Le président américain déroule sa politique radicale depuis plus de 100 jours. Pourtant, les dirigeants démocrates semblent ne pas encore avoir dépassé le stade de la sidération. Hormis dans la gauche du parti.
Cent jours. C’est le temps qu’il fallut à Kamala Harris, la candidate défaite à l’élection présidentielle américaine du 5 novembre 2024, pour prononcer son premier discours d’opposition à la politique menée par Donald Trump depuis le début de son second mandat. Il avait pourtant déjà engagé une multitude d’actions et provoqué d’impressionnants dégâts dans la société.
Le 30 avril à San Francisco, elle a dénoncé dans son chef «une vision étriquée et égoïste de l’Amérique, où l’on punit ceux qui disent la vérité, où l’on favorise les fidèles, où l’on tire profit de son pouvoir, et où on laisse les autres se débrouiller seuls. […] Le président Trump, son administration et leurs alliés, misent sur l’idée que la peur peut être contagieuse. Mais la peur n’est pas la seule chose contagieuse. Le courage est contagieux.» La contre-attaque pourrait apparaître prometteuse. Encore faudrait-il que de courage, les dirigeants démocrates en fassent réellement preuve.
Absence de refondation
Or, depuis le fiasco de novembre 2025 et les premiers actes du président républicain réélu à partir du 20 janvier, le Parti démocrate donne le sentiment d’être encore sous le coup de la sidération. «En Europe, lorsqu’un parti perd, ses dirigeants ont l’habitude de se pencher sur les raisons de la défaite et de développer de nouvelles stratégies. L’élection américaine de novembre a évidemment été un échec pour Kamala Harris, mais aussi un gros échec pour le Parti démocrate, analyse Serge Jaumain, professeur d’histoire contemporaine à l’ULB et codirecteur du Centre interdisciplinaire d’études sur les Amériques (AméricaS). Normalement, ils auraient dû conduire à une profonde remise en cause. Il n’est pas impossible que les élites du parti y procèdent. Mais on sent que les démocrates de base sont surpris de l’absence de ligne directrice. On a l’impression, vu de l’extérieur, que les dirigeants attendent de capitaliser sur les erreurs de Donald Trump. Du moins, on n’assiste pas à un grand mouvement de refondation.»
Cette absence apparente de courage est d’autant plus dommageable qu’elle fait écho à celui qui a manqué aux dirigeants démocrates à la fin du mandat de Joe Biden. Sorti le 20 mai, le livre Original Sin (Péché originel, Penguin Random House, 352 p.) des journalistes Alex Thompson, d’Axios, et Jake Tapper, de CNN, révèle que le déclin physique et cognitif du président des Etats-Unis était bien connu de son entourage et qu’il a été volontairement caché pour assurer la crédibilité de sa candidature à la présidentielle de novembre. Une crédibilité qui a volé en éclats lors du débat télévisé avec Donald Trump le 27 juin 2024, ce qui a nécessité l’entrée en lice de Kamala Harris en juillet dans la dernière ligne droite du scrutin. L’ancien président, âgé de 82 ans, est en outre atteint d’une forme agressive du cancer de la prostate, a annoncé le 18 mai son entourage.
«Se profiler très à gauche est un repoussoir pour un électorat démocrate plus modéré dont le parti a aussi besoin.»
Classes ouvrières et minorités
Face au mutisme de la direction du parti et à la réaction tardive de Kamala Harris, deux figures connues ont eu un boulevard devant elles pour personnifier la contestation à Donald Trump. Grâce à son Fighting Oligarchy Tour, série de meetings à travers le pays y compris dans des Etats républicains, le sénateur du Vermont Bernie Sanders, 83 ans, a définitivement adoubé la membre de la Chambre des représentants issue de New York, Alexandria Ocasio-Cortez, 35 ans, comme sa successeure. Elle partage avec le candidat aux primaires démocrates à la présidentielle de 2016 et de 2020 les mêmes convictions de gauche et un charisme certain. Ils ont réuni 36.000 sympathisants à Los Angeles et 34.000 à Denver en avril. «Notre combat, c’est de garantir que nous restions une démocratie», y scande Bernie Sanders. «Les électeurs démocrates veulent voir des personnalités qui affirment que la politique de Donald Trump n’est pas acceptable, décrypte Cole Stangler, journaliste franco-américain et auteur d’un livre-reportage à travers les Etats-Unis, Le Miroir américain (Les Arènes, 192 p.). Ils sont très frustrés par l’attitude de leurs élus.»
