Taxe Zucman en France ou taxe des millionnaires en Belgique: les superriches voient rouge et s’enferment dans leur tour d’ivoire. Le débat actuel est caricatural. Et si on se calmait?
Si vous n’avez pas entendu parler de la taxe Zucman, c’est que vous êtes reclus en très haute montagne. Cette proposition d’impôt de 2% sur les patrimoines français d’au moins 100 millions d’euros est, depuis plusieurs semaines, «le» sujet de la rentrée politique chez nos voisins. Et il est en train de contaminer les débats budgétaires en Belgique: le PTB en rajoute une couche avec sa taxe des millionnaires et Conner Rousseau, le président de Vooruit, a jeté dans l’arène son idée de taxe progressive des millionnaires –elle commencerait à 0,3% pour les fortunes de plus d’un million d’euros.
L’économiste Gabriel Zucman, à la tête de l’Observatoire européen de la fiscalité, ne s’attendait sans doute pas à une telle médiatisation. Son visage poupon un peu chafouin s’affiche tant à la Une du magazine Le Point, plutôt à droite, qu’à celle du quotidien Libération, plutôt à gauche. Avec des positions éditoriales évidemment opposées dans les titres: «Pourquoi la haine des riches?» pour Le Point; «Taxe force» pour Libé. Le débat est en effet très polarisé, surtout depuis que Bernard Arnault, à la tête du groupe de luxe LVMH, a dégainé un bazooka contre celui que les socialistes appellent «l’ange Gabriel». Lors d’une interview, le deuxième homme le plus riche de l’Hexagone (158 milliards de dollars, selon le magazine Forbes), a traité Gabriel Zucman de «militant d’extrême gauche» et de «pseudo-universitaire».
Cette virulence trahit une certaine fébrilité des patrons français qui, avant la nouvelle crise gouvernementale du 6 octobre, avaient décidé de manifester leur ras-le-bol le 13 octobre en organisant un grand meeting à Bercy, avant de le reporter sine die: du jamais-vu depuis… l’arrivée de François Mitterrand à l’Elysée au début des années 1980. Auparavant, ce genre de palabres fiscales les faisait sourire. Plus maintenant. C’est que la pression monte, avec un constat que résume l’économiste Thomas Piketty, autre bête noire des superriches: «Les 500 plus grandes fortunes ont progressé de 500% de 2010 à 2015.» «Si Bernard Arnault s’énerve à ce point, c’est qu’il sent que ce n’est désormais plus une utopie; il y a donc panique à bord», sous-entend Magali Verdonck, senior economist, chercheuse au Dulbea, le département d’économie appliquée de l’ULB, qui a cosigné une étude sur la taxation des grands patrimoines en Belgique en 2024.
«On est dans une logique de classe contre classe, avec une séquence de durcissement de ton.»
La révolte des riches
Sans doute est-ce cette panique qui rend le débat en France aussi caricatural. Et en Belgique, où, comme le note l’étude du Dr. Verdonck, «10% des ménages aux patrimoines les plus élevés possèdent aujourd’hui 59% du patrimoine net total». A se demander s’il y a moyen de réconcilier les très riches, qui parviennent à éluder une partie significative de l’impôt, et le reste des contribuables, dont beaucoup laissent à l’Etat plus de la moitié de leur salaire. Pour le politologue Pascal Delwit (ULB), «ce débat s’inscrit dans une période d’accroissement de l’exacerbation politique et sociale qui dure depuis quelques années». «La question de la fiscalité n’a en outre jamais été un sujet de discussion simple, ajoute-t-il. On est, ici, dans une logique de classe contre classe ou bloc contre bloc, avec une séquence de durcissement de ton contre la révolte des riches qui a débuté dans les années 1970 et n’a cessé de monter jusqu’à aujourd’hui.»
En 2014, le journaliste et essayiste Jean-Louis Servan-Schreiber expliquait déjà, dans Pourquoi les riches ont gagné (Albin Michel), que ces derniers l’avait emporté sur tous les tableaux: l’argent, l’influence politique et le contrôle des médias. «Les riches sont de plus en plus riches et ils refusent de payer le juste impôt, voire l’impôt tout court dans le chef d’une partie d’entre eux, complète le Pascal Delwit. Ils ont d’abord contesté les tranches fiscales, le principe de solidarité sociale et désormais celui de la fiscalité elle-même. Leur révolte débouche sur des postures libertariennes qui ne sont pas propres aux Etats-Unis. Il existe des réminiscences chez nous.» Et le politologue d’illustrer son propos avec le discours de l’Arizona, en particulier du MR, qui affirme ne plus avoir besoin des médias publics et souhaite diminuer les dépenses de soins de santé, les allocations de chômage, tout en diminuant la fiscalité des riches, par exemple en exemptant les plus hauts salaires de cotisations sociales.
