Casser pour reconstruire à son image, tel semble être la ligne de conduite du président des Etats-Unis en politique intérieure comme extérieure. Avec la peur comme moyen d’imposer ses volontés.
Limoger des milliers de fonctionnaires dans des administrations jugées inutiles, expulser des milliers d’étrangers sans papiers ou pas, museler la justice grâce au concours de juges partisans de la Cour suprême, tordre le bras de partenaires commerciaux pour instaurer des droits de douane plus favorables, faire mine de régler neuf conflits dans le monde sans en résoudre les fondements…: c’est à un tourbillon de changements que Donald Trump a soumis l’Amérique depuis son entrée en fonction en janvier de cette année. En cela, il respecte les promesses sur lesquelles il avait forgé sa victoire à l’élection présidentielle du 5 novembre 2024. Alors que les démocrates, eux, ne semblent pas encore avoir surmonté leur échec.
A un an d’élections décisives pour la deuxième partie du mandat, Richard Werly, journaliste et auteur de Cette Amérique qui nous déteste (1), développe les conséquences de la politique trumpienne.
Vous expliquez combien Donald Trump a réduit les freins administratifs et politiques à son pouvoir, a-t-il le champ libre pour imposer sa façon de diriger?
Absolument. Il y a un symbole qui le confirme graphiquement, la démolition de l’aile est de la Maison-Blanche pour faire une salle de bal. Il ne s’agit pas, comme on le voit dans différents bâtiments présidentiels, d’une rénovation, il s’agit d’une démolition. Donald Trump veut «casser» pour reconstruire à son image, en l’occurrence une salle de bal copiée sans doute sur celle de sa résidence de Mar-a-Lago en Floride. C’est très révélateur. La marque de ces premiers mois de présidence Trump, c’est qu’il a cassé tous les obstacles à un pouvoir que ceux qui sont inquiets qualifieront d’«autoritaire illibéral», et que ses partisans définiront comme efficace. Il a cassé tout ce qu’il considère comme des obstacles à la mise en œuvre de ce qu’il veut faire. Il ne supporte pas les contre-pouvoirs. Il les élimine un à un, à commencer par les médias.
Dans sa logique, il doit impérativement réaliser tout ce qu’il veut faire d’essentiel avant les élections de mi-mandat en novembre 2026. Il sait que le balancier électoral peut changer à ce moment-là. Il faut vraiment insister sur ce point parce qu’en Europe, on ne se rend pas compte que si, en revanche, le Parti républicain devait, notamment grâce aux bons résultats économiques, conserver le pouvoir dans les deux chambres en novembre 2026, alors la deuxième partie du mandat de Donald Trump sera apocalyptique.
Gouverner par la peur
Cela surpassera tout ce qu’il aura mis en œuvre pendant les deux premières années de son mandat?
J’en suis convaincu. S’il réussit à remporter les élections de mi-mandat, il n’aura qu’une idée en tête: devenir le président des Etats-Unis le plus autoritaire, le plus «tout»… Les institutions et la démocratie américaines seront alors en vrai danger.
Donald Trump gouverne-t-il par la peur aux plans intérieur et international?
C’est incontestable. Regardez le bilan depuis neuf mois. Toutes ses décisions sont marquées par la peur ou par des symboles qui visent à instiller la peur. Je vous donne quatre exemples. Le Doge, le Département de l’efficacité gouvernementale: pendant les mois où il a exercé cette fonction, Elon Musk s’est littéralement comporté comme un animal avec une tronçonneuse. Tous ses gestes visaient à faire peur aux fonctionnaires. Ce n’est pas une réforme qui a été discutée avec des syndicats ou d’autres partenaires… Il s’est agi d’un élagage au sens strict du terme. Deuxième exemple, le lendemain de son investiture, Donald Trump décide de renommer le golfe du Mexique en Golfe des Amériques. Couplé avec ses revendications sur le Groenland et le Canada, cela veut bien dire ce que cela veut dire: «Faites gaffe. Partout en Amérique, vous êtes chez moi.» Il a clairement utilisé la peur. La manœuvre n’a pas marché jusqu’à présent. Mais le fait est qu’il y croit. Troisième situation: les relations commerciales avec tous ses partenaires. Il a menacé de les «pulvériser» de manière à ce qu’ils acceptent ensuite un deal souvent très favorable aux Etats-Unis. Le seul Etat sur lequel le discours de peur de Trump n’a pas fonctionné, puisque la négociation est toujours en cours, c’est la Chine. Enfin, dernier exemple, la diffusion par Donald Trump de cette vidéo où, depuis un avion, il largue des excréments sur les manifestants réunis le 18 octobre dans plusieurs villes pour s’opposer à sa politique. Vous me rétorquerez que c’est ridicule et que personne ne le prend au sérieux. Je ne le crois pas du tout. Il veut, pardonnez-moi l’expression, déverser de la merde sur tous ceux qui s’opposent à lui. J’y verrais aussi une métaphore pour les Européens. Je ne serais pas surpris qu’un jour, il diffuse une deuxième vidéo où il fera la même chose sur une réunion du Conseil européen depuis un F-35, ce qui serait ironique puisque de nombreux Etats européens en sont équipés.
