Sur le marché de Maxaquene, dans les faubourgs de Maputo, les clients sont souvent confrontés à des prix au-dessus de leur niveau de vie. © GETTY

Cinquante ans d’indépendance du Mozambique et «nous ne sommes toujours pas libres»

Le 25 juin, le Mozambique célèbre un demi-siècle d’indépendance. La pauvreté, les entraves aux libertés et l’absence de perspectives font douter la jeunesse de ses bienfaits.

«Je ne pense pas que nous soyons vraiment indépendants», soupire Nuno (1), installé sur un petit banc en osier, dans le marché artisanal de Feima à Maputo, la capitale du Mozambique. «Cinquante ans plus tard, les gens sont toujours pauvres, les enfants vivent dans la rue et il y a beaucoup de famine.» Le jeune artiste de 27 ans fixe son étalage, rempli de statuettes et de babioles en tout genre. Les clients se font rares. Son stand figure parmi plus d’une centaine, qui vendent plus ou moins les mêmes œuvres. Les couleurs vives des capulanas (pagnes mozambicains) se mélangent aux statues macondes en ébène et kaki. Quelques timides touristes approchent de l’échoppe voisine, alors qu’ils se font alpaguer par plusieurs vendeurs aux aguets.

Les allées colorées du marché de Feima contredisent le constat de Nuno. Mais les chiffres, eux, lui donnent raison. Avec un PIB par habitant de seulement 647 dollars en 2023 –soit environ 600 euros– le Mozambique figure parmi les pays les plus pauvres de la planète. La Banque mondiale le classait cette année-là 185e sur 191 pays, soulignant l’extrême précarité économique qui y prévaut. Toujours en 2023, environ 74,5% de la population, soit près de 24 millions de personnes, vivaient dans des conditions précaires, selon le Groupe de la Banque africaine de développement (AfDB). Malgré une reprise économique, les retombées restent inégalement réparties.

Pauvreté endémique

Nuno n’est pas plus chanceux que de nombreux Mozambicains. Il est incapable de dire à combien s’élève son salaire, car il survit parfois sans ventes ni rémunérations pendant plusieurs jours par mois. «Mes grands-parents m’ont parlé de la colonisation et de la transition vers l’indépendance, confie l’artiste. Des colons portugais au gouvernement mozambicain, rien n’a changé. Ils se comportent comme des colonisateurs. La seule chose qui évolue sont les tactiques pour nous priver de liberté. Aujourd’hui, nous ne sommes toujours pas indépendants. Nous n’avons pas le droit d’acheter des terres, par exemple. Nous pouvons juste construire une maison, et c’est au minimum 100.000 méticais (1.350 euros) pour une masure dans un bidonville. Pour quelqu’un qui gagne environ 7.000 meticais (94 euros) par mois, c’est impensable.»

Au Mozambique, un fermier perçoit mensuellement environ 12.500 meticais (111 euros) et un artisan 8.747 meticais (78 euros), selon la banque de données World Salaries. Les terres appartiennent à l’Etat. Elles ne peuvent être ni vendues, ni transférées, ni hypothéquées, ni saisies. L’inflation dans le pays s’élève à 4% voire 5 % depuis le début 2025, d’après World Data. Et pour Nuno, la vie devient de plus en plus difficile, même dans la capitale, surtout avec une femme et un enfant. «Un grand sac de riz coûte 2.000 meticais (27 euros). Ici, le seul langage qui fonctionne, c’est l’argent.» L’autrice mozambicaine Virgilia Ferrão corrobore les propos de Nuno: «Nous avons réussi à construire notre identité grâce à la liberté, mais où allons-nous exactement? Malgré tant de ressources et d’opportunités, nous luttons toujours contre la pauvreté.» Ces voix, marquées par les difficultés du quotidien, résonnent avec une question plus large: que reste-t-il des idéaux de libération?