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Problème de domination
«C’est vrai, les superriches, c’est devenu un gros problème, renchérit l’économiste Etienne de Callataÿ, professeur à l’ULB et gestionnaire de patrimoine chez Orcadia. Ils ont acquis une trop grande puissance. Voyez Vincent Bolloré, en France, à la tête du Groupe Canal+ (CNews), d’Europe 1, du Journal du Dimanche, Paris Match, Capital… Il y a là, comme avec les Gafa américains dont les patrons sont richissimes, un problème de domination, de perte de concurrence dont le libéralisme ne s’accommode pas. Quand des individus deviennent trop puissants, cela devient mauvais pour l’économie dont l’atomicité des agents est le b.a.-ba. Et quand l’avidité atteint ces proportions, cela risque d’engendrer une révolte sociale.»
Si beaucoup sont cloîtrés dans leur monde parallèle, certains sont conscients de ce fossé qui se creuse et des dangers que cela engendre. Le Pr. de Callataÿ évoque une rencontre récente avec l’ancien patron de Petrofina, François Cornelis, qui, en parlant du débat autour de la taxe Zucman, reconnaissait qu’avec un prélèvement de 2% sur 100 millions, il en restait tout de même encore 98, soit de quoi bien vivre… On se souvient de Warren Buffett, l’un des hommes les plus riches de la planète, qui s’offusquait d’être proportionnellement moins taxé que sa secrétaire. Mais la grande majorité des superriches ne voient pas les choses du même œil. Beaucoup affirment que ce genre de taxes nuirait à leurs investissements et donc, in fine, à l’emploi. Et sur cet argument, ils bénéficient de l’appui de politiques avec lesquels ils entretiennent trop souvent des relations incestueuses, comme Emmanuel Macron que Bernard Arnault appelle directement lorsqu’il est mécontent ou José Manuel Barroso qui a directement été engagé par la banque Goldman Sachs lorsqu’il a quitté la présidence de la Commission européenne.
«Si l’on veut taxer le patrimoine, il faut mettre en route une armada administrative.»
Toujours le chantage à l’emploi
«On connaît la jolie petite musique du ruissellement, cette théorie selon laquelle favoriser les revenus des plus riches profite à toute l’économie et donc aux moins favorisés aussi, indique Magali Verdonck. Mais on n’a jamais démontré que cela fonctionnait. Au contraire, si la richesse est exponentielle, les inégalités le sont mécaniquement aussi. C’est plutôt investir dans la santé et l’enseignement qui est bon pour l’économie et pour les entrepreneurs.» La rengaine classique du chantage à l’emploi a, malgré tout, la peau dure. «Il faut déconstruire ce discours sur l’incitation financière, réagit, lui aussi, Etienne de Callataÿ. Dire, comme le font certains partis dont le MR, que taxer les très riches découragera la création d’entreprises, l’innovation, etc., est juste faux.»
L’argument de la méritocratie –je suis riche parce que j’ai bossé pour– est aussi souvent malvenu. En Belgique, la plupart des entrepreneurs très fortunés sont d’abord des héritiers: la famille Frère, Luc Bertrand (PDG d’Ackermans & van Haaren), les Lhoist, la famille Collinet (Carmeuse), les Wittouck (qui ont fondé la Raffinerie tirlemontoise)… Mais alors pourquoi les riches résistent-ils autant? Les 2% de la taxe Zucman sont très loin des 80% et même des 90% de la tranche d’impôt la plus élevée atteinte aux Etats-Unis entre la crise de 1930 et la Seconde Guerre mondiale. Or, actuellement, les crises de la dette dans un monde qui doit assumer une transition énergétique et écologique inédite constituent un défi majeurs pour nos démocraties.
«C’est juste une question de compétition entre eux qui les inhibe face à l’impôt, lance Philippe Defeyt, économiste à l’Institut pour un développement durable. Ils sont accros au classement Forbes et ne veulent rien céder.» Toutefois, il est clair que taxer davantage les plus riches ne règlera pas tout. Loin de là. «Le « y a qu’à » est aussi absurde, car si l’on veut taxer le patrimoine, il faut mettre en route une armada administrative pour avoir accès aux données, d’autant qu’il n’existe chez nous aucun cadastre des fortunes, prévient le Dr. Verdonck. Cela coûtera de l’argent au départ et prendra du temps.»
