Trois études récentes prédisent, avec davantage de certitude, un bouleversement des courants océaniques. Avec des conséquences sur nos hivers qui deviendraient… polaires.
L’Amoc passionne les climatologues. Il les inquiète aussi. Ces quatre lettres désignent la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique. C’est un puissant courant océanique, incluant le Gulf Stream, qui influence fortement la météo. C’est une sorte d’immense tapis roulant à travers les océans qui transporte les eaux chaudes de l’Atlantique sud vers les latitudes de l’Atlantique nord et ramène les eaux froides vers l’hémisphère sud. Cette circulation, donc dite de retournement, a un effet régulateur sur la chaleur auquel l’Europe doit son climat tempéré. Il est donc vital pour la météo en Europe, mais aussi pour une partie de l’Amérique, du nord de l’Asie et de l’Afrique. Il s’agit surtout d’un phénomène hivernal permettant d’atténuer le froid à cette période de l’année dans nos contrées.
Si ce courant venait à diminuer ou à s’effondrer, on en sentirait très vite les conséquences. En clair, on se les gèlerait grave, les mois hivernaux. On sait depuis les années 1980 que la circulation de ce courant océanique est très sensible. Ce n’est que depuis une décennie que des études évoquent sérieusement un possible ralentissement voire un effondrement de l’Amoc. Mais, jusqu’ici, les scientifiques eux-mêmes ne s’en faisaient pas trop. Dans sa dernière livraison, en 2021, le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) avait estimé qu’il était peu probable que cet affaissement ait lieu au cours de ce siècle. En février dernier, des chercheurs britanniques avaient confirmé cette intuition. Mais une étude parue cet été, jugée très pertinente, a ravivé les craintes d’un arrêt prématuré de l’Amoc, même en cas de forte réduction des émissions de C02.
Ambiance glacée
Cette étude, publiée fin août dans la revue Environnemental Research Letters, menée par le Néerlandais Sybren Drijfhout, affirme, sur la base de données inédites, que le risque d’un arrêt de cette circulation océanique atlantique est «plus élevé qu’on ne le pensait» et que le point de bascule pourrait être franchi d’ici quelques décennies à peine. Une autre étude, publiée en juin, dans la revue Geophysical Research Letters et coécrite par le climatologue néerlandais Michiel Baatsen, établit qu’avec un ralentissement sévère de l’Amoc, le Nord-Ouest de l’Europe connaîtrait des hivers beaucoup plus rigoureux qu’actuellement, en dépit du réchauffement global. Des villes comme Paris ou Bruxelles pourraient souffrir de minima plus froids de 11°C que par le passé et il y aurait trois fois plus de jours de gel, avec un mercure pouvant descendre jusque -18°C.
Des pays comme la Norvège subiraient plus brutalement encore ce refroidissement en hiver, avec des températures plus froides de 25°C par rapport à la période préindustrielle. Plus étendue, la banquise descendrait jusqu’au nord de l’Ecosse et serait la cause d’un rafraîchissement particulièrement important dans le nord du Vieux Continent. L’Europe du sud serait, elle, moins touchée. Et que les optimistes se réfrènent, cela n’aurait pas d’incidence sur les températures élevées de l’été. Le rafraîchissement de l’hiver ne se ferait pas sentir en juillet ou en août. Le risque de canicule ne disparaîtrait pas. Au contraire, un effondrement de l’Amoc pourrait même augmenter les extrêmes chauds en période estivale. Peu de travaux avaient jusqu’ici abordé les conséquences d’un ralentissement du courant océanique atlantique comme l’a fait cette étude néerlandaise.
Le jour d’après
«Les auteurs de ces deux recherches sont très connus et reconnus dans le milieu, affirme Michel Crucifix, climatologue à l’ULB, qui a également contribué à des travaux sur l’Amoc. On savait que les études précédentes étaient soumises à révision. Le Pr. Drijfhout évoque d’ailleurs le biais des modèles jusqu’ici utilisés. J’avoue qu’il y a dix ans, je n’aurais pas parié sur le résultat qui est publié aujourd’hui. La dramatisation hollywoodienne de films comme Le Jour d’après prêtait à sourire. Mais l’article du chercheur néerlandais montre qu’un effondrement du courant océanique atlantique est très plausible entre 2050 et 2100. On est loin du «peu probable» du Giec».
Le Pr. Crucifix explique aussi que cela joue sur la variabilité du climat. «Il y a quelques années, on avait encore du mal à modéliser la variabilité climatique, dit-il. Les prévisions de température moyenne établies il y a 40 ans selon les émissions de carbone restent valables. Les choses se passent malheureusement comme prévu. Par contre, ce qu’on n’avait pas pronostiqué, c’est que le réchauffement climatique s’accompagne de changements dans les extrêmes. C’est ce que montre l’étude de Baatsen. On est face à des patterns climatiques de moins en moins prévisibles.»
Enfin, une troisième étude, publiée fin août dans la revue Nature, montre que le risque de changements brusques concerne aussi l’environnement de l’Antarctique. Selon les chercheurs australiens qui signent ces travaux, «le ralentissement de la circulation de retournement antarctique réduit l’étendue de la banquise autour du Pôle Sud bien en-deçà de sa variabilité naturelle des siècles passés et se révèle plus brusque que la perte de glace marine de l’Arctique». De «possible», ce phénomène est désormais qualifié de «presque irréversible». Le point de bascule pourrait être plus rapidement atteint que la glace au Pôle Nord. «Le risque, ici, est une montée globale du niveau des mers de plusieurs mètres à cause de la dilatation thermique des océans, prévient Michel Crucifix. Il s’agit certes d’une dynamique lente. Le Giec ne le considère pas encore comme un événement probable. Mais la science, elle, ne permet pas de rejeter son éventualité.»
Ces risques et surtout la variabilité climatique ne sont toujours pas suffisamment pris en compte par les responsables politiques. Certes, le commissaire européen chargé du Climat, le Néerlandais Wopke Hoekstra, a qualifié les résultats de l’étude de Sybren Drijfhout de «signal d’alarme». «Mais les politiques aujourd’hui ne songent qu’à l’adaptation au réchauffement global de 2°C, souligne le Pr. Crucifix. Or ce que nous apprennent les études susmentionnées, c’est qu’on est confronté à un système climatique de plus en plus imprévisible avec des variations très extrêmes. La responsabilité des politiques est de s’y préparer, comme on anticipe dans une centrale nucléaire les réactions à un écoulement de l’eau de refroidissement ou à une surchauffe du moteur.»
«On est face à des patterns climatiques de moins en moins prévisibles.»