jeunes au Népal.»

«Le 9 septembre, jour de l’action décisive, tous les mots d’ordre dénonçaient la corruption.»

3. L’émergence de nouvelles figures?

Si le choix de la Première ministre Sushila Karki répond à une attente des manifestants de la génération Z de voir une personne intègre et neutre assurer la transition, leur demande pour la gestion du pays à long terme est plus large et passe à coup sûr par un renouvellement de la classe politique. Dans cette perspective, une figure émerge avec insistance sur la scène, celle du maire de Katmandou, Balendra Shah, 35 ans, ingénieur de formation et ancien rappeur. Depuis son accession à la tête de la capitale en mai 2022, il s’est illustré par son opposition aux familles puissantes, de quoi séduire la jeunesse lassée des prébendes de l’élite.

«Une de ses premières actions en tant que maire fut de consulter la carte des terrains communaux et de s’apercevoir que dans un quartier très huppé, le cours d’une petite rivière avait été modifié et mis en canalisation, et que des habitants s’étaient accaparés ces terres, détaille Marie Lecomte-Tilouine. Il a donc demandé à chacun d’entre eux, riches et puissants, de détruire le mur de leur propriété et de restituer à la ville ce qui lui revenait. Il a lui-même pris le volant d’un bulldozer pour commencer les travaux de destruction. Les propriétaires n’étaient pas habitués à ce que l’on les traite de cette façon. Comme il s’est de suite positionné comme quelqu’un qui ne copinerait pas avec les riches en tant que responsable élu, Balendra Shah est devenu une idole des jeunes. Il est d’ailleurs une des rares personnalités politiques à avoir soutenu dès le début la contestation de la génération Z.»

Mais pour la spécialiste du Népal, il n’est pas sûr que Balendra Shah consente à jouer un rôle dans la séquence actuelle, même si les contestataires aspirent à voir ce genre de personnalités prendre les rênes du pouvoir pour tenter de résoudre les problèmes concrets de la population.

Des écolières en uniforme lors de la mobilisation du 8 septembre au Népal contre la corruption. © Getty Images

4. Pourquoi les partis sont-ils décriés?

Au-delà des questions de personnes, la stabilisation du Népal passe aussi peut-être par une évolution des partis politiques. Que le principal rival des dirigeants de ces dernières années et icône reconnue de la jeunesse, Balendra Shah, ne soit affilié à aucune formation illustre cette aspiration à «autre chose». Un sentiment d’autant plus profond que l’image des partis est écornée par les expériences passées. Et pas seulement par «les petits arrangements entre amis» de la période contemporaine.

«Des membres de la génération Z ont une attirance pour le jeune prince. Mais ils ne sont pas majoritaires.»

«Les partis politiques ont une existence assez brève au Népal. Jusqu’au début des années 1950, il n’y en avait pas. Le régime était autoritaire. Et quand la monarchie a été restaurée par l’Inde en 1951, celle-ci a eu pour mission de démocratiser le pays et de permettre la création de partis politiques, rappelle la spécialiste de la région himalayenne. Très vite cependant, un antagonisme violent est né entre ceux-ci et le souverain de l’époque, ce qui a eu pour conséquence qu’il les a bannis. Ils n’ont plus eu d’existence entre 1960 et 1990. Une forme de «démocratie basique» a été mise en place, avec dès 1960, le suffrage universel pour les hommes et pour les femmes à partir de 18 ans, mais sans parti politique. L’héritage de l’histoire fait que les partis ont une connotation négative au Népal. En 1990, les jeunes ont néanmoins obtenu qu’ils soient à nouveau autorisés. Il n’empêche qu’ils n’ont que 35 ans d’existence (dans la période contemporaine) et que beaucoup considèrent qu’il y a plus de corruption aujourd’hui qu’il n’y en avait à l’époque de la monarchie. Je travaille beaucoup en milieu rural. Et là après la chute de la monarchie en 2008, j’ai entendu de nombreux villageois me dire « Maintenant, à la place d’une personne corrompue, on en a 600 », le nombre de parlementaires…»

5. Quid des royalistes?

Les royalistes pourraient-ils tirer profit de la situation pour booster le mouvement pro-monarchie? Le parti qui les représente, le Parti national démocratique, n’a obtenu que 5,58% des suffrages lors des élections légistalives de 2022. Le dernier roi en exercice, qui a régné de 2001 à l’abolition de la monarchie en 2008, Gyanendra Shah, est rentré au pays en mars de cette année, accueilli par des milliers de partisans. Et le soutien à la restauration de la monarchie semble avoir progressé ces derniers mois. De là à ce que le prince Hridayendra Bir Bikram Shah Dev, petit-fils de Gyanendra Shah, âgé de 23 ans et apprécié par une partie de la jeunesse, puisse représenter une alternative, c’est assurément trop hâtif de l’imaginer.

«La monarchie a été abolie de manière pas forcément très judicieuse en 2008. Il n’y a eu ni référendum ni quelconque consultation sur cette question. C’est l’Assemblée constituante qui a déclaré l’abolition. Ceux nés après 1997 qui forment la génération Z d’aujourd’hui étaient encore des gamins en 2008. Ils n’ont donc pas vraiment connu la monarchie. Certains ont une attirance pour le jeune prince. Mais ils ne sont pas majoritaires», décrypte Marie Lecomte-Tilouine.

L’avenir du Népal reste donc incertain. Sur quelle configuration politique débouchera la transition, entre le président Ram Chandra Poudel, «vestige» de la classe politique ancienne mouture, et les jeunes descendus dans les rues qui ont acquis un redoutable pouvoir d’influence? Mystère à Katmandou.

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