Une citoyenneté reconnue

Le Mozambique accède à l’indépendance le 25 juin 1975, après plus de dix ans de lutte armée contre le régime colonial portugais. Dès 1964, le mouvement indépendantiste mené par le Frelimo (Front de libération du Mozambique) dénonce l’exploitation économique et l’absence de droits civiques pour la majorité africaine. Dans les années 1970, alors que le Portugal fait face à une guerre coloniale coûteuse sur plusieurs fronts (Angola, Guinée-Bissau), le combat s’intensifie au Mozambique. La chute du régime dictatorial portugais à travers la Révolution des œillets à Lisbonne, en avril 1974, ouvre la voie à la décolonisation. Un an plus tard, l’indépendance est proclamée à Maputo (anciennement nommée Lourenço Marques), la capitale. Le chef du Frelimo en 1975, Samora Machel, devient le premier président du Mozambique.

«Le plus grand acquis de 1975 est incontestable pour nous tous: nous avons gagné le droit à la citoyenneté. Si nous voulons revendiquer l’éducation, la santé, la formation et l’emploi, la justice et les libertés, ce sera ici. Même si, de l’indépendance, il n’a pas encore résulté de libertés pleines, mais seulement une liberté collective et la possibilité de construire un projet ambitieux», souligne José P. Castiano, professeur de philosophie à l’université pédagogique de Maputo. Revendiquer ces droits fondamentaux reste donc un combat quotidien. Outre la pauvreté, l’accès à la scolarisation demeure un problème majeur. Si le taux d’inscription à l’école primaire a atteint les 120% (en raison des années de rattrapage et des inscriptions tardives) en 2023, celui de réussite n’est que de 57,6%, d’après les chiffres de la banque de données The Global Economy, et l’accès au secondaire reste très limité, avec un taux d’inscription brut dans le pays de 37,9%.

«Des colons portugais au gouvernement mozambicain, rien n’a changé.»

Une population jeune

De nombreux jeunes n’ont donc pas, ou très peu, de notions sur ce que furent les années de la colonisation. C’est le cas de Carlos José, dont l’étal jouxte celui de Nuno. Il vit avec ses parents et son petit frère dans les environs de Maputo. Le jeune homme de 19 ans a interrompu ses études à l’âge de 16 ans. Interrogé sur sa perception du cinquantenaire de l’indépendance, il répond qu’il n’a «pas d’opinion sur le sujet et ne pense pas de mal de la colonisation». Carlos José a manqué de nombreuses heures de classe, obligé de travailler plutôt que d’aller à l’école. A la place des cours d’histoire, il enchaînait de petits travaux de maçonnerie pour subvenir aux besoins de sa famille. Une situation d’autant plus préoccupante que le Mozambique est un pays très jeune. En 2020, l’âge médian y était de 17,2 ans, et plus de la moitié des quelque 33 millions d’habitants avaient moins de 18 ans.

Tandis qu’une grande partie des jeunes tentent de s’extraire de la précarité, d’autres, comme Larissa (1), voient leur avenir compromis par l’instabilité dans les régions du nord du pays. A quelques minutes à pied du marché artisanal, se trouve un des centres commerciaux de Maputo, le Polana Shopping Center. Là-bas, Larissa cherche tant bien que mal à trouver une machine à café. Originaire de Pemba, la capitale de la province du nord-est du Mozambique, le Cabo Delgado, la jeune femme est venue passer quelques jours à Maputo, où se trouve plusieurs membres de sa famille. «Les régions du nord, et particulièrement le Cabo Delgado, souffrent énormément depuis ces huit dernières années (NDLR: le territoire est le théâtre d’attaques de groupes djihadistes liés à l’Etat islamique). Il y a une absence totale d’interventions de la part de ceux censés nous protéger, c’est-à-dire le gouvernement. Et c’est ce même parti qui a pris le pouvoir lorsque nous avons gagné l’indépendance de notre pays.»

Carlos José, vendeur de statuettes à Maputo, a dû quitter l’école pour aider sa famille. © GILLES DA SILVA

