La plaque tournante du recyclage des plastiques en Europe pourrait bientôt se situer en Belgique. La Flandre souhaite importer beaucoup plus de déchets et se positionner un acteur incontournable. Mais l’impact environnemental de cette pratique pose question.
Quiconque souhaite entrevoir l’avenir de l’industrie des plastiques devrait visiter le chantier du Projet 1 (P1) dans le port d’Anvers. Depuis septembre, un nouvel élément attire tous les regards: le séparateur C3, une colonne de 100 mètres de haut destinée à la purification du propylène. Le client, Ineos, publie régulièrement des rapports et des vidéos sur l’avancement des travaux de son nouveau craqueur d’éthane à Lillo, près d’Anvers. Le géant britannique de la chimie investit quatre milliards d’euros dans cette usine qui, dès 2027, transformera du gaz fossile en composants pour l’industrie des plastiques. Selon Ineos, cette installation affichera les émissions les plus faibles de tous les craqueurs européens.
Cet enthousiasme n’est pas partagé par tous. Des organisations environnementales ont récemment déposé une plainte, pour la cinquième fois depuis 2020, contre le cinquième permis environnemental du projet P1, dans l’espoir de l’arrêter définitivement. La nouveauté réside dans le fait qu’elles demandent cette fois explicitement au tribunal de prendre en compte l’impact climatique de l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement des plastiques, et plus seulement les émissions locales de l’unité de craquage. En amont de l’usine, cette chaîne est bien documentée: aux Etats-Unis, le gaz de schiste est extrait, la fraction d’éthane est séparée, transportée par pipeline jusqu’à la côte, puis liquéfiée dans des navires spéciaux traversant l’océan. Selon nos estimations, cette chaîne d’approvisionnement générera des émissions de CO2 deux fois supérieures à celles de l’usine elle-même.
Le produit du craqueur sert principalement à la fabrication de plastiques. «Plus de 88% du carbone contenu dans l’éthane issu du Projet 1 est intégré à des produits qui le captent et n’est donc pas émis», selon Ineos. Il est vrai que le plastique a une longue durée de vie dans certaines applications, comme les matériaux de construction. Mais l’emballage représente le segment le plus important. Selon leur utilisation, les produits en plastique sont mis au rebut tôt ou tard, et ce «stockage de carbone» n’est alors plus garanti.
De plus en plus de plastique
La Belgique produit près d’un million de tonnes de déchets plastiques par an, selon une nouvelle estimation. Une partie de ces déchets est recyclée, mais il s’agit pour l’instant d’un simple sursis, comme l’a déjà démontré une étude de référence publiée en 2017 dans la revue Science sur les plastiques en phase de déchet. Il s’agit d’une véritable lutte contre le courant. «Alors que nous recyclons de plus en plus, nous utilisons aussi de plus en plus de plastique. Ces deux tendances sont contre-productives», explique le professeur Johann Fellner de l’Université technique de Vienne. La consommation de plastique en Belgique augmentera d’un tiers d’ici 2050.
Par ailleurs, le secteur du recyclage est en berne. Le plastique neuf est tout simplement beaucoup trop bon marché, ce qui réduit considérablement la demande de matières recyclées. Il y a quelques semaines, la Fédération belge des secteurs des déchets et du recyclage (Denuo) a de nouveau tiré la sonnette d’alarme: «A peine 11% de la demande européenne totale de plastique est actuellement satisfaite par du plastique recyclé, une part qui stagne malgré des objectifs politiques ambitieux».
Les déchets plastiques non recyclés finissent à l’incinérateur. Cela représente 71% des déchets plastiques en Belgique. Si le système des sacs bleus semble efficace pour les emballages, d’autres flux de déchets pourraient expliquer ce chiffre très élevé: le plastique présent dans les ordures ménagères résiduelles, les déchets encombrants et les déchets commerciaux –de nombreux plastiques sont «manquants».
Transformer le plastique en énergie? Très polluant
«Le plastique, en tant que matériau, repose avant tout sur sa légèreté et sa résistance, explique Geert Bergsma, expert du cabinet de conseil CE Delft. Mais ses performances sont souvent moindres une fois les déchets éliminés. Nous le savions déjà dans les années 1970. C’est pourquoi la décision a été prise de convertir les déchets plastiques en énergie grâce à des incinérateurs.» Ces incinérateurs ne sont en réalité pas plus performants que les centrales au charbon. «Si on les considère uniquement comme des centrales électriques, alors en termes d’émissions de CO2 par kilowattheure, ils dépassent de fait celles d’une centrale à gaz et parfois même celles d’une centrale au charbon, surtout s’ils ne récupèrent pas la chaleur», confirme M. Bergsma.
La plupart des incinérateurs de déchets flamands ne sont pas (encore) raccordés à un réseau de chauffage urbain. L’entreprise de traitement des déchets Biostoom, à Ostende, a déposé une nouvelle demande d’autorisation à cet effet. «Nous souhaitons réutiliser au mieux l’énergie produite par notre incinérateur», explique Joke Carpentier, directrice de l’usine. L’association environnementale Bond Beter Leefmilieu met en garde: «Utiliser la chaleur résiduelle de l’incinération des déchets est utile, mais les déchets ne constituent pas une source d’énergie durable ou renouvelable.» L’abandon progressif de l’incinération des déchets demeure primordial; un réseau de chauffage ne doit donc jamais contraindre à ce système.

