Donald Trump veut soumettre les universités d’élite américaines, Harvard oppose une résistance acharnée. Le professeur Ryan Enos, initiateur des protestations, évoque ici la lutte contre la Maison-Blanche et la peur qui règne sur le campus.
Lorsque le politicien républicain local J.D. Vance a prononcé en 2021 un discours intitulé «Les universités sont l’ennemi», peu de gens l’ont pris au sérieux. Aujourd’hui, Vance est Vice-président de Donald Trump, et le gouvernement tente de contrôler les universités d’élite américaines. Harvard est particulièrement visée. Votre université est-elle le plus grand ennemi du gouvernement Trump?
Ryan Enos: Quand Vance a dit cela à l’époque, cela paraissait comme une simple rhétorique. Des politiciens républicains populistes ont souvent prétendu que les universités étaient des lieux élitistes, prétendument opposés au peuple. Mais aujourd’hui, c’est différent. Donald Trump et son gouvernement utilisent leur pouvoir pour attaquer Harvard et d’autres universités, et pour leur nuire ouvertement, dans le but de soumettre ces institutions à sa volonté. Trump traite réellement Harvard comme un ennemi.
«Trump traite réellement Harvard comme un ennemi.»
Vous y attendiez-vous après sa victoire électorale en novembre dernier?
Je ne m’attendais pas à une telle offensive extrême. Trump agit depuis des mois avec un autoritarisme décomplexé, il attaque les médias, les tribunaux, les cabinets d’avocats ou encore les autorités. Ses attaques les plus ciblées et les plus brutales ont été dirigées contre les universités.
Pourquoi les universités sont-elles devenues des cibles?
D’une part, Trump suit le schéma classique des dirigeants autoritaires qui veulent détruire les démocraties. Il attaque les institutions de la société civile qui pourraient éventuellement limiter son pouvoir: les juges, les diffuseurs publics ou, précisément, les universités comme lieux de pensée libre. D’autre part, Trump a estimé qu’il était populaire d’attaquer les universités d’élite, car une partie de son électorat leur est hostile.
Il existe de nombreuses universités d’élite aux Etats-Unis. Pourquoi Trump s’en prend-il tout particulièrement à Harvard?
Donald Trump nourrit une rancune personnelle envers notre université parce qu’elle lui résiste ouvertement. Harvard est le phare de la résistance contre Trump, aucune autre institution aux Etats-Unis ne s’oppose à lui de façon aussi manifeste. C’est cette résistance que Trump veut briser.
Jusqu’à présent, la vénérable université Harvard n’était pas connue comme un bastion de la rébellion. Comment se fait-il que ce soit justement elle qui soit devenue ce phare de la résistance?
Lorsque le gouvernement Trump a commencé, début mars, après ses attaques contre les médias et la justice, à s’en prendre aux établissements d’enseignement supérieur…
…d’abord l’université Columbia à New York, qui s’est rapidement soumise…
…beaucoup de scientifiques ici ont alors pensé qu’Harvard, en tant qu’université la plus prestigieuse des Etats-Unis, serait aussi dans le viseur. Et que ce serait un danger considérable pour notre démocratie si nous aussi nous cédions. C’est pourquoi, avec mon collègue, le politologue Steven Levitsky, j’ai appelé dans différents médias la direction et le conseil de surveillance de notre université à assumer notre rôle de modèle et à se battre pour la démocratie et la liberté académique. Cela a contribué à mobiliser et à rassembler de nombreux anciens élèves, étudiants, et en particulier le personnel académique.
Avec Levitsky, vous avez rédigé une lettre à la direction de Harvard, adressée au président Alan Garber, dans laquelle vous demandiez à l’institution de s’opposer aux attaques.
Plus de 800 professeurs, maîtres de conférences et enseignants de Harvard ont signé cette lettre. A ma connaissance, c’est le plus grand nombre de membres du corps professoral ayant jamais signé un texte commun dans l’histoire de Harvard. Mais cette lettre n’est certainement pas la seule raison pour laquelle la direction d’Harvard a pris cette décision. Il y a eu une série de pétitions, venant aussi bien des étudiants que des anciens élèves. Et les exigences du gouvernement Trump –comme prendre le contrôle des admissions étudiantes ou des recrutements de personnel enseignant– étaient tout simplement inacceptables.