«Leur tournée est un succès, complète Serge Jaumain. Il met en évidence non seulement le soutien réel dont Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez bénéficient mais aussi le fait qu’ils soient les seuls à se mobiliser véritablement contre Donald Trump. Il n’est pas impossible qu’une série de personnes se sont tournées vers eux, à défaut d’autres propositions. Dans le même temps, se profiler très à gauche, notamment sur les questions culturelles et identitaires, est un repoussoir pour un électorat démocrate plus modéré sans lequel le parti ne peut pas gagner.» Illustration de l’ampleur du dilemme à travers les propos d’Alexandria Ocasio-Cortez lors d’un meeting: «Nous avons besoin d’un Parti démocrate qui se bat plus fort pour nous. Cela signifie des communautés qui […] votent pour des démocrates et des élus qui savent défendre la classe ouvrière.»
Aucun candidat qui s’impose
Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez a priori trop à gauche pour rivaliser avec le successeur de Donald Trump en 2028, Kamala Harris plus intéressée peut-être, selon Serge Jaumain, par le poste de gouverneure de Californie soumis à élection en novembre 2026, il faudrait alors que de nouvelles figures émergent au sein du Parti démocrate. Deux personnalités ont gagné en visibilité ces dernières semaines. Le gouverneur de l’Illinois, Jay Robert Pritzker, s’est illustré par ses critiques des actions du président républicain et la solennité de son message: «Jamais auparavant dans ma vie, je n’avais appelé à des protestations de masse, à la mobilisation, à la perturbation. Mais je le fais maintenant», a-t-il avancé fin avril. Outre que son appel n’a guère été entendu, le fait qu’il soit milliardaire pourrait jouer en sa défaveur, selon Cole Stangler. «L’actuel gouverneur de Californie, Gavin Newsom, a aussi tenté de se faire connaître par une série de vidéos, dont certaines où il discutait avec des gens d’extrême droite, développe Serge Jaumain. Mais on n’a pas l’impression que ni lui ni Pritzker puissent dominer le Parti démocrate.»
Le momentum est pourtant crucial. Journaliste et romancière, Judith Perrignon en fixe les enjeux au début de son essai L’Autre Amérique (Grasset, 240 p.) sur l’héritage du président démocrate Franklin Delano Roosevelt (1933-1945). «Janvier 2025. Donald Trump devient président des Etats-Unis pour la deuxième fois. Il a été élu par des ouvriers, des immigrés, des femmes blanches, écrit-elle. Il a même déstabilisé le vote des hommes noirs si démocrates depuis Roosevelt, et été ardemment soutenu par des milliardaires détenteurs de nouvelles technologies dont l’arrogance n’est pas sans rappeler celle des industriels des années 1930. […] Les 100 premiers jours de son second mandat sont la réplique inversée des 100 premiers jours de Roosevelt. La destruction de services publics est la priorité. […] Tout sent la violence et la revanche. Comment ne pas entendre résonner aujourd’hui les mots de Franklin Roosevelt lors de son discours inaugural de 1933: « Nous savons maintenant que le gouvernement des milieux financiers est aussi dangereux qu’un gouvernement mafieux », prévenait-il.»
Pas sûr, pourtant, au vu de leur attentisme que la gravité des événements soit perçue comme telle par les dirigeants du Parti démocrate.