Comment les démocrates ont-ils perdu le vote ouvrier? La signature, sous Clinton, de l’accord de libre-échange avec le Mexique et le Canada a marqué un tournant préjudiciable.
Journaliste franco-américain, Cole Stangler publie Le Miroir américain. Enquête sur la radicalisation des droites et l’avenir de la gauche (1). Dans ce reportage à travers les Etats-Unis, l’auteur décrit le blues des électeurs démocrates après la défaite de la présidentielle de 2024 et explique le succès de Donald Trump, qui a su rassembler sur son nom les habitants des régions victimes de la désindustrialisation et les opposants aux discours défendant les questions de genre et l’immigration des responsables démocrates. Ce diagnostic donne en creux les clés pour un sursaut démocrate.
Les préoccupations économiques et «culturelles» (wokisme, immigration) ont-elles été partagées par tous les électeurs de Donald Trump?
Quand on parle en Europe de l’électeur lambda de Donald Trump, on pense souvent à l’ouvrier en Pennsylvanie avec la casquette Maga. Evidemment, ces personnes votent pour les républicains. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a dans la base des sympathisants de Donald Trump beaucoup d’électeurs conservateurs «classiques», des commerçants, des petits patrons…, qui ont toujours été républicains et qui continuent à l’être malgré l’outrance du président. Le ciment qui lie cette coalition interclasse est une opposition féroce à l’immigration. C’est le triomphe du nativisme, l’idée que tous les problèmes de la société résultent de l’immigration et que ce n’est qu’en la réduisant drastiquement ou en expulsant les immigrés sans papiers présents sur le territoire que l’on restaurera la santé de la nation. Cette idéologie a toujours existé en marge de la droite américaine. Aujourd’hui, elle est devenue le cœur idéologique du trumpisme. Ce discours convainc les classes populaires et les classes moyennes. Il faut bien avoir en tête que la base républicaine est diversifiée. C’est pour cela qu’on parle, aux Etats-Unis, de «coalition républicaine» et de «coalition démocrate». Il ne s’agit pas de partis politiques comme on les connaît en Europe.
«Les électeurs démocrates des classes populaires ont été très déçus par les expériences des démocrates au pouvoir.»
Vous rappelez que c’est sous Bill Clinton que l’Alena, l’accord de libre-échange entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique, fut conclu en 1994. Cela a-t-il été le point de départ du divorce entre le Parti démocrate et la classe ouvrière américaine?
Les ouvriers votent moins pour les démocrates depuis les années 1970. Au moment de son élection à la présidence en 1992, Bill Clinton (NDLR: président de 1993 à 2001) réussit à rassembler une coalition populaire. Les sondages à la sortie des urnes le montrent. La signature de l’Alena est une vraie rupture. Des centaines de milliers de postes sont supprimés et délocalisés, surtout au Mexique, dans les industries automobile et textile. De nombreux emplois sont aussi déplacés de la Rust Belt, au nord-est des Etats-Unis, vers la Sun Belt, dans le sud. Le travail industriel ne se fait plus dans le Michigan et en Pennsylvanie mais en Floride ou dans les Etats voisins. C’est un vrai tournant.
Un militant démocrate que vous avez rencontré explique que «l’image du Parti démocrate est devenue absolument toxique, particulièrement dans les zones rurales». Leurs dirigeants se sont-ils désintéressés de cette catégorie de la population?
Les électeurs démocrates des classes populaires ont été très déçus par les expériences des démocrates au pouvoir: Bill Clinton, qui a fait beaucoup de promesses, Barack Obama, qui, grâce à son énorme majorité au Congrès, avait la possibilité de transformer les Etats-Unis et qui n’a pas réussi à l’exception de l’Obamacare… Donc, beaucoup d’électeurs ont perdu espoir dans leurs dirigeants. Le Parti démocrate n’est plus associé à l’amélioration des conditions de vie des électeurs. Si les classes populaires blanches ont voté démocrate pendant des décennies, c’est en grande partie grâce à la présidence de Franklin Roosevelt et au New Deal, quand l’image du parti était associée aux lois de protection sociale, à la hausse des salaires… Elles savaient qu’un président démocrate se battait pour leurs intérêts. Or, avec les présidences Clinton, Obama et Biden, les Etats-Unis sont restés un pays très inégalitaire, malgré l’Obamacare. Ces constats encouragent une forme d’aliénation politique. Ils expliquent le taux élevé d’abstention aux élections de ces classes populaires.
