Sur les droits de douane et sur l’immigration, Donald Trump a tranché contre les intérêts de la Silicon Valley. Avantage à la «branche Bannon» de la coalition, constate l’historienne Maya Kandel.
Chercheuse associée à l’université Sorbonne Nouvelle Paris 3, spécialiste des Etats-Unis, l’historienne Maya Kandel publie Une première histoire du trumpisme (1), une plongée passionnante dans l’idéologie du président des Etats-Unis et son évolution d’un mandat à l’autre. Quand le décryptage du passé éclaire le présent.
On se trompe si on ramène le trumpisme à un fascisme, écrivez-vous. Qu’est-ce que le trumpisme? Un populisme?
J’ai souvent trouvé que qualifier le trumpisme de fascisme avait tendance à fermer la discussion. Du moins, cela peut empêcher d’aller plus loin dans l’analyse et dans les spécificités du phénomène. Cela étant, je reconnais que Donald Trump a besoin du racisme et de différents ressorts fascistes pour gagner à chaque fois les primaires républicaines. Quand il affirme que «les immigrés empoisonnent le sang du pays», c’est évidemment une rhétorique fasciste, qu’on peut retrouver dans Mein Kampf d’Hitler. A l’origine, en 2016, le trumpisme est d’abord une révolte populiste de la base des électeurs républicains contre les élites du parti. On retrouve cette dimension au fil de ses trois campagnes présidentielles. Même en 2024, Donald Trump arrive à incarner ce sentiment antisystème alors qu’il a tout de même été quatre ans au pouvoir. Aujourd’hui, les républicains dominent absolument tous les leviers de pouvoir, mais aussi la sphère médiatique. Je définis le trumpisme de manière assez large. Le fait de mettre un «isme» signifie que c’est vraiment un mouvement politique qui a transformé le Parti républicain, le Parti démocrate, la politique intérieure et la politique étrangère des Etats-Unis. Mais il y a toujours «Trump» dans le trumpisme. Il reste le facteur perturbateur. Le trumpisme est la rencontre entre les intuitions de Donald Trump qui ont été progressivement théorisées et des électeurs qui illustrent la transformation des Etats-Unis depuis les attentats du 11-Septembre.
«Le projet de Trump prend le contrepied des piliers qui définissaient le Parti républicain depuis Reagan.»
Quel rôle joue le mouvement des nationaux-conservateurs dans le trumpisme, et, en particulier, dans le deuxième mandat de Donald Trump?
C’est un élément important et un des apports du livre. Depuis 2019, j’ai suivi l’éclosion de ce mouvement, participé à ses conférences, à ses réunions, et discuté avec ses membres. Dès la fin de 2016, un certain nombre d’intellectuels conservateurs ont fait le constat que Donald Trump avait redéfini le socle du Parti républicain et ont entrepris de théoriser ce changement. Son projet prend le contrepied des piliers qui définissaient le parti depuis la présidence de Ronald Reagan (NDLR: de 1981 à 1989), à savoir le libre-échange, une politique étrangère interventionniste et une ouverture à l’immigration.
Quand Trump perd les élections en 2020, des membres de son administration vont créer de nouveaux centres de réflexion pour préparer son retour et donc, un programme. Au fur et à mesure, ce mouvement national-conservateur va agréger toutes les composantes de cette galaxie –les intellectuels, les centres de réflexion, les nouveaux think tank, jusqu’à la Fondation Heritage, qui en est vraiment le poids lourd. Depuis les années 1970, celle-ci prépare, pour chaque administration républicaine, une forme de programme. Le dernier, c’est le «Projet 2025», un document de plus de 900 pages, que Donald Trump a rejeté pendant la campagne électorale parce que les démocrates s’en emparaient pour le critiquer, mais dont un certain nombre de mesures ont déjà été mises en œuvre. Plusieurs des auteurs de ce rapport occupent désormais des postes clés au sein de l’administration américaine. Aux Etats-Unis, on les appelle et ils se désignent eux-mêmes comme les «Nat-Cons» pour bien montrer qu’ils ont remporté la victoire sur les «Néo-Cons», les néoconservateurs.
«La Cour suprême ne tranchera pas toujours en faveur de Donald Trump.»
Pourquoi la redéfinition du rapport au monde, tant au plan économique que de la politique étrangère, est-elle un des principaux marqueurs du trumpisme?