Aucun revenu, mais des impôts

A 27 ans, Larissa n’arrive pas à lancer son propre commerce à côté de ses études et de son travail. Son rêve? Ouvrir un food truck et un spa à Pemba. «Pour obtenir ma licence, j’ai dû corrompre le système. Et même après ça, je ne pouvais pas travailler à cause de problèmes sur place. Je n’ai donc rien déclaré, mais le gouvernement m’a quand même réclamé des impôts pendant un an, alors que je n’avais aucun revenu. A chaque étape, on nous met des bâtons dans les roues», soupire-t-elle. Larissa a eu la chance d’étudier au Royaume-Uni, ce qui lui a ouvert les yeux sur la situation de la jeunesse dans son pays. «Quand j’étais enfant, je pensais être libre. Aujourd’hui, avec mes yeux de jeune adulte, mon expérience à l’étranger et la situation politique dans ce pays, je ne le pense plus. Etre indépendant, c’est être libre, et  à ce jour, nous les Mozambicains, nous ne sommes pas libres. Nous n’avons pas la liberté de nos propres choix, ni la liberté d’expression ni même la liberté de pouvoir voter pour le parti politique de notre choix. Cinquante ans après l’indépendance, nous avons atteint le point de basculement et il est désormais de notre responsabilité, en tant que jeunes, de changer la situation et de perspective.» La jeune femme clôt son discours et abandonne sa recherche d’électroménager. Le café attendra: elle a perdu patience.

«Je voudrais avoir mon propre appartement. Mais pour ça, il faut que je puisse gagner ma vie.»

Son amertume résonne en écho aux désillusions qui ont jalonné l’histoire du Mozambique depuis l’indépendance. Car à peine deux ans après avoir conquis sa souveraineté, le pays sombre dans une guerre civile qui durera près de seize ans. Le Frelimo, d’idéologie marxiste, s’oppose à la rébellion armée de la Renamo (Résistance nationale du Mozambique), soutenue par la Rhodésie (l’actuel Zimbabwe) puis par l’Afrique du Sud de l’apartheid. La guerre, alimentée par la guerre froide, des tensions régionales et des violences ethniques, fait environ un million de morts et des millions de déplacés. Elle ravage l’économie, détruit les infrastructures et marque le pays.

En 1992, un accord de paix est finalement signé à Rome. La Renamo devient un parti politique, et des élections multipartites sont organisées dans le pays. Pourtant, la lutte pour le pouvoir reste complexe et tendue. L’ élection présidentielle d’octobre 2024 a été marquée par de graves irrégularités, provoquant une crise postélectorale caractérisée par des violences, une répression sévère et des recours judiciaires. Daniel Chapo, candidat du Frelimo, a été déclaré vainqueur, mais de nombreux jeunes sont descendus dans la rue pour dénoncer des fraudes électorales. Entre octobre 2024 et janvier 2025, ces troubles ont fait environ 400 morts.

L’ancien Grand Hôtel de Beira, vestige de l’époque coloniale, occupé par les déplacés. © GILLES DA SILVA

Hôtel abandonné

Née en 1994, Luisa n’a connu ni l’indépendance ni la guerre civile. Son espoir à l’égard des politiciens s’est évanoui. Elle vit aujourd’hui dans le Grand Hôtel de Beira, où elle est née. Ce bâtiment, autrefois synonyme de la puissance coloniale portugaise, est à l’abandon. Environ 4.000 personnes y vivent, réfugiées, qu’il s’agisse de familles déplacées par la guerre ou de migrants économiques. Malgré les couleurs sinistres qui habillent l’hôtel, Luisa lui redonne un peu de vie. Munie d’un châle jaune, elle traverse les escaliers en colimaçon d’une des ailes abîmées de la bâtisse. «Je cherche du travail, dit-elle, mais je n’en trouve pas.» Elle s’assoit ensuite dans ce qui était le rez-de-chaussée du Grand Hôtel puis continue: «Je voudrais partir d’ici, avoir mon propre appartement. Mais pour ça, il faut que je puisse gagner ma vie.»

Beira est une des plus grandes métropoles du pays, après Maputo et Nampula. Son port en a fait une des villes les plus importantes de la colonisation et elle demeure stratégique grâce à son canal essentiel pour l’import-export. Mais sa population est sujette à de nombreux défis environnementaux (comme les cyclones) et peine à se moderniser. «Il n’y a pas d’emploi, pas d’économie, confie Luisa, enfouie dans son châle. Je n’arrive pas à saisir certaines choses. Tant de personnes sont mortes pour que nous soyons indépendants, et finalement, nous ne le sommes toujours pas. Avec ce système politique et économique, nous ne le deviendrons jamais.»

(1) Les prénoms ont été modifiés.

Valentine Da Silva

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