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Pourquoi l’excès d’écrans chez les enfants pourrait coûter cher… au PIB

Le Vif

L’usage excessif des écrans n’est pas seulement mauvais pour la santé des enfants, mais aussi pour l’économie: cela pourrait coûter entre deux et trois points de PIB d’ici 2060.

En scrollant longuement sur les réseaux sociaux, les enfants fragilisent, sans le savoir… l’économie de demain. Selon une étude de l’économiste français Solal Chardon-Boucaud, l’excès de temps d’écran chez les jeunes pourrait faire perdre entre deux et trois points de PIB à la France à l’horizon 2060. Ces estimations pourraient aussi s’appliquer en Belgique.

Comment est-ce possible? Le document du ministère français de l’Economie avance que «l’économie de l’attention» (l’ensemble des modèles économiques par lesquels les entreprises cherchent à valoriser l’attention des consommateurs) détériore les capacités cognitives et diminue la productivité des travailleurs: «Cet effet s’observerait pleinement à long terme, car il serait particulièrement fort chez les enfants touchés par l’économie de l’attention, qui entreront progressivement sur le marché du travail».

On évoque un impact sur les capacités attentionnelles, en raison des fréquentes interruptions, dont «une moindre rapidité dans l’exécution d’une tâche et des “erreurs de reprise”». Selon de nombreuses études, la forte exposition aux écrans dès le plus jeune âge aurait aussi un impact sur les capacités de mémorisation et les compétences langagières des enfants.

«Sans un bon niveau d’éducation, il sera impossible d’être productif et d’innover.»

Bertrand Candelon, professeur d’économie à l’UCLouvain

Or, «les jeunes sont le futur de l’économie, fait remarquer Bertrand Candelon, professeur d’économie à l’UCLouvain. Souvent, on montre que la croissance est liée au niveau d’éducation du passé. Sans un bon niveau d’éducation, il sera impossible d’être productif et d’innover. En Europe, on remarque que la productivité au travail diminue».

Le niveau d’éducation semble, lui aussi, touché par ces excès. Selon l’étude PISA 2022 (le Programme international pour le suivi des acquis des élèves), les jeunes qui utilisent leur smartphone plus de trois heures par jour obtiennent des scores en mathématiques inférieurs aux autres. Les élèves les plus consommateurs de smartphone verraient en outre leur productivité baisser de 5 à 8% à long terme. Si tous les enfants avaient une utilisation intensive du smartphone, la perte de PIB à long terme serait comprise entre 4,5 et 7,5 points.

Ces résultats sur le PIB s’expliquent par un effet macroéconomique, comme le souligne l’économiste Bertrand Candelon: «Dans les fonctions de production, on retrouve le capital humain, le capital physique en plus de la technologie. Pour que la croissance soit importante, il faut que ces capitaux puissent adopter la technologie. S’il n’y a pas cette éducation ou s’il y a moins de capacités, il y a moins de production».

«Certes, les appareils numériques ont sans doute un impact sur la réussite scolaire, mais il est trop simpliste de n’y voir qu’une seule cause.»

Philippe Noens, docteur en sciences de l’éducation familiale

Philippe Noens est docteur en sciences de l’éducation familiale et travaille au Centre d’expertise en sciences de la famille à Bruxelles. S’il va dans le même sens que l’étude concernant les effets négatifs des écrans sur les capacités cognitives, il nuance le propos: «Il faut rester prudent. Certes, les appareils numériques ont sans doute un impact sur la réussite scolaire, mais il est trop simpliste de n’y voir qu’une seule cause. De nombreux autres facteurs jouent un rôle: la pression de la performance, le stress lié aux choix, les récentes réformes éducatives. Et même si, dans certains pays, on constate un déclin moyen en lecture ou en sciences, cela ne signifie pas que nous régressons dans tous les domaines: le recul n’est donc pas une réalité générale.» Selon le spécialiste, il ne faut pas «réduire le problème à un seul facteur» et «ainsi passer à côté de causes plus profondes et de solutions plus efficaces».

Les excès d’écrans ont aussi un impact négatif sur la santé mentale des jeunes et des enfants. La surexposition aux écrans pourrait être associée à une détérioration du sommeil et à une plus forte prévalence de troubles psychologiques comme la dépression, l’anxiété ou le stress chronique.

Quel rapport avec l’économie? Selon cette étude française, l’augmentation des coûts sanitaires est estimée à environ cinq milliards d’euros par an, soit 0,2 point de PIB. Les troubles de l’humeur liés aux smartphones engendrent des coûts directs (soins médicaux) et indirects (absentéisme, retraite précoce).

Trois points de PIB, ce n’est pas rien

L’économie de l’attention est lucrative. Les ventes induites par la publicité en ligne sont estimées à environ 32 milliards d’euros en 2023. La publicité en elle-même aide les consommateurs à faire des choix éclairés, ce qui stimule l’économie.

Mais l’impact des capacités cognitives des enfants, qui réduira leur productivité quand ils arriveront sur le marché du travail, pourrait être compris entre 1,4 et 2,3 points de PIB. En ajoutant la dégradation de la santé mentale et une perte de productivité déjà visible, la baisse pourrait atteindre trois points de PIB d’ici 2060. «C’est énorme. Normalement, le PIB croît d’un pour cent par an», rappelle Bertrand Candelon.

Faut-il s’attendre à des résultats similaires en Belgique? L’économiste répond par l’affirmative, bien qu’il ne s’agisse que d’estimations. «Ce qui est observable en France, on peut le voir chez nous. Les mêmes causes ont souvent les mêmes effets», répond-il.

Quelles solutions?

L’étude de Solal Chardon-Boucaud encourage les pouvoirs publics à encadrer les techniques de captation de l’attention les plus nocives, encourager l’émergence d’offres plus respectueuses de l’attention des utilisateurs mais aussi mieux encadrer les enfants en suivant les recommandations de la Commission Ecrans.

Philippe Noens formule cinq conseils pratiques aux parents, sans prôner une interdiction totale:

  1. Fixer des règles claires et cohérentes: «Par exemple, établir des moments sans écrans, comme pendant les repas ou juste avant de dormir, afin de préserver le sommeil et les interactions familiales»;
  2. accompagner et co-consommer: «Regarder, parfois, avec l’enfant ce qu’il regarde ou ce à quoi il joue, poser des questions, en discuter. Cela permet de mieux comprendre ses usages et de développer son esprit critique»;
  3. donner l’exemple soi-même: «Si je passe tout mon temps sur mon téléphone, il est logique que l’enfant fasse de même. En réduisant moi-même mon usage, je montre que les écrans ne sont pas indispensables à chaque instant»;
  4. proposer des alternatives attrayantes: «Encourager le sport, la lecture, la musique ou les jeux de société. Plus l’enfant a d’autres sources de plaisir et de développement, moins il sera tenté de passer des heures devant un écran»;
  5. parler ouvertement des contenus: «Discuter des risques, comme la désinformation, la publicité ou les images choquantes, et apprendre à l’enfant à poser des questions, à douter, à vérifier».

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