Réduire l’Europe à un marché
Pourquoi une partie de la population des Etats-Unis déteste-t-elle l’Europe?
Cette Amérique nous déteste pour deux raisons essentielles. La première, que j’ai identifiée au contact de l’Américain moyen, est que l’Europe représente aujourd’hui tout ce qui est synonyme de faiblesse pour l’Amérique Maga travaillée au corps par le trumpisme. C’est une Amérique qui fait l’éloge de la force dans tous les domaines, y compris personnel avec l’éloge du virilisme, des arts martiaux, du MMA, etc. Pour elle, l’Europe est faible dans ses rapports avec les autres pays, faible par rapport aux Etats-Unis puisqu’elle n’a jamais assumé sa sécurité, faible par rapport à l’islam, au wokisme et à la question, essentielle pour elle, de l’identité et des frontières.
La deuxième raison, je l’ai observée auprès d’hommes d’affaires ou d’entrepreneurs de la Silicon Valley. Leur détestation est commerciale. Ces Américains-là, qui ont besoin du marché européen pour être rentables, ne veulent absolument pas que les Européens s’émancipent, pour l’essentiel dans le domaine numérique. Ils veulent donc que nous restions des consommateurs addicts à leur technologie et à leurs solutions parce que c’est la condition de leur survie et de leurs profits. Donc, être Européen aujourd’hui aux Etats-Unis, c’est être un faible et une proie.

Pour les Américains dont la détestation est motivée par des considérations commerciales, est-ce l’Europe des règles, des normes et du droit qui les hérisse?
L’Amérique Maga a trois couches, en quelque sorte. La première est populaire: c’est l’Amérique des mâles dominants, quelles que soient les communautés, plutôt chrétienne et conservatrice sur les valeurs. La deuxième couche est celle des entrepreneurs, propriétaires de petites ou moyennes entreprises, avocats…: ils gagnent de l’argent à la sueur de leur front. La troisième est celle des dirigeants, des idéologues, et des magnats du style d’Elon Musk: ils ont beaucoup de pouvoir et d’argent. Pour ces derniers, les normes européennes et la volonté des Européens de se protéger est intolérable. Pour deux raisons. D’abord parce qu’ils sont convaincus qu’ils sont des visionnaires, que eux ont investi et innové, et que par conséquent, si les Européens n’ont pas innové, ils n’ont pas à les empêcher, eux, de prospérer. C’est un discours plus subtil que le discours capitaliste classique. Pour eux, les Européens voudraient non seulement profiter de leurs innovations mais en plus les empêcher de gagner de l’argent. Et pour ceux qui connaissent l’Europe, elle leur apparaît trop complexe et trop intrusive fiscalement. Pour ces entrepreneurs, l’Europe est l’incarnation de l’Etat grippe-sou.
Quel est l’objectif du gouvernement américain dans l’entretien de cette détestation de l’Europe?
Casser l’Europe. D’abord, casser la capacité des Européens à résister au rouleau compresseur commercial américain. Donald Trump n’a jamais varié d’idée: on doit lui acheter des produits américains, en particulier numériques. Il veut absolument empêcher, et il a réussi jusqu’à présent, que l’Europe mette en place de vraies barrières tarifaires ou fiscales contre les géants du numérique. Le deuxième objectif que poursuit Donald Trump, c’est de pouvoir être le «maître du monde occidental». Il estime qu’il est le patron de l’Occident, au sens presque mafieux du terme, c’est-à-dire le parrain. Tous les Blancs occidentaux chrétiens, hormis les Russes, lui devraient allégeance. Nous, Européens, nous n’arrivons pas à nous faire à cette idée-là. Nous continuons à penser qu’il existe une autre Amérique qui va se réveiller, que les quelque sept millions de manifestants, le 18 octobre dans les rues des grandes villes des Etats-Unis, au fond, c’est cela l’Amérique. Malheureusement, au moment où l’on parle, je n’en suis pas sûr.
Humilier par les tarifs douaniers
Ce que vous appelez le «syndrome de Turnberry», du nom du golf où a eu lieu la rencontre entre Donald Trump et Ursula von der Leyen pour sceller l’accord sur les tarifs douaniers entre Américains et Européens, illustre-t-il cette domination des Etats-Unis?