C’est au cœur du trumpisme dès l’origine. Donald Trump a des idées arrêtées sur la dimension commerciale du rapport des Etats-Unis au monde depuis longtemps, au moins depuis 1987, la première fois où il pense à se présenter à la présidentielle. En tant que businessman, le déficit commercial américain le trouble profondément. Il le voit comme un signe que les autres pays profitent des Etats-Unis. Dans une «Lettre ouverte au peuple américain» publiée le 2 septembre 1987, il parle des «alliés ingrats». Il s’agit alors pour lui du Japon et de l’Arabie saoudite. Les récriminations à l’égard de l’Europe surviendront plus tard, en 2000, lorsqu’il songe à nouveau à se présenter à la présidentielle sous les couleurs du Reform Party créé par le milliardaire texan Ross Perot, candidat indépendant à la présidentielle de 1992. Dans un livre, il évoque tout l’argent que les Etats-Unis pourraient économiser si les Européens s’occupaient eux-mêmes de leur défense. Paradoxalement, la question de l’immigration qui sera décisive dans sa victoire lors des primaires du Parti républicain en 2016 n’est pas encore centrale dans son discours. Elle n’émergera qu’à partir de 2010-2011 après sa rencontre avec Steve Bannon, le théoricien et l’artisan de la victoire de 2016. Cette dimension est encore plus essentielle lors de la présidentielle de 2024. Elle est aussi au cœur de l’ambition du trumpisme de redéfinir l’identité américaine et le rapport des Etats-Unis au monde. Aujourd’hui, on peut dire que la nouvelle approche des relations internationales de Donald Trump a transformé le Parti républicain.
Comment s’inscrivent les patrons de la tech dans ce cadre idéologique?
En 2024, une nouvelle coalition, plus large, soutient le candidat Trump. A côté de la «branche Maga», à savoir celle de Steve Bannon et des nationaux-conservateurs, il y a la «droite tech» qui consacre le ralliement d’un certain nombre de milliardaires et d’investisseurs de la Silicon Valley. Il ne faut pas oublier les conséquences de l’année 2020 marquée par la pandémie de Covid, les injonctions aux entreprises, le mouvement Black Lives Matter… Il y aussi le fait que, lors de son mandat, Joe Biden a mis en œuvre une politique antimonopole que l’on n’avait pas vue aux Etats-Unis depuis plus d’un siècle. Il s’est attaqué en particulier aux géants de la tech. Tous ses projets n’ont pas abouti –il aurait eu besoin de deux mandats pour y parvenir– mais cette volonté de régulation a marqué les patrons de la Silicon Valley.
Des tensions sont-elles nées entre ces deux branches idéologiques du trumpisme depuis la réélection?
Steve Bannon et Elon Musk, les symboles des deux piliers de la nouvelle coalition, s’affrontent depuis longtemps. Ils l’avaient déjà fait lors du premier mandat. Un des motifs de tensions porte sur l’immigration. Les entreprises de la tech ont besoin d’une immigration choisie. Comme le montre la dernière offensive sur les visas des étudiants étrangers, on observe aujourd’hui que c’est la «branche Bannon» qui l’emporte contre «la droite tech». Elon Musk est parti. Il avait un statut limité à 130 jours. Cela ne signifie pas pour autant que la «droite tech» n’est pas encore extrêmement influente au sein de l’administration Trump. Plusieurs personnes de la Silicon Valley occupent des postes dans plusieurs agences, particulièrement au Pentagone. La politique menée est très différente de celle de Joe Biden. Donald Trump mène une action très offensive en faveur des cryptomonnaies. L’influence de la «droite tech» est bien présente et elle est là pour durer. Simplement, il y a des arbitrages que seul Trump peut faire. Et, sur l’immigration ou sur les tarifs douaniers, il tranche pour le moment en faveur de la «branche Bannon». La Silicon Valley est très gênée par la stratégie sur les tarifs douaniers. Elon Musk a donné une interview où il critique cet aspect de la politique de Trump.
La justice est-elle le dernier rempart contre les dérives de la politique de Donald Trump?
A propos de la justice, il y a deux éléments à prendre en compte. D’abord, on le voit sur la question des droits de douane, la justice aux Etats-Unis s’exerce à plusieurs niveaux. Des juges dans les Etats prennent des décisions qui s’appliquent à tout le pays. Des avocats au service de l’administration contestent ces décisions dans l’espoir de faire remonter l’examen des plaintes jusqu’à la Cour suprême. Ensuite, figurent les interrogations sur la Cour suprême. Elle a été remodelée par Donald Trump puisqu’il y a nommé lors de son premier mandat trois juges sur neuf. Elle est ultraconservatrice. Et elle a donné, à la faveur d’une décision prise en juillet 2024, une immunité très large au président. Mais d’un autre côté, les juges qui la composent sont nommés à vie et ils sont aussi très conscients de la défense de leur statut. On ne peut pas imaginer qu’ils prendront systématiquement parti pour Donald Trump. D’ailleurs, ils ont déjà contesté un certain nombre de décisions ou l’inspiration juridique de certaines d’entre elles. Dans l’histoire des Etats-Unis, quand les questions portent sur la politique étrangère et que l’argument invoqué par l’administration est la sécurité nationale, la Cour suprême laisse l’exécutif trancher. Mais si la question porte sur la répartition des pouvoirs entre le Congrès et le président, ce qui est le cas dans les différends sur le budget, alors elle devrait se référer à la lettre de la Constitution. Les batailles juridiques sont là pour durer et vont même se multiplier. La Cour suprême ne tranchera pas toujours en faveur de Donald Trump.
Entretien: G.P.
(1) Une première histoire du trumpisme, par Maya Kandel, Gallimard, 192 p.