Présentée comme un levier pour l’e-commerce, la réforme recentre la «nuit» sur minuit à 5 h dans cinq secteurs de la distribution. Avec cette mesure, les finances publiques perdraient environ 19,9 millions d’euros. Le gouvernement invoque l’attractivité, là où syndicats et économistes y voient surtout un recul ciblé des rémunérations.
Si les nuits s’allongent à mesure que l’automne s’installe, David Clarinval (MR), vice-premier ministre et ministre de l’Emploi, de l’Economie et de l’Agriculture, tient toujours à les raccourcir pour des dizaines de milliers de travailleurs de nuit. La volonté du libéral est de faire passer l’horaire de nuit donnant droit à des primes de minuit à 5 h, au lieu de 20 h à 6 h pour les nouveaux contrats d’après la réforme. Le changement d’heure ferait perdre cinq heures de nuit, et donc le droit à des primes, aux nouveaux employés de cinq secteurs de la distribution. Pour une différence brute de 150 à 600 euros par mois par portefeuille selon les estimations de l’économiste de la CSC et de l’ULB, Olivier Malay.
Selon ses estimations fondées sur la version précédente de la réforme, celle-ci aurait entraîné un manque à gagner pour l’Etat. Quand les primes de nuit baissent, salariés et employeurs versent moins de cotisations sociales et les salariés paient moins d’impôt sur le revenu. En retenant une imposition de 40% sur ces primes et un impôt des sociétés de 25% sur les économies réalisées par les entreprises, la Sécurité sociale perd 18 millions d’euros et l’Etat 1,7 million, soit 19,9 millions pour l’ensemble des finances publiques. Pour les ménages, la diminution des primes retire environ 25 millions d’euros de revenus. Pour les entreprises, les économies atteignent 44,9 millions d’euros par an après impôts. Ces montants décrivent l’ancienne version large de la réforme et seraient plus faibles si le périmètre final restait limité à cinq secteurs. Mais la logique, elle, resterait la même.
Le député à la Chambre François De Smet (DéFI) a interpellé le ministre sur la question et résume la situation: «On savait déjà que l’Arizona était doté d’une grande imagination. On ne s’attendait pas à ce qu’elle réinvente le cycle de la nuit. L’être humain n’est pas fait pour travailler à des heures pareilles. Ce ne sont pas seulement les médecins et les syndicats qui s’interrogent sur une telle réforme, mais les économistes aussi. Je comprends le dilemme du gouvernement qui doit choisir entre la santé des travailleurs et la compétitivité des entreprises. C’est donc chose faite, alors que les études montrent que l’espérance de vie est affectée par le travail de nuit. Insomnie, stress… Qui va accepter de se soumettre à tout cela sans compensation financière? Est-ce que cette réforme va même être génératrice d’emplois?»
La réforme du travail de nuit s’accompagne aussi de celle limitant le chômage à deux ans. Comme l’explique l’économiste Olivier Malay: «La distribution peine déjà à recruter. Réduire les primes limitera encore l’attractivité. Mais le pari politique de David Clarinval semble être de pourvoir ces postes au moyen d’un durcissement des règles de chômage et d’un contrôle accru des incapacités de longue durée.»
Cheval de Troie de l’e-commerce
Initialement, David Clarinval voulait appliquer sa réforme à dix secteurs de la distribution. Soit à près de 900.000 travailleurs dont 172.000 travailleurs du soir ou de la nuit. Après des discussions entre patronat et syndicats en juillet, son texte n’en comprend plus que cinq. Une «victoire en demi-teinte» pour les syndicats qui voulaient le rejet total de la réforme. A l’inverse du patronat qui, lui, souhaite atteindre onze secteurs. «Ces onze secteurs regroupent près d’un million d’emplois, soit entre un quart et un cinquième de la main-d’œuvre belge, explique Olivier Malay. Ce qui est absurde, c’est que le gouvernement nous dit que c’est une réforme nécessaire pour que la Belgique s’adapte à ses voisins et gagne en compétitivité, en attractivité, sur l’e-commerce. Mais ce secteur ne comprend qu’entre 20.000 et 30.000 personnes et, dans l’hypothèse la plus ambitieuse, pourrait à l’avenir compter 40.000 à 50.000 personnes. On utilise un petit segment comme cheval de Troie pour une réforme bien plus large.»