Mais, au-delà des recettes qui ne seraient ni miraculeuses ni négligeables, il y a l’aspect symbolique. L’ensemble des citoyens adhéreraient plus facilement à l’impôt s’ils avaient l’impression que celui-ci était plus justement réparti en haut de la pyramide. «De toute manière, il paraît difficile de taxer davantage le travail et de presser encore plus la classe moyenne, reconnaît Denis-Emmanuel Philippe, fiscaliste et maître de conférences à l’ULiège. Demander à une caissière de supermarché de payer relativement plus d’impôt que celui qui possède 100 millions n’est pas normal. On ne peut pas balayer l’idée d’une taxe sur les millionnaires d’un simple revers de la main, même s’il faut reconnaître que les grandes fortunes chez nous sont déjà de plus en plus taxées que ce soit avec la nouvelle condition d’immobilisation financière qui touche surtout les holdings familiales, la taxe Caïman, les sociétés de management, ou bientôt les plus-values et les assurances-vie…»
«Un impôt sur les successions avec une progressivité autre qu’aujourd’hui serait plus efficace et juste.»
Lever tous les tabous
Les niches fiscales et les aides publiques restent néanmoins nombreuses. En France, après avoir épluché des rapports officiels, deux journalistes du Nouvel Obs ont révélé, dans Le Grand Détournement (Allary, 2025), comment, chaque année, les entreprises et les Français les plus riches bénéficient de 270 milliards d’aides et de cadeaux fiscaux. Interrogé par l’hebdomadaire, l’économiste Jacques Attali, proche du président Macron et de François Hollande, plaide pour que les aides soient désormais accordées sous conditions. «En Belgique, il faudrait faire table rase et entreprendre une profonde réforme de la fiscalité en s’attaquant à tous les tabous fiscaux», considère pour sa part Me Philippe. Sous le précédent gouvernement, l’ancien ministre des Finances, Vincent Van Peteghem (CD&V) s’y est essayé, mais il s’est heurté à un mur libéral.
Parmi les tabous, Philippe Defeyt relève celui de l’héritage. «Un bon impôt sur les successions avec une progressivité autre qu’aujourd’hui serait plus juste, dit-il. Elle corrigerait l’ »héritocratie » qui s’est installée partout en Europe. Et, contrairement à ce qu’affirme inconsidérément Maxime Prévôt, il ne s’agit pas d’un impôt sur la mort mais bien sur les vivants!»
Un autre point de résistance des plus riches est la gestion des deniers publics. Ils sont convaincus que leur argent servira à éponger le déficit d’un budget mal géré depuis longtemps. «La plupart de mes clients fortunés me tiennent ce discours, confie Denis-Emmanuel Philippe. Ils seraient d’accord de contribuer davantage si on s’attaquait plus aux dépenses publiques et s’ils savaient exactement à quoi servent les impôts, comme cela se passe en Australie où les autorités communiquent aux contribuables, au dollars près, ce qui sera alloué à l’enseignement, la défense, la santé, etc., avant de leur envoyer une lettre de remerciement.»
Pour casser la glace –on peut rêver– qui sépare les riches contribuables des autres, il faut sans doute aussi éviter les taxes trop symboliques. C’est vraisemblablement le défaut de la taxe Zucman. «S’attaquer aux plus-values est moins sexy qu’une taxe de 2% sur les gros patrimoines, mais tout aussi efficace et cela passe mieux», estime Philippe Defeyt. Il faudrait, en outre, multiplier les mesures plutôt que de s’accrocher à une seule qui peut être jugée stigmatisante. Plus favorable à taxer les revenus que le patrimoine lui-même, Etienne de Callataÿ propose, lui, d’offrir une alternative à la taxe Zucman: «Soit les plus fortunés paieraient 2% sur leur patrimoine, soit ils prélèveraient eux-mêmes 4% pour l’investir, sous contrôle de l’autorité publique, dans une fondation d’intérêt général qu’ils géreraient eux-mêmes et dont ils choisiraient l’objet, que ce soit dans la santé, l’éducation, l’aide au développement ou que sais-je?», suggère-t-il. Avec un peu de clairvoyance politique, il y a moyen de rendre le débat moins caricatural.