Fours à ciment
Les déchets industriels introduits dans le four de Biostoom sont connus dans le secteur sous le nom de combustible dérivé de déchets (CDD). Il s’agit de déchets combustibles prétraités, contenant généralement une quantité importante de plastique. Outre son utilisation comme intrant dans les usines d’incinération, le CDD sert également de combustible dans les fours à chaux et à ciment. En 2023, la Flandre a exporté plus de 100.000 tonnes de CDD, principalement vers l’industrie cimentière wallonne.
L’ONG Zero Waste Europe (ZWE) milite pour que la combustion de CSR (combustible dérivé de déchets) dans les cimenteries de l’UE ne soit plus considérée comme durable. «J’ai donc rencontré des représentants de l’industrie cimentière l’an dernier, se souvient Janek Vähk, militant de l’ONG. Ils m’ont clairement dit: nous voulons avant tout du plastique, en raison de son pouvoir calorifique élevé.» Aussi performant que les combustibles fossiles, affirme Zero Waste Europe, mais moins cher, voire gratuit.
L’Agence flamande des déchets (OVAM) souhaite mieux cartographier le flux de déchets CSR à l’avenir, notamment en raison de l’intérêt manifesté par l’ensemble du secteur manufacturier pour l’utilisation de ces déchets comme combustible d’appoint. Par ailleurs, selon l’OVAM, le CSR pourrait également être recyclé chimiquement après traitement, pour la production de nouveaux plastiques et de carburant.
Concernant le recyclage chimique: l’industrie pétrochimique se concentre sur la pyrolyse, qui permet de convertir de grands volumes de déchets plastiques en pétrole, mais ce procédé est énergivore et peu efficace.
Capture du carbone?
Il faudra probablement payer ces émissions à partir de 2028, date à laquelle les usines d’incinération des déchets seront également intégrées au système européen d’échange de quotas d’émission de carbone (SEQE-UE). Le marché du carbone incitera-t-il ces usines à investir dans le captage et le stockage du carbone (CSC), comme le suggère l’OVAM dans sa première étude d’impact? Le CSC/U (capture, stockage et utilisation du carbone) désigne la technologie permettant de capter une partie du carbone à la sortie de la cheminée et de le stocker ou de le réutiliser.
Biostoom Oostende a commandé une étude sur le sujet. «Techniquement, c’est possible, mais financièrement, ce n’est pas envisageable, explique Joke Carpentier, directeur de l’usine. Le traitement des déchets coûterait alors deux fois plus cher. Et que faire du CO2 capturé? Nous sommes trop petits pour le stocker; c’est plutôt le rôle de l’industrie chimique.»
En réponse, l’OVAM a déclaré qu’«il restera toujours une fraction de déchets combustibles non recyclables pour lesquels l’incinération est la meilleure technique de traitement disponible ». L’Agence flamande des déchets est consciente du coût élevé des technologies de captage et de réutilisation du carbone et étudie actuellement leur faisabilité ainsi que les conditions préalables nécessaires.
Janek Väkh, de Zero Waste Europe, qualifie le captage et la réutilisation du carbone pour les usines d’incinération de fausse solution. «L’incinération des déchets ne devrait pas avoir lieu à l’échelle actuelle. Pourquoi utiliser une technologie coûteuse et énergivore pour un système que l’on souhaite en réalité abandonner? Cela détourne l’attention du véritable problème, qui est que nous devrions produire moins de déchets et réutiliser davantage.»
Ou, comme le dit Joke Carpentier de Biostoom Oostende: «En fin de compte, nous sommes des incinérateurs de déchets. Nous traitons des déchets qui ne peuvent plus être utilisés. Tout le carbone qui entre ici se transforme naturellement en CO2, même si nous l’incinérons de la manière la plus efficace possible. Nous ne pouvons pas éliminer comme par magie cet apport.»
Plastique circulaire?
Le Plan d’exécution pour les matières plastiques, en Flandre, décrit un scénario circulaire ambitieux. Il démontre que l’objectif n’est pas de réduire les importations, mais plutôt de produire davantage de plastique en Flandre et, surtout, d’importer des quantités massives de déchets plastiques –jusqu’à 2,7 millions de tonnes d’ici 2050– pour les recycler localement. La Flandre souhaite se positionner comme «la plateforme européenne du recyclage des plastiques». L’objectif de ce scénario circulaire serait de produire au moins la moitié du plastique à partir de matériaux recyclés d’ici 2050 (et, étape supplémentaire, d’utiliser au moins un cinquième de polymères recyclés).
