Fers de lance du conflit des années 2000 et 2010, les milices janjawid engagées dans les Forces de soutien rapide se vengent contre les groupes non arabes darfouris. Et peu s’en inquiètent.
La tragédie d’El-Fasher est le dernier épisode d’une guerre déclenchée en avril 2023 au départ d’une opposition, sur la nature du pouvoir après le coup d’Etat du 25 octobre 2021, entre le chef des Forces armées soudanaises (FAS), le général Abdel Fattah al-Bourhane, et celui des Forces de soutien rapide (FSR), le général Mohamed Hamdan Daglo, dit «Hemetti». Elle aurait déjà coûté la vie à quelque 150.000 personnes.
«Il y a plusieurs strates à ce conflit, développe Roland Marchal, chercheur spécialisé sur l’économie et les conflits en Afrique subsaharienne à Sciences Po Paris. D’abord, c’est une transition d’une dictature à un régime civil qui a capoté. Le coup d’Etat en octobre 2021 et la guerre en avril 2023 en sont les manifestations. Le contexte est celui d’une tentative de reprise de pouvoir par les éléments armés et d’une division au sein de ceux-ci. Ensuite, il y a la rivalité entre deux scénarios de restauration d’un pouvoir autoritaire, et entre deux hommes. L’un, le général al-Bourhane, est issu de l’élite traditionnelle de la vallée du Nil; l’autre, le général Hemetti, est un ancien vendeur de dromadaires qui a réussi à se hisser à des responsabilités nationales, d’abord militaires, aujourd’hui politiques, du moins c’est ce qu’il essaie de réaliser. Enfin, cette guerre souligne les inégalités régionales à l’intérieur du Soudan et le fait que des conflits, notamment ceux du Darfour, du Nil Bleu et du Kordofan du Sud qui durent depuis environ un quart de siècle, n’ont pas trouvé de résolution en dépit des promesses de la communauté internationale.»
«Il y a tous les moyens pour faire pression sur les pourvoyeurs d’armes. Mais pas de volonté politique de le faire.»
Prolongation de la guerre du Darfour
De ces conflits non résolus, celui du Darfour entre 2003 et 2020 fut le plus meurtrier (quelque 300.000 morts) et le plus médiatisé. La fixation du conflit actuel dans cette région s’explique, certes, par des considérations militaires. El-Fasher est la dernière ville importante du Darfour qui était encore sous le contrôle de l’armée régulière, et sa conquête consacre la mainmise des Forces de soutien rapide sur l’ensemble de l’Etat du Darfour du Nord. Mais elle prolonge aussi en quelque sorte la guerre de 2003. «On peut le percevoir dans le fait que les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) émanent des milices janjawid qui avaient été armées par le président Omar el-Bechir (NDLR: au pouvoir de 1989 à 2019) pour mater la rébellion darfourie, précise Alice Franck, géographe et chercheuse à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Le deuxième parallèle que l’on peut dresser avec la guerre de 2003 réside dans les massacres ethniques perpétrés par ces miliciens à l’encontre des groupes non arabes de la population. On en avait déjà, malheureusement, eu un avant-goût avec les massacres perpétrés à Al-Geneina (NDLR: la « capitale » du Darfour occidental) en juin 2023. L’ONU estime qu’y ont été perpétrés des massacres à grande échelle et qu’entre 10.000 et 15.000 personnes ont été assassinées, avec un ciblage de la communauté massalit (NDLR: non arabe, majoritaire dans la région). El-Fasher est le fief des Zaghawa, également non arabes. Ceux-ci sont visés par l’idéologie extrêmement nauséabonde des groupes arabes du Darfour engagés massivement dans les Forces de soutien rapide.»
«La prise d’El-Fasher est importante pour les FSR, insiste Roland Marchal. Symboliquement, parce que c’est l’ancienne capitale du Darfour quand il n’était pas divisé entre Darfour du Sud, du Nord, oriental, occidental, et central. Et parce que c’est aussi la « capitale » du monde zaghawa, une ethnie qui constitue une forte minorité au Darfour, et est au pouvoir au Tchad. Etre dépossédé de cette ville est une humiliation pour ce groupe qui a joué un rôle militaire important dans la crise du Darfour depuis les années 1980. De plus, comme elle a duré très longtemps, la guerre du Darfour a développé des ressorts ethniques très puissants. Cela explique l’extrême violence que l’on observe aujourd’hui. Le conflit fait beaucoup de victimes dans les deux camps. Les Forces de soutien rapide, qui ont maintenant la haute main sur la région d’El-Fasher, se vengent en commettant des viols et des massacres de masse. C’est une horreur absolue.»
Alice Franck estime que l’on peut parler à propos de la crise actuelle à El-Fasher de crimes de guerre, de nettoyage ethnique et de crimes de masse. Sur la base d’une analyse plus approfondie des faits, les institutions de la justice internationale devront établir si l’on est confronté à des crimes contre l’humanité et à un génocide. «Après deux ans et demi de guerre, il est de plus en plus difficile pour les Soudanais de ne pas prendre position pour un camp ou l’autre. Cette situation cristallise les replis identitaires», analyse la spécialiste du Soudan.