«Le nombre d’étudiants internationaux va diminuer, même si nous gagnons en justice contre l’interdiction d’entrée imposée par le gouvernement.»
Il y a quelques jours, le gouvernement a annoncé qu’il suspendait pour le moment l’octroi de visas aux étudiants étrangers, et qu’il allait ensuite procéder à une vérification rigoureuse. Qu’est-ce que cela signifie pour Harvard?
Le nombre d’étudiants internationaux va diminuer, même si nous gagnons en justice contre l’interdiction d’entrée imposée par le gouvernement, ce dont je suis convaincu. Certains de nos étudiants étrangers quitteront Harvard simplement par insécurité. Par exemple parce qu’ils ont peur d’être arrêtés en pleine rue…
…comme Rümeysa Öztürk, la doctorante turque de la Tufts University, qui n’a été libérée d’un centre de rétention qu’après une décision judiciaire.
Même certains candidats qui disposent déjà d’un visa hésiteront à venir. Et d’autres, qui n’ont pas encore d’autorisation d’entrée, risquent de ne pas en obtenir de sitôt. Le gouvernement Trump peut rendre la vie très difficile aux étudiants internationaux à Harvard.
Que va-t-il advenir des étudiants qui ont déjà commencé leurs études à Harvard et craignent maintenant que le gouvernement ne leur retire leur visa?
Ces personnes ont fait confiance aux Etats-Unis: à la culture, aux institutions, aux lois, à l’Etat de droit. Or, une grande partie de cela se révèle aujourd’hui discutable. Si le gouvernement les abandonne, ce sera une honte pour l’ensemble de notre société. Et cela aura des conséquences. Je crains que nombre des esprits les plus brillants du monde ne partent ailleurs: au Royaume-Uni, en Allemagne, et certains même dans des sociétés non libres comme la Chine.
Comment réagissent les autres universités américaines? Soutiennent-elles Harvard dans sa lutte contre Trump?
Nous recevons beaucoup de solidarité; des centaines de directions d’université se rangent ouvertement à nos côtés verbalement. C’est vraiment important. Mais financièrement, les autres universités ne peuvent pas nous aider, et le gouvernement américain a complètement arrêté tout soutien financier à Harvard.
Il est question de plus de trois milliards de dollars américains dont Harvard sera privée à l’avenir. Certes, l’université possède environ 53 milliards de dollars de dotation, mais celle-ci ne peut être utilisée que dans des buts clairement définis. Votre université a déjà dû licencier des chercheuses et des chercheurs dont les projets ne sont plus financés par l’Etat. Combien de temps Harvard peut-elle encore tenir?
Nous pouvons tenir encore un bon moment. L’université dispose de réserves qu’elle peut puiser en cas d’urgence. Et dernièrement, de nombreux dons sont arrivés de la part d’anciens élèves fortunés; notre institution connaît actuellement un élan de sympathie. Selon les sondages, les attaques de Trump contre les universités sont impopulaires, même auprès de ses propres partisans. Récemment, un républicain déclaré m’a raconté qu’il nous avait fait un don. Il voulait que Harvard gagne ce combat.
«L’Amérique ne peut pas se permettre que Harvard tombe. Je considère qu’il est essentiel que cette université maintienne sa résistance.»
Que se passerait-il si la direction de Harvard finissait malgré tout par se soumettre à Trump?
L’Amérique ne peut pas se permettre que Harvard tombe. Je considère qu’il est essentiel que cette université maintienne sa résistance: pour sa propre survie, pour la pérennité du secteur universitaire et pour la société telle que nous la connaissons. Il en va de notre démocratie. C’est pourquoi il est désormais particulièrement important que d’autres universités, groupes de la société civile et institutions opposent davantage de résistance à Trump.