Lors de leurs migrations, les tortues marines s’orientent et se repèrent en exploitant le champ magnétique terrestre. Mais, comment peuvent-elles retourner sur un lieu précis, après des mois voire des années d’absence? Des scientifiques de l’université de Caroline du Nord se sont penchés sur la question.
Depuis plusieurs mois, une tortue caouanne nage dans les hautes mers. Le reptile, reconnaissable à sa dossière marron orangé, migre en direction des côtes des eaux chaudes tropicales. Après plus de deux années sans ponte, il est temps qu’elle se dirige vers son site de nidification. La tortue caouanne fait partie des espèces migratrices qui parcourent de nombreux kilomètres à travers les océans pour retrouver son refuge saisonnier, son site d’alimentation ou de reproduction. Cette capacité la rend emblématique dans la navigation. Mais la manière dont cet animal migrateur retrouve les endroits précis de ses différentes zones de vie reste une énigme. Des scientifiques de l’université de Caroline du Nord à Chapel Hill, aux Etats-Unis, ont récemment publié une étude dans laquelle ils percent ce mystère.
Comme de nombreux animaux migrateurs aériens ou aquatiques, la tortue caouanne est dotée d’une sensibilité magnétique, aussi appelée «magnétoréception». Elle est ainsi capable de discerner le champ magnétique terrestre, défini comme étant une force invisible générée par un aimant ou un courant électrique. Aussi considéré comme le «bouclier terrestre», il joue un rôle vital pour la planète. «Il la protège des particules chargées (électrons et protons) qui forment le vent solaire et sont envoyées par le soleil», détaille la professeure Mioara Mandea, géophysicienne au Centre national d’études spatiales à Paris. En plus de cette fonction, le champ magnétique terrestre est essentiel pour le déplacement sur de longues distances des espèces migratrices. Ces dernières l’utilisent pour s’orienter, comme une boussole, et pour se repérer géographiquement, comme une «carte» magnétique. «En bateau, le navigateur a lui aussi besoin à la fois d’une carte pour savoir où aller et d’une boussole pour connaître la direction à prendre», souligne Kayla Goforth, coautrice de l’étude et chercheuse postdoctoral à Texas A&M University.
Le champ magnétique terrestre est défini par ses composantes géomagnétiques. «Ce sont les différentes mesures qui le décrivent, comme son intensité, sa direction ou ses variations au fil du temps», poursuit Mioara Mandea. Ces éléments caractérisent chaque zone géographique par ses propres coordonnées ou sa signature magnétique spécifique. Autrement dit, le champ magnétique terrestre offre à chaque lieu des données magnétiques uniques. «Pour détecter ces variations du champ magnétique, on utilise des appareils appelés magnétomètres », précise la professeure. Ces paramètres particuliers pourraient être un moyen pour la tortue caouanne de reconnaître ses différents territoires et d’y retourner. Cependant, cela nécessiterait un apprentissage et une mémorisation parfaite des coordonnées magnétiques de chaque zone géographique. Jusqu’ici, ces aptitudes n’ont pas encore pu être démontrées par les scientifiques, jusqu’ici.
Après les souris, les tortues dansent!
Durant leurs premiers jours dans l’immensité océanique, les tortues caouannes sont déjà réceptives au champ magnétique. Le long de leur route migratoire, elles nagent suivant des directions dans lesquelles
les courants océaniques sont favorables. C’est ainsi que ces tortues marines s’installent dans plusieurs zones géographiques associées à des sites d’alimentation ou encore de reproduction, des lieux auxquels elles resteront fidèles toute leur vie. Afin d’étudier la question de l’apprentissage des signatures magnétiques, les chercheurs ont récupéré des tortues caouannes juvéniles, âgées de un à deux mois, à la sortie de leurs nids sur l’île Bald Head, en Caroline du Nord. Elles ont été prélevées dans huit à dix nids différents tous les mois d’août entre 2017 et 2020. Les scientifiques les ont ensuite transportées dans leur laboratoire à Chapel Hill pour réaliser des tests comportementaux. Durant ces trois années, ils ont travaillé avec quatre cohortes pouvant regrouper jusqu’à seize chéloniens.