Le discours politique continue de placer l’e-commerce au centre des enjeux de la réforme. David Clarinval fait mention d’une fuite des entreprises en ligne (Alibaba, Amazon…) d’une Belgique mauvaise élève qui n’arrive pas à concurrencer ses voisins européens et qui perd une part importante du marché. Pour nombre d’économistes, l’argument est un trompe-l’œil. Les effets potentiels de la réforme se situent plutôt du côté de la grande distribution. Une part importante des entreprises concernées, Delhaize comme Colruyt, ne font pas d’e-commerce. Ou très peu.
«Le banc patronal lui-même le reconnaît, assure Olivier Malay, présent aux dernières discussions entre patronat et syndicats. L’objectif n’est donc pas de corriger un problème structurel d’e-commerce ou de s’aligner sur ce que font les voisins en la matière pour être plus « attractif », mais bien de baisser le coût des heures tardives et matinales dans l’ensemble de la distribution.» Bref, c’est une réforme qui favorise les entreprises, conclut l’économiste de la CSC.
«Pour l’e-commerce, le modèle néerlandais est souvent cité pour justifier cette réforme. Mais il faut rappeler que, dans les grands dépôts de la distribution aux Pays-Bas, on retrouve très majoritairement des travailleurs détachés d’Europe centrale et orientale, hébergés pour des séjours d’un à trois mois et acheminés par bus. Cela illustre la nature des emplois créés. Importer un tel modèle ne peut donc être présenté comme un levier massif d’emplois locaux. Il faut être clair sur la réalité attendue.»
Pas touche aux anciens, vraiment?
«Personne ne perdra de prime. C’est une fake news. Seuls les nouveaux contrats seront adaptés selon les termes de la réforme. Les anciens travailleurs garderont leurs primes», défend David Clarinval à la Chambre en guise de réponse aux députés.
Olivier Malay remet en doute l’affirmation du vice-premier: «L’argument des « droits acquis » est valable en droit, mais reste très fragile dans la pratique. Les contrats existants gardent leurs primes, c’est vrai. Mais une entreprise peut facilement se réorganiser. Une équipe de nuit peut être mise à l’arrêt, puis recréée avec de nouveaux contrats. Les départs peuvent être remplacés sous un nouveau régime. Rappelons qu’une entreprise a la liberté de faire signer de nouveaux contrats à ses travailleurs en place. De plus, on verra coexister des collègues qui accomplissent des tâches similaires avec des primes différentes. Lors de restructurations, la pression ira vers la sortie des anciens, plus coûteux. A l’horizon de quelques années, la grande majorité des effectifs basculera mécaniquement dans le nouveau cadre.»
Quels secteurs touchés?
Dans les cinq secteurs restants (l’accord initial évoquait dix, voire plus selon les versions), la mesure vise surtout les employés de la grande distribution et les fonctions administratives de la logistique. On parle d’une large palette de métiers en magasin et en back-office, comme les caisses en soirée, les équipes de fermeture et de réassort, les préparateurs de commandes en magasin, les boulangers intégrés entre 5 h et 6 h, les merchandiseurs, ainsi que les agents d’expédition, de dispatch et de douane.
Si l’annonce avait fait bondir les cheminots (personnel SNCB/HR Rail) qui travaillent en horaires décalés, ils ne sont finalement pas concernés et leurs nouveaux contrats conservent leurs primes dans leur régime propre. Même chose pour les ouvriers d’entrepôt et les chauffeurs routiers, sortis du périmètre lors des arbitrages d’été.