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La vie quotidienne au temps de la «narco-pandémie» dans le Sinaloa au Mexique (reportage)

Depuis septembre 2024, cet Etat du nord-ouest du pays s’enlise dans une vague de violences sans précédent entre groupes criminels rivaux, eux-mêmes confrontés aux forces de sécurité. Reportage.

Une tête sur un trottoir, laissée à la vue des passants. La scène se déroule dans la nuit du 24 au 25 mars en face d’une importante galerie commerciale du centre de Culiacán. Horrifié et la voix trahissant une certaine lassitude, un automobiliste immortalise la macabre découverte avant d’alerter une patrouille de police qui tient un barrage à quelques centaines de mètres. Devenue virale dans les heures qui ont suivi, la vidéo a vite été noyée sous le flux de contenus semblables publiés sur les réseaux sociaux. Ils sont catalogués avec des mots clés comme «insécurité», «narco-pandémie» ou «Culiacanazo», une expression inventée pour décrire la violence à Culiacán. Dans une version plus sanglante, les membres du clan de la «Mayiza», en référence au chef criminel Ismael Zambada, alias «El Mayo», ont mis en ligne, sans filtre, la vidéo de la décapitation.

L’avertissement était clair pour quiconque. Mais les enquêteurs ont de surcroît trouvé un message de haine sur la scène de crime directement adressé aux «Chapitos», les partisans des fils du célèbre narcotrafiquant «El Chapo» Guzmán. Dans un registre plus guerrier encore, l’attaque d’un centre de désintoxication, aux premières heures du 7 avril, a, elle, fait neuf victimes. Un massacre attribué à un commando des «Chapitos», mais qui ne représente qu’un des exemples de violences qui ont frappé quotidiennement la région depuis septembre 2024. Nés de la même organisation criminelle, ces deux factions désormais rivales du cartel du Pacifique, aussi connu sous le nom de cartel du Sinaloa, se livrent une guerre sans merci pour le contrôle de ce territoire au nord-ouest du Mexique.

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Carjacké en pleine après-midi

En huit mois, les affrontements dans l’Etat de Sinaloa et notamment à Culiacán, sa capitale, ont fait plus de 1.000 morts, dont de nombreux civils. «Tout est aléatoire, ici. Je crois qu’il nous est tous arrivé quelque chose», confie Diego García Heredia au volant de son 4×4 poussiéreux. Tous les matins, il traverse la ville pour se rendre au centre de réhabilitation pour animaux sauvés du braconnage dont il est le responsable, à une dizaine de kilomètres du centre de Culiacán. «Nos habitudes ont changé; on vit dans la peur, dit-il en ralentissant à l’approche d’un point de contrôle. Le matin, on regarde les informations pour savoir si on peut sortir et s’il n’y a pas d’attaque ou de fusillade en cours là où on va.»

Pour se rendre à son lieu de travail, le trajet de Diego García Heredia est ponctué de nombreux barrages de la police et de l’armée, cinq ce jour-là. Bien qu’arrivés tardivement, ces dispositifs sécuritaires sont salués par une grande partie des 800.000 habitants de Culiacán, qui se disent rassurés. Mais notre guide trahit des signes d’anxiété à la vue d’autant d’armes, ce qui ne manque pas d’interpeller un agent. «C’est parce que je me suis fait braquer voici quelques semaines, et je vous ai vu la main sur votre arme», se justifie Diego García Heredia en arborant un sourire nerveux. «On est pourtant bien identifiables, répond le policier. Mais pas de problème, vous pouvez avancer.» L’incident auquel il fait référence est d’autant plus inquiétant qu’il a eu lieu en pleine après-midi sur une route fréquentée. «Une voiture est apparue de nulle part, et ils m’ont braqué à l’arme lourde, se souvient-il. Ils m’ont dit de descendre, et de leur donner mon téléphone, mon portefeuille et les clés de la camionnette. J’ai levé les mains en l’air pour qu’ils ne se sentent pas menacés et n’ouvrent pas le feu.»

