L’ombre de Ryad rode autour de l’explosive affaire Khashoggi. La mystérieuse disparition du journaliste après qu’il soit entré au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul continue à faire de nombreux remous.
Mardi dernier, le journaliste Jamal Khashoggi avait rendez-vous au consulat saoudien d’Istanbul. Il s’y rendait pour récupérer ses papiers de divorce pour pouvoir se remarier avec sa nouvelle fiancée, la Turque Hatice Cengiz. Elle l’a accompagné jusqu’aux portes du consulat et lui a dit au revoir à l’entrée. C’est la dernière fois que l’éminent journaliste sera vu vivant.
Jamal Khashoggi est un journaliste de renom, connu pour son franc-parler, qui s’est exilé aux Etats-Unis en 2017 après être tombé en disgrâce à la cour du prince héritier Mohammed ben Salmane.
Ce brillant intellectuel âgé de 59 ans, Jamal Khashoggi n’a jamais mâché ses mots, que ce soit lorsqu’il a dirigé des rédactions dans son pays ou quand il a pris la plume depuis l’Occident pour critiquer le royaume saoudien à l’ère du puissant prince Mohammed, surnommé « MBS ». M. Khashoggi a quitté son pays après une campagne d’arrestations de dissidents, dont des prédicateurs et des intellectuels, en septembre 2017. A l’époque, il avait annoncé avoir été interdit de s’exprimer dans le quotidien panarabe Al-Hayat, propriété du prince saoudien Khaled ben Sultan al-Saoud, pour avoir défendu la confrérie islamiste des Frères musulmans, classée « terroriste » par Ryad. Jamal Khashoggi a aussi critiqué la politique saoudienne à l’égard du Yémen et du Qatar. Au Yémen, Ryad mène une guerre contre des rebelles soutenus par l’Iran et le Qatar fait l’objet d’un embargo saoudien pour ses liens présumés avec les Frères musulmans. Homme de grande taille, portant des lunettes, une moustache et un bouc grisonnant, M. Khashoggi est né à Médine (ouest). Proche de l’islamisme radical dans sa jeunesse, il a ensuite embrassé des idées libérales. Il a commencé sa carrière de journaliste dans les années 1980, collaborant notamment à Saudi Gazette, Okaz et Asharq al-Awsat. Jamal Khashoggi a couvert des conflits et a interviewé à plusieurs reprises en Afghanistan et au Soudan l’ancien chef d’Al-Qaïda, feu Oussama ben Laden. Jugé trop progressiste, il avait été contraint à la démission en 2003 du poste de rédacteur-en-chef du quotidien saoudien Al-Watan. Il y était revenu en 2007, mais était reparti en 2010 après un éditorial jugé offensant pour les salafistes, courant rigoriste de l’islam qui prône une obéissance totale au gouvernant. M. Khashoggi a longtemps entretenu des rapports ambigus avec le pouvoir saoudien, ayant occupé des postes de conseiller, notamment auprès d’un ancien ambassadeur à Washington, le prince Turki al-Fayçal, qui a aussi dirigé les services de renseignements saoudiens. Un autre prince, le milliardaire Al-Walid ben Talal, lui avait confié la direction d’une grande chaîne panarabe d’information en continu, « Alarab ». Mais ce projet, qui devait être lancé en 2015, n’a jamais vu le jour après une interdiction des autorités de Manama, proches de Ryad.
Complot meurtrier
Ce week-end a vu un nouveau rebondissement dans l’affaire Khashoggi: la police turque estime en effet que le journaliste saoudien, un critique du prince héritier Mohammed ben Salmane qui écrit entre autres pour le Washington Post, « a été tué au consulat par une équipe venue spécialement à Istanbul et repartie la même journée », a indiqué samedi une source proche du gouvernement turc.
Selon diverses sources des autorités turques citées par Reuters, Khashoggi a été assassiné au consulat. Un groupe de 15 Saoudiens, y compris des responsables du régime, se seraient envolés pour la Turquie ce jour-là. Ils auraient assassiné Khashoggi et seraient rentrés le soir même par avion.
« Nous avons des preuves de ce qui est arrivé à son corps », dit un haut fonctionnaire qui souhaite rester anonyme. Le Washington Post s’est également entretenu avec de hautes sources turques qui ont été informées de l’enquête et confirment que l’Arabie saoudite est soupçonnée d’avoir commis un meurtre dans le consulat.
Si Ryad a fermement démenti, le président turc Recep Tayyip Erdogan a déclaré attendre les résultats d’une enquête et les experts interrogés par l’AFP ont incité à la prudence tant que les faits n’auront pas été confirmés.
Cependant, si c’était le cas, cette affaire explosive ternirait davantage l’image internationale de l’Arabie saoudite et de son prince héritier, qui s’attache à cultiver une réputation de « réformateur » notamment en Occident, tout en étant critiqué pour son « autoritarisme ».