C’est nettement mieux qu’aujourd’hui, mais on est encore loin d’une économie circulaire complète, constate Mieke Houwen, conseillère au ministère de l’Emploi, de l’Economie, des Sciences, de l’Innovation et de l’Économie sociale. «Même dans un scénario d’économie circulaire, une grande quantité de matières vierges reste nécessaire, malgré l’augmentation des importations de matériaux recyclables en provenance des pays voisins. C’est donc un pas vers la circularité, mais pas un aboutissement.» Par ailleurs, la feuille de route estime que plus d’un demi-million de tonnes de déchets plastiques finiraient encore chaque année à l’incinérateur.
Une étude récente prévoit qu’en 2050, la moitié des déchets plastiques seront encore incinérés au sein de l’UE. Dans la revue Nature Sustainability, deux scientifiques australiens déplorent que le sort des déchets plastiques ne soit actuellement pas pris en compte par les politiques climatiques internationales. «L’industrie du plastique doit prendre conscience que sa chaîne de valeur nous imposera des émissions de carbone pour longtemps (verrouillage carbone)», écrivent-ils. Et d’ajouter: «Ce n’est qu’en liant l’ambition politique à la transformation industrielle que les plastiques pourront passer du statut de problème climatique à celui de partie de la solution.»

Juge danois
L’unité de craquage d’éthane qu’Ineos construit actuellement dans le port d’Anvers a une durée de vie d’au moins 40 ans. On estime qu’1,5 million de tonnes de la production du Projet 1 seront utilisées chaque année pour fabriquer de nouveaux plastiques. Leur incinération pourrait rejeter entre 3,75 et 4,5 millions de tonnes de CO2 dans l’atmosphère, soit près de trois fois les émissions enregistrées pour l’incinération des déchets en Flandre. Ces matériaux seront bien entendu distribués ailleurs en Europe.
Ineos ne souhaite pas commenter les émissions en aval de la chaîne de valeur. Selon la porte-parole Nathalie Meert, l’entreprise n’a pas encore été officiellement informée de la nouvelle plainte. Elle déplore que «les ONG aient une fois de plus opté pour l’obstruction judiciaire plutôt que pour un dialogue ouvert, malgré notre invitation claire à discuter directement de leurs préoccupations».
«Ineos s’engage à produire en Europe pour l’Europe et reste pleinement déterminée à fournir le vapocraqueur le plus propre et le plus écoénergétique d’Europe, avec des émissions de CO2 inférieures à la moitié de celles des installations les plus performantes du continent», réaffirme Meert. Un fait marquant: en novembre, un tribunal danois a annoncé l’annulation par Greenpeace du permis d’exploitation du gisement de Hejre, au large des côtes danoises. Le tribunal a estimé que la demande de l’entreprise ne prenait pas suffisamment en compte les impacts climatiques de l’extraction du pétrole et du gaz.
La question est de savoir si le Conseil des litiges en matière de permis appliquera ce raisonnement aux plastiques d’origine fossile. Une décision est attendue dans quelques mois, et d’ici là, l’unité de craquage pourrait déjà être en phase d’essais.
Par Jelle De Mey et Thomas Goorden
Cet article a été réalisé avec le soutien du Fonds Pascal Decroos pour le journalisme spécialisé.
N’étions-nous pas champions du recyclage du plastique?
En réponse, l’Agence flamande de gestion des déchets (OVAM), étroitement associée à l’élaboration du Plan d’exécution pour les matières plastiques, a déclaré être en désaccord avec les chiffres de l’étude concernant l’incinération et le recyclage. Selon l’OVAM, le taux de recyclage en Flandre est bien plus élevé et le taux d’incinération bien plus faible. S’appuyant sur son système de suivi des données (MATIS), l’agence indique notamment que le taux de recyclage des plastiques déclaré est supérieur à celui réellement pris en compte dans le Plan d’exécution.
Parallèlement, l’OVAM indique ne pas connaître la quantité réelle de plastique mise sur le marché, n’étant pas une autorité flamande. Elle admet également que les ordures ménagères résiduelles et les déchets commerciaux mélangés contiennent encore «une quantité non négligeable de plastique», d’après ses propres analyses de tri. Cependant, dans les statistiques relatives aux déchets destinés à l’incinération, les plastiques ne constituent plus une catégorie distincte et ne peuvent donc plus être suivis comme un flux de déchets.
Il est important de noter dans cette discussion que la Belgique dispose d’une capacité de production de près de 6 millions de tonnes de plastique vierge, mais seulement d’un demi-million de tonnes de plastique recyclé. Selon l’organisation sectorielle Plastics Europe, au moins quatre fois plus de plastique vierge (sans matériau recyclé) que de plastique recyclé entre sur le marché belge. Ainsi, si la Belgique est leader sur le marché européen du recyclage du plastique, cela ne concerne que les plastiques et emballages collectés sélectivement. Or, la production et la consommation suggèrent un système loin d’être circulaire.
Concernant les déchets plastiques collectés sélectivement, notamment ceux contenus dans les sacs bleus (PMC) et les plastiques rigides déposés dans les déchetteries, la Flandre met tout en œuvre pour qu’ils parviennent à une entreprise de recyclage (souvent locale). Une fois correctement triés, la grande majorité de ces déchets connaît une seconde vie.