A Culiacán, des dizaines de véhicules sont ainsi volés tous les jours par des organisations criminelles. Dans les premiers mois du conflit, il n’était pas rare de voir patrouiller des groupes armés dans les rues de certains quartiers avec les 4×4 ou camionnettes de type pick-up fraîchement dérobés. Malgré la violence des faits et les traumatismes causés, ce genre d’attaque s’est complètement banalisé. Un constat que partage Diego García Heredia: «Ce matin avec ma femme, on a entendu des coups de feu avant d’emmener les enfants à l’école et on a tout de même pris le risque de sortir, reconnaît le père de famille. C’est mal, mais on finit par s’habituer et à sortir malgré les fusillades proches.» 

«Le matin, on regarde les informations pour savoir s’il n’y a pas d’attaque ou de fusillade là où on va.»

Difficile retour à la normale

La résilience des habitants du Sinaloa est saluée dans tout le Mexique. Mais de nombreux «Sinaloenses» ont en réalité du mal à accepter cette réputation. «Dans les documentaires, on parle de « Culiacanazos » pour décrire la violence, comme si Culiacán n’était pas un vrai lieu avec de vrais problèmes», s’indigne Guadalupe, une étudiante de 22 ans qui tient un petit stand d’autocollants pour arrondir ses fins de mois précaires. Plus de 12.000 personnes ont perdu leur emploi à cause de la crise sécuritaire.

Malgré tout, les habitants se réapproprient peu à peu certains espaces. C’est le cas de la promenade du Malecón, au bord du fleuve qui traverse Culiacán, fort fréquentée par des familles en fin de semaine. Installée à proximité, Guadalupe profite de l’atmosphère en apparence détendue mais ne se dit pas rassurée pour autant: «Le danger est permanent, et c’est effrayant, stressant et usant à vivre. Mais cela dure depuis plus de six mois. Alors, on est obligé d’essayer de reprendre une vie normale

Au moins 38 écoles et la plupart des universités de Culiacán ont fermé leurs portes pendant plusieurs mois jusqu’à la fin de février. Les horaires sont désormais aménagés pour permettre aux étudiants de rentrer chez eux avant la nuit. D’une manière générale, la plupart des commerces ferment vers 18 heures et les rues se vident au coucher du soleil, malgré une récente tentative de la mairie pour soutenir un retour à la normale et une reprise de la vie nocturne.

Une manifestation de proches de disparus, conséquence du trafic de drogue, à Culiacán. © AFP via Getty Images

L’influence des Etats-Unis

Entré dans l’usage commun, l’expression «Culiacanazo» faisait à l’origine référence à deux vagues de violences, en 2019 et en 2023. La première a suivi l’interpellation ratée d’Ovidio Guzmán, l’un des fils d’«El Chapo», par les autorités mexicaines. La seconde s’est développée après son arrestation effective et son extradition vers les Etats-Unis. Ces deux opérations ont embrasé le Sinaloa et les affrontements entre groupes criminels et les forces de sécurité ont alors fait 43 morts.

«La violence est une constante au Sinaloa et à Culiacán, mais le niveau de saccage que l’on voit aujourd’hui n’est pas normal, analyse David Moreno, professeur à l’université autonome d’Occident de Culiacán et spécialiste des questions de violences et de sécurité. C’est inédit et cela explique la bataille entre ces groupes pour diriger la plus grande organisation criminelle au monde.» La crise sécuritaire en cours a démarré avec un événement, l’arrestation d’Ismael «El Mayo» Zambada en juillet 2024 par les autorités américaines. Il a été appréhendé dans un aéroport proche d’El Paso, au Texas, où il s’était rendu à la demande d’un des fils d’«El Chapo». Rapidement, la fuite d’images montrant Ovidio Guzmán serrer la main d’agents étatsuniens a confirmé les suspicions du camp d’«El Mayo»: il s’agissait d’un piège tendu par les «Chapitos».

«C’est curieux mais on oublie certains acteurs dans le narratif du narcotrafic, fait remarquer le Dr. Moreno. On ne peut pas comprendre la situation sans parler des Etats-Unis et de leur usage politique du narcotrafic pour faire pression sur le Mexique.» Si le jeune gouvernement de Claudia Sheinbaum, entré en fonction en octobre 2024, a impulsé une réponse forte à l’insécurité au Sinaloa, il est évident que les actions de Washington ont mis Mexico dans une situation délicate. Sans s’en cacher, la présidente a envoyé plus de 10.000 membres de l’armée et de la Garde nationale. Elle a rompu ainsi avec la stratégie passive de son prédécesseur, Andrés Manuel López Obrador, qui prônait une politique «des accolades, pas des fusillades», son slogan, pour s’attaquer aux causes sociales de la violence, la pauvreté en premier.