« MBS », 33 ans, avait déjà fait l’objet de critiques en novembre 2017 quand le Premier ministre libanais Saad Hariri s’était retrouvé bloqué pendant deux semaines à Ryad. Sa « poigne de fer » avait aussi été dénoncée après la détention de dizaines de personnalités saoudiennes, accusées de « corruption », au Ritz-Carlton après une purge.
« Difficile à avaler »
Il avait de nouveau été vilipendé quand des défenseurs des droits de l’Homme et des féministes avaient été appréhendés en plusieurs vagues depuis juin, dégradant l’image positive née de mesures sociétales inédites, comme l’autorisation de conduire pour les femmes. En août, le Canada avait vu son ambassadeur expulsé en raison de critiques sur la situation des droits humains en Arabie saoudite. De grands pays occidentaux s’étaient tus, par crainte de perdre des contrats, selon des analystes. Dimanche, Ottawa a jugé « inquiétantes » les « allégations » selon lesquelles Jamal Khashoggi aurait été tué dans le consulat saoudien.
L’affaire Khashoggi pourrait avoir des répercussions majeures en Occident
Selon Kristian Ulrichsen, de l’Université américaine Rice, elle ferait le jeu de ceux à Washington qui jugent que le royaume « sous MBS est sujet à des gambits apparemment imprudents, sans considération pour les conséquences, que ce soit le blocus du Qatar, la détention de Hariri, la rupture avec le Canada, sans parler de la guerre au Yémen » où Ryad intervient militairement.
Pour Bessma Momani, de l’université Waterloo au Canada, en cas de mort confirmée, et si « les accusations contre l’Arabie saoudite tiennent, l’image du +réformateur+ prince héritier serait plus difficile à avaler, en particulier à Washington et dans d’autres capitales occidentales ».
Crise avec Ankara?
L’analyste James Dorsey, lui, cite le risque pour Ryad de voir des membres de Parlements dans divers pays se mobiliser davantage en faveur d’un boycott sur les ventes d’armes. A Londres, le Foreign Office a dit travailler d’arrache-pied pour vérifier les accusations « extrêmement sérieuses » sur le meurtre de Jamal Khashoggi. Washington, grand allié de Ryad, et Paris ont déclaré suivre de près l’affaire. La Commission européenne a dit « attendre des éclaircissements des autorités saoudiennes sur le sort de M. Khashoggi ».
L’affaire aura également de graves répercussions sur les relations avec Ankara, dégradées depuis plus d’un an, relève M. Dorsey. « Si les Saoudiens étaient liés à la mort de Khashoggi, cela provoquerait certainement une crise diplomatique » entre ces deux poids lourds du monde musulman, abonde Kristian Ulrichsen. « La Turquie affirmera que c’est un affront à sa souveraineté et l’Arabie saoudite montrera du doigt l’alliance Turquie-Qatar pour expliquer les accusations de la Turquie », selon Bessma Momani.
Ankara, comme Doha, soutient la confrérie islamiste des Frères musulmans. La Turquie avait pris fait et cause pour le Qatar après la rupture en 2017 par Ryad et trois de ses alliés de leurs relations avec Doha en l’accusant de soutenir des « groupes extrémistes » et de se rapprocher de l’Iran. Les vues de M. Khashoggi, qui avait défendu les Frères musulmans, « ne sont pas si éloignées de celles » du parti au pouvoir en Turquie, pays qui, par ailleurs, « ne peut tolérer que des gens soient tués par des agents étrangers » sur son sol, souligne James Dorsey. Au final, vu la gravité de l’affaire Khashoggi, M. Dorsey « n’exclut pas » qu’elle aboutisse à une rupture des relations diplomatiques.
Côté saoudien, on se mobilise, à l’instar d’Ali Shihabi, de l’Arabia Foundation, qui invite la communauté internationale à « ne pas tirer de conclusions hâtives », en affirmant que « les Turcs ne sont pas une partie neutre ».
Les Etats-Unis doivent « exiger des réponses » de la part de l’Arabie Saoudite
C’est ce qu’a demandé dimanche un éditorial le Washington Post. « Les Etats-Unis doivent maintenant faire un effort concerté pour éclaircir tous les faits autour de la disparition de M. Khashoggi », déclare le Washington Post, qui appelle l’administration américaine à « exiger des réponses fortes et claires ».
Relevant que le président Donald Trump a qualifié le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane d' »allié favori », le quotidien a affirmé que le royaume devait en retour communiquer des informations sur le sort de Jamal Khashoggi. « Si le prince héritier ne répond pas en coopérant pleinement, le Congrès doit, dans un premier temps, suspendre toute coopération militaire avec le royaume », estime le Washington Post. Le quotidien a appelé la Turquie à dévoiler tout élément qu’elle détiendrait à l’appui de sa thèse de l’assassinat du journaliste et de « ne négliger aucune piste pour enquêter ». Il a également réclamé des explications de Ryad sur la présence d’un groupe de quinze ressortissants saoudiens qui se trouvaient au consulat à Istanbul en même temps que Jamal Khashoggi. « Nous ne pouvons qu’espérer que M. Khashoggi soit sain et sauf et qu’il retournera bientôt à son bureau », ajoute le Washington Post.
Avec l’AFP