«Donald Trump opère des changements jamais vus pour transformer le pays. Or, sa base de soutien est minoritaire.»
Le redressement du Parti démocrate passe-t-il par la réconciliation avec les idéaux de Franklin Roosevelt?
C’est précisément ce que voulait faire Joe Biden. Si vous écoutez ses interviews ou relisez les articles qui lui sont consacrés au début de son mandat, il dit précisément vouloir une présidence transformatrice comme celle de Franklin Roosevelt. Son équipe le pensait. C’est pour cela qu’il met en œuvre l’Inflation Reduction Act en 2022. C’est pour cela qu’il envoie des chèques de 1.200 dollars à chaque Américain. C’est pour cela qu’il fait un plan après le Covid avec plus de protection sociale. Ils y ont cru.
Pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné?
Les mesures les plus populaires de son plan de relance post-Covid étaient temporaires. Un exemple: le crédit d’impôt pour les personnes avec des enfants à charge a permis de diviser par deux le taux de pauvreté infantile. Malheureusement, il n’a été que temporaire. Deux ans après, on a assisté à une réaugmentation du taux de pauvreté. Pareil pour le remboursement de la dette étudiante… Les Américains ont bénéficié d’un peu de protection mais elle a été trop éphémère. Ensuite, l’obstruction parlementaire a empêché la réalisation de réformes plus importantes. En outre, les effets de l’IRA ne seront perceptibles que dans deux, trois, quatre ou cinq ans, sous Donald Trump ou sous son successeur. J’ai pu m’en rendre compte à Weirton, en Virginie occidentale. Ce qui restait du bassin sidérurgique a fermé ses portes, et l’usine de batteries implantée grâce à l’IRA n’a pas encore lancé ses activités. Enfin, Joe Biden n’a pas été un très bon communicant. Il a peiné à vendre ses réalisations. Cela a aussi joué. Si le Parti démocrate veut rebâtir une coalition majoritaire ancrée dans les classes populaires, il devra initier des réformes qui amélioreront les conditions de vie des gens.
N’est-ce pas ce qu’on a reproché à Joe Biden et à Kamala Harris, de s’être trop focalisés sur Donald Trump et de ne pas avoir assez défendu un vrai programme alternatif?
Au début du premier mandat de Donald Trump en 2017, il y a eu tout de suite d’énormes mobilisations partout dans le pays avec un discours très fort. Pour beaucoup, son élection était un accident. Il fallait montrer que cela ne devait pas devenir «normal». L’opposition était féroce. Huit ans plus tard, c’est le sentiment de choc qui a dominé. De nombreux démocrates se disent que c’est ce que les Américains ont voulu. Dans ce contexte, il est compliqué de se positionner. On voit cependant une opposition émerger. A travers les meetings de Bernie Sanders, y compris dans les Etats conservateurs. A travers les manifestations «Handsoff» («Bas les pattes») organisées contre le Doge (NDLR: le Département de l’efficacité gouvernementale)… Les sondages montrent que Donald Trump est très impopulaire. Le paradoxe est incroyable. Le président des Etats-Unis opère des changements jamais vus pour transformer le pays à son image. Or, sa base de soutien est minoritaire.
Le regain d’intérêt pour le syndicalisme que vous décrivez dans votre livre pourrait-il être un élément du redressement du Parti démocrate?
Aujourd’hui, la société américaine est très individualiste. Historiquement, les syndicats défendaient les salariés sur leur lieu de travail et pratiquaient du lobbying pour faire approuver des lois en faveur des travailleurs. Mais ils transmettaient aussi des valeurs, la justice sociale, l’idée que ce n’est que par le collectif que des progrès sociaux seront engrangés… On peut d’ailleurs aussi comprendre l’évolution de la société et de la politique américaines à travers le déclin du syndicalisme. De ce point de vue-là, l’amorce de renouveau des syndicats est une source d’espoir pour les démocrates. Ils se battent pour des revendications sociales. Mais, au-delà, ils représentent une forme d’opposition à la radicalisation en cours de la société. Le travailleur est plus enclin à entendre que Trump agit contre ses droits, est raciste, et divise la société, si l’accusation émane de syndicalistes plutôt que de politiques, dont les partis sont toujours perçus comme des institutions plus distantes.
Entretien: G.P.
(1) Le Miroir américain. Enquête sur la radicalisation des droites et l’avenir de la gauche, par Cole Stangler, Les Arènes, 192 p.