Dans le «syndrome de Turnberry», qu’est-ce qui est frappant? Ce n’est pas tellement l’accord lui-même. Il n’est pas bon pour l’Union européenne, mais il donne de la visibilité aux entrepreneurs européens qui en avaient besoin. On peut même argumenter que 15% de droits de douane, ce n’est pas si grave… Ce qui est grave, c’est l’attitude d’Ursula von der Leyen. Le fait qu’elle ait accepté, sans que personne ne s’y oppose, d’aller finaliser un accord sur le terrain de golf privé de Donald Trump dans un pays, de surcroît, qui n’est plus membre de l’Union européenne. C’est dingue. Et ensuite, elle prend la parole et elle dit textuellement: «Il était normal de rééquilibrer nos relations commerciales avec les Etats-Unis parce que nous avions profité d’eux.» Mais on rêve. Elle parle à un type qui a passé sa vie, en tant qu’entrepreneur, à profiter de tout le monde et à l’assumer et elle déclare qu’il était normal que la relation commerciale avec les Etats-Unis se rééquilibre. Mais il n’était pas du tout normal de le faire. Le commerce, c’est comme la vie, il y a des hauts, il y a des bas, les uns profitent, les autres ne profitent pas. C’est comme si nous étions coupables d’avoir exploité les Etats-Unis. C’est fou. C’est cela «le syndrome de Turnberry», le moment où l’allégeance devient confession et humiliation.

L’Europe doit-elle prendre davantage de risques et aller jusqu’à faire sécession de son alliance avec les Etats-Unis?
Nous avons une grande difficulté. Aujourd’hui, pour une bonne partie des citoyens et des gouvernements européens, Donald Trump ne nous déteste pas, il nous aime. C’est une réalité que l’on doit prendre en compte. Les uns parce qu’ils préfèrent être des «vassaux heureux» de Donald Trump, les autres parce qu’ils pensent comme lui. Pour moi, l’Europe doit se rendre compte que l’Amérique, celle que ceux qui ont plus de 30 ans ont considérée comme une grande sœur, est en train de disparaître. Les Européens doivent faire leur révolution culturelle. Ils doivent comprendre que les Etats-Unis ne sont plus cette puissance qui nous doit quelque chose. Il y avait cette idée sous-jacente que l’alliance avec l’Amérique serait toujours solide parce qu’au fond, elle nous devait son existence. C’est fini.
La deuxième réaction à avoir est d’identifier les secteurs absolument névralgiques dont on ne doit plus se laisser déposséder par les Américains, notamment tout ce qui est numérique. Il faut se mettre en ordre de bataille, sinon on deviendra les domestiques des Etats-Unis. Ce n’est pas un hasard si la Russie et la Chine ont mis sous barricade leur Internet et créé des frontières numériques. Ce n’est pas seulement pour préserver leur pouvoir et empêcher les dissidences. Elles ont compris que leur avenir existentiel réside dans les données numériques. Si on veut survivre en tant qu’Européens indépendants, il faut être capables de tenir tête aux Etats-Unis sur le numérique. La grosse difficulté pour y parvenir, c’est que les Européens n’ont pas d’argent.
Enrichir les industries américaines
Vous n’êtes pas optimiste sur la capacité de sursaut des Européens?
Qu’est-ce qui est en train de se passer? Par le biais des commandes militaires, les Européens donnent une manne financière colossale à des géants américains de l’armement, Northrop-Grumman, Raytheon, Lookheed Martin, etc. Ces entreprises sont toutes en lien avec les géants de la tech de la Silicon Valley. L’histoire l’a montré, celle-ci s’est développée très largement grâce aux commandes militaires. Il y a un lien direct entre la richesse du secteur de l’armement aux Etats-Unis et l’innovation technologique. Aujourd’hui, l’Europe est en train d’enrichir plein pot ces gens. Raytheon qui fabrique les Patriot ne peut même plus assurer les commandes. Lookheed Martin qui produit les avions F-35 annonce qu’ils vont être en retard et plus chers, etc. Donald Trump l’a bien compris, s’il y a quelque chose qu’il comprend, c’est l’argent. Il est en train d’appauvrir l’Europe pour la rendre plus esclave.

Le concept de monde occidental survivra-t-il à ces tensions?
Je n’ai pas la réponse. Je veux croire qu’il peut y avoir un sursaut européen et américain. Je suis à peu près convaincu que les Américains qui aiment l’Europe pour ce qu’elle essaye de représenter attendent que l’on résiste. Si on ne résiste pas, on les sacrifiera aussi.
(1) Cette Amérique qui nous déteste, par Richard Werly, Nevicata, 192 p.«Si Trump gagne les élections de mid-term, la deuxième partie de son mandat sera apocalyptique.»
«Etre Européen aujourd’hui aux Etats-Unis, c’est être un faible et être une proie.»