Stress post-traumatique

Certains présentent la situation comme un énième «Culiacanazo». Mais, dès les premiers signes qu’elle allait s’éterniser, une autre expression a fait florès: la «narco-pandémie». Une piste pour expliquer le sens premier de ce terme serait la dimension tentaculaire des organisations criminelles dont l’infiltration dans les sphères économiques, politiques et la capacité de recrutement sont largement démontrées. Le seul cartel du Sinaloa compterait plus de 26.000 membres entre les deux factions rivales, selon l’Agence américaine de contrôle des drogues (DEA). Certaines estimations avancent que 175.000 personnes travaillent pour un groupe du crime organisé au Mexique, ce qui en ferait le cinquième employeur du pays.

Aujourd’hui, la gravité de la situation est admise par l’ensemble de la société mais le processus a pris du temps. Entre deux ventes à des passants sur le Malecón, Guadalupe admet ne pas avoir directement pu comprendre l’ampleur des événements autour d’elle. «Les médias ne disaient rien, on avait l’impression qu’il ne se passait rien, alors qu’avec le bouche-à-oreille et les réseaux sociaux, on commençait à entendre parler des fusillades. Donc, on ne savait pas bien qui croire.»

A l’université autonome de Sinaloa, Cesar Burgos confirme ce constat. Ce professeur enseigne la psychologie sociale et dirige un laboratoire qui étudie les effets de la violence du trafic de drogue sur la population. «Les médias écartent l’idée de guerre et refusent de parler de terrorisme», avance-t-il. Pourtant, le fait de vivre presque confiné, comme aux pires moments de la crise du Covid, et d’évoluer dans une peur constante laisse des traces. Avant cette «narco-pandémie», l’Institut mexicain d’enquête sur la santé et la nutrition indiquait déjà qu’au Sinaloa, plus d’un adulte sur cinq souffrait de syndrome de stress post-traumatique. Tout porte à croire que cette statistique, non encore actualisée, est en augmentation. «Dans nos entretiens, on remarque énormément de peur, de stress, d’anxiété et de panique généralisée, affirme Cesar Burgos. Les plus jeunes grandissent dans des espaces où la violence, la militarisation et les armes sont très présentes.»

«Les médias écartent l’idée de guerre et refusent de parler de terrorisme.»

Le drame des disparus

Au Mexique, la violence engendre toujours d’autres drames, moins visibles que les homicides dans les statistiques. Le phénomène des disparitions forcées est une constante mais, avec la crise sécuritaire, le Sinaloa a recensé plus de 1.000 cas ces sept derniers mois. En bord de route, aux abords d’une sortie au sud de Culiacán, des proches de personnes disparues cherchent eux-mêmes des traces de leurs êtres chers à l’aide de pelles et de sondes. Reynalda Chavira, la fondatrice du collectif de recherche Madres en lucha, a reçu un signalement anonyme à propos de cet emplacement. «On a trouvé des restes calcinés et des fragments de phalanges», précise-t-elle.

«L’identification de restes humains est toujours hasardeuse avec les plus de 126.000 dossiers de disparition recensés à travers le Mexique.»

En combinaison blanche, la police scientifique prélève les ossements déterrés ainsi qu’une balle de gros calibre retrouvée à proximité. Pourtant, l’identification de restes humains est toujours hasardeuse avec les plus de 126.000 dossiers de disparition recensés à travers le Mexique et le manque de moyens dédiés à l’expertise médico-légale. Si elle cherche son fils, Javier, depuis cinq ans, Reynalda Chavira constate que la crise des disparus s’aggrave avec le temps. «On est passé d’un collectif de quinze à 20 personnes à un groupe de presque 40. On vit véritablement avec la crainte de l’extermination depuis qu’a commencé cette situation de guerre.»

La guerre dont parle la «mère chercheuse» n’est pas la «narco-pandémie» actuelle mais la lutte contre le narcotrafic engagée par le président Felipe Calderón en 2006. Au moins 400.000 personnes, dont de nombreux civils, sont morts dans le cadre de cette guerre apparemment sans fin.

Par Julien Delacourt, à Culiacán

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