Dans une première expérience, les chercheurs ont relevé les signatures magnétiques spécifiques de deux lieux océaniques. L’une désignait un endroit dans le golfe du Mexique tandis que la seconde correspondait à un emplacement près du New Hampshire, aux Etats-Unis. Pour les reproduire dans le laboratoire, ils ont eu recours à un système de bobines magnétiques. «C’est un grand cadre autour duquel est enroulé un fil électrique. Tout ce qui produit un champ électrique génère également un champ magnétique, donc c’est en faisant passer un courant électrique dans les fils que l’on a recréé un champ magnétique», décrit Kayla Goforth. Les coordonnées des lieux ont ensuite été soumises aux tortues juvéniles.
Dès lors, l’équipe a mis en place une technique de récompense liée au champ magnétique. Seul l’un des deux champs offrait de la nourriture aux tortues marines. Durant deux mois consécutifs, un groupe de chéloniens obtenait sa récompense uniquement dans la zone du golfe du Mexique tandis que la seconde moitié exclusivement dans la zone du New Hampshire. A la suite de ce premier conditionnement, les scientifiques ont découvert un comportement étonnant de la part de l’animal, «la danse de la tortue».
Les tortues marines se redressent, sortent la tête hors de l’eau, ouvrent la bouche, battent des nageoires antérieures et vont jusqu’à tourner en rond. Les scientifiques définissent cette danse comme étant un comportement d’anticipation de la récompense alimentaire. C’est seulement lorsqu’elles se retrouvent dans le champ magnétique qui les offre que les tortues caouannes réalisent ces mouvements. «Cette danse n’a lieu qu’en captivité. Les tortues s’agitent lorsqu’elles pensent recevoir la nourriture», confirme la chercheuse. Ce comportement démontre la capacité des tortues à reconnaître les champs magnétiques récompensés en faisant le lien avec la nourriture. Ces dernières ont même continué à faire la distinction entre les deux champs quatre mois plus tard, sans y avoir été de nouveau confrontées.
Afin de confirmer ce premier test, les scientifiques l’ont réalisé à plusieurs reprises avec différentes cohortes de tortues face à d’autres champs magnétiques dont les composantes géomagnétiques différaient. Les résultats de chacun des tests concordent; les tortues sont capables d’apprendre les coordonnées d’un lieu confortant ainsi le principe fondamental de la navigation grâce aux cartes magnétiques. «Les tortues utilisent peut-être aussi des repères visuels ou des signaux olfactifs pour reconnaître les lieux. Mais dans notre étude, ces facteurs ont été contrôlés. Ils étaient identiques dans chacun des champs magnétiques», insiste Kayla Goforth.

La détection du champ magnétique
Afin de réaliser l’effet de ces champs magnétiques sur le sens de la carte et de la boussole interne des tortues, les spécialistes ont de nouveau confronté les tortues caouannes à des champs magnétiques récompensés et à des champs magnétiques non récompensés, brouillés tous deux par des champs de radiofréquence. Il a alors été observé que la boussole est perturbée par ces champs de radiofréquence, ce qui n’est pas le cas de la carte. «Le sens de la carte chez les tortues semble reposer sur un mécanisme différent. Une possibilité est que des chaînes de magnétite biogénique, une particule magnétique, permettent aux tortues de détecter les informations cartographiques», observent Kayla Goforth.
Cette observation suggère donc que les tortues marines possèdent deux mécanismes distincts de magnétoréception pour se déplacer. «Elles peuvent utiliser ces deux capacités de manière indépendante. Les tortues doivent reconnaître le champ magnétique dans lequel elles se trouvent, sans avoir besoin de s’orienter dans une direction particulière», précise la chercheuse.
Différentes études scientifiques, reposant sur les mécanismes de navigation des vertébrés tels que les oiseaux ou encore les amphibiens, ont pu démontrer que ces systèmes de magnétoréception doubles sont courants. Ils permettraient de rendre plus optimale la navigation en direction d’une zone géographique précise.
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Sarah Boulvard