Médiation infructueuse
Face à ce tableau –plus de 900 jours de combats, des milliers de victimes, des populations civiles ciblées, des soupçons de crimes contre l’humanité, un pays exsangue–, il est étonnant qu’aucune médiation vraiment sérieuse, hormis une timide tentative américano-saoudienne, n’ait été lancée. «Les Américains jouent leur partition avec quelques pays arabes. Le reste de la communauté internationale est complètement exclu. Le Royaume-Uni, la Norvège, la Suisse, l’Allemagne, l’Union européenne qui, à des moments particuliers, ont tenté de jouer un rôle réel dans la résolution de la crise soudanaise, sont désormais complètement tenus hors des discussions, souligne Roland Marchal. Une vision trumpienne du processus prévaut: discuter avec les deux dirigeants, obtenir un premier deal, les forcer à accepter l’acheminement de l’aide humanitaire, puis espérer qu’ils consentent au retour d’un gouvernement civil, mais quel gouvernement civil? La feuille de route américaine est assez chimérique. Mais dans la mesure où il n’y a rien d’autre, ce squelette d’une possible médiation est le seul espoir auquel les Soudanais se raccrochent avec beaucoup d’incrédulité.»
Alice Franck ne s’explique pas réellement l’indifférence de la communauté internationale face à la guerre au Soudan. Elle tente tout de même quelques amorces d’explications. «En regard de la conflictualité croissante dans le monde, la situation au Soudan apparaît comme un « conflit civil ». Le pays n’est pas un acteur particulièrement convoité sur la scène internationale. Les intérêts qu’il suscite sont peu nombreux…»
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Malgré les ressources, notamment minières, qu’il recèle, le Soudan ne mobilise pas les grandes puissances comme le primat de l’économie dans le monde pourrait le susciter. Roland Marchal avance une hypothèse pour l’expliquer. «Quel que soit le scénario, paix ou guerre, les affaires se poursuivent. L’or continue d’être exploité. Les risques sont plus grands mais fondamentalement, ce sont les orpailleurs qui les prennent, ce n’est pas Hemetti ou al-Bourhane. Il est difficile de comprendre qu’à la fois la guerre soudanaise est l’expression d’une crise intérieure profonde, et qu’elle peut durer parce que les configurations régionale et internationale font que chaque camp dispose de soutiens décisifs. Sans les drones, les armes et les munitions que lui fournissent les Emirats arabes unis, le général Hemetti aurait déjà dû s’arrêter. Les Forces armées soudanaises sont aussi très dépendantes de leurs amis égyptiens, qatariens, turcs, russes et iraniens. On peut se demander ce qui est offert et ce qui est payé. Mais, sans cette implication d’acteurs régionaux, ce conflit se serait arrêté, simplement parce que le Soudan est ruiné», juge le chercheur à Sciences Po Paris. Alice Franck est moins convaincue de l’innocuité du conflit sur l’activité économique. «Même s’il continue, le commerce n’est pas avantagé par le conflit. Prenez la gomme arabique, qui sert notamment dans les sodas comme le Coca-Cola. C’est le seul produit soudanais qui échappait à l’embargo des Etats-Unis (NDLR: mis en place entre 1997 et 2017). Le Soudan en est le premier producteur au monde. Mais les Soudanais ne ramassent plus la résine comme ils avaient l’habitude de le faire. La récolte est plus compliquée et plus coûteuse.» Le diagnostic vaut aussi pour l’or exporté en quantité vers les Emirats arabes unis.
«Quel que soit le scénario, paix ou guerre, les affaires se poursuivent.»
Le spectre de la partition
La fédération du Golfe, on l’a vu avec les drones, est un des principaux pourvoyeurs d’armes du conflit. Elle alimente les Forces de soutien rapide qui opèrent une forme de nettoyage ethnique au Darfour. Ce constat ne peut-il pas fournir un moyen de pression légitime contre Abou Dhabi, et par corollaire, peser sur la guerre pour en précipiter la fin? «Il y a tous les moyens pour faire pression sur les pourvoyeurs d’armes. Mais il n’y a pas de volonté politique de le faire, déplore Alice Franck. Pourtant, il faudrait agir vite pour arrêter la famine et les massacres.»
A défaut, la prolongation du conflit conduira-t-elle à la partition du Soudan? La région a une expérience concrète de la scission puisque l’actuelle République du Soudan du Sud a obtenu son indépendance du Soudan le 9 juillet 2011 au terme d’une guerre civile de plusieurs années entre le pouvoir à Khartoum dominé par les musulmans et une rébellion dans le sud du pays à majorité chrétienne.
«Aujourd’hui, l’ouest du Soudan est sous la coupe des Forces de soutien rapide et le reste est sous la domination de l’armée gouvernementale. Mais la situation est beaucoup plus compliquée parce que dans les deux zones, existent des poches d’insécurité où figurent des groupes alliés avec d’autres parties, observe Roland Marchal. De toute façon, personne ne contrôle rien dans la mesure où les drones sont capables d’attaquer à peu près partout. Nyala qui abrite le siège du gouvernement du général Hemetti a été bombardé à de nombreuses reprises. L’aéroport international de Khartoum ou la ville de Port-Soudan, sous le contrôle des troupes du général al-Bourhane, l’ont aussi été. Les deux parties ont les moyens de viser bien au-delà de la ligne de front. Il n’y a pas de sécurisation possible d’une partie du territoire ni par un belligérant ni par l’autre.»
Des négociations en panne, des affrontements dont on ne voit pas la fin et des craintes appuyées pour la situation de la population à El-Fasher…: l’horizon n’est pas prêt de s’éclaircir pour les Soudanaises et les Soudanais.