«Chaque année, davantage d’ouvriers Ouzbeks arrivent aux Pays-Bas et en Belgique.» © Getty Images

Pourquoi les ouvriers ouzbeks affluent dans le secteur de la construction: «J’ai tout appris via YouTube»

Les ouvriers venus d’Asie centrale passent de plus en plus souvent par la Pologne pour rejoindre la Belgique. Ils oscillent entre espoir et désillusion, dans un système qui les admet provisoirement mais les protège à peine. «Je vis ici dans une sorte de zone grise sans perspective.»

Jeune, Rasul Radjapov (30 ans) nourrissait de grandes ambitions. Il rêvait de devenir avocat afin de lutter contre la corruption qui gangrène son pays, l’Ouzbékistan. Mais étudier le droit exigeait 30.000 dollars, raconte-t-il. Et même avec un diplôme, il aurait encore fallu verser des pots-de-vin pour décrocher un bon poste: céder l’équivalent d’un demi-salaire annuel n’avait rien d’exceptionnel. Il ne possédait pas de telles sommes. La corruption qu’il voulait combattre rendait tout avenir illusoire. Pourtant, il n’a pas renoncé. Avec son père et son oncle, il s’est mis à cultiver des melons et à fabriquer des briques. Mais, peu à peu, il a compris que l’avenir ne se trouvait plus dans son pays.

Aujourd’hui, il est assis sur la terrasse d’une mosquée du sud d’Anvers, une tasse de chai turc à la main. Cela fait six ans qu’il est arrivé en Belgique, après un long parcours: Russie, Turquie, puis Pologne. A chaque étape, il cherche d’abord un aéroport et une mosquée. L’imam l’aide à trouver ses repères: d’abord un travail, ensuite les papiers suivent. En Pologne, Rasul Radjapov a réussi à créer sa propre entreprise dans le bâtiment. Ce statut lui a permis de travailler légalement dans d’autres pays de l’Union européenne. C’est ainsi qu’il a été détaché en Belgique. Autrement dit, il est officiellement employeur indépendant en Pologne, mais temporairement actif ici.

La plaque tournante polonaise

«Chaque année, davantage d’Ouzbeks arrivent aux Pays-Bas et en Belgique. Surtout maintenant que la Russie et les Etats-Unis offrent moins de perspectives», explique Bahodir Uzakov depuis la petite ville néerlandaise de Gouda. Cet Ouzbek d’une cinquantaine d’années a rejoint le pays voisin en 2008 comme réfugié politique. Il a emporté avec lui un doppi, une coiffe traditionnelle ouzbèke brodée de noir et de blanc. Figure centrale de la communauté ouzbèke aux Pays-Bas et en Belgique, il organise régulièrement des pique-niques où l’on partage du plov, plat emblématique de son pays d’origine. «Beaucoup passent par la Pologne, avec un visa étudiant ou un visa Schengen de court séjour. Quand ce visa expire, ils restent pour travailler au noir.»

«En Belgique, selon Embuild, la fédération du bâtiment, 16.500 postes restent structurellement vacants dans la construction et l’installation.»

Portée par sa croissance économique, la Pologne affiche l’un des taux de chômage les plus bas de l’UE. Les entreprises locales dépendent largement de la main-d’œuvre étrangère. Grâce à des règles de visa relativement souples et au mécanisme de détachement intracommunautaire, le pays est devenu une plaque tournante de la migration de travail en provenance d’Europe de l’Est et d’Asie centrale. Nombre de migrants quittent Varsovie pour rejoindre des chantiers en Belgique ou aux Pays-Bas.

En Belgique, selon Embuild, la fédération du bâtiment, 16.500 postes restent structurellement vacants dans la construction et l’installation, et neuf entreprises sur dix rencontrent des difficultés de recrutement. En 2024, plus de 220.000 travailleurs détachés y ont été recensés. Plus d’un sur cinq provenait d’Etats extérieurs à l’UE, dits pays tiers. Si le nombre total de détachés demeure relativement stable ces dernières années, la part issue des pays tiers augmente nettement.

La Pologne joue un rôle clé: elle est le principal pays d’envoi d’ouvriers détachés vers la Belgique, un sur quatre en étant originaire. De nombreux ressortissants d’Asie centrale, comme Rasul Radjapov, y sont engagés administrativement avant de partir travailler en Belgique. «La quête de main-d’œuvre bon marché et disponible pousse les entreprises d’Europe occidentale toujours plus vers l’est», observe Tom De Vroe, du Centre fédéral Migration Myria. Il constate qu’un nombre croissant de personnes venues de pays d’Asie centrale tels que l’Ouzbékistan accèdent au marché du travail belge via la Pologne.

Pas assuré

Timur* (35 ans) nous attend dans un parc soigneusement entretenu, près de son logement, en périphérie de Varsovie. En 2023, il a quitté l’Ouzbékistan pour la Pologne. «Je suis ingénieur de formation, mais je ne trouvais aucun emploi en Ouzbékistan et j’espérais de meilleures perspectives en Europe.» Il avait obtenu un permis de travail par une société polonaise. Pourtant, lorsqu’il est enfin arrivé neuf mois plus tard, la place promise avait disparu. «Ils m’ont annoncé que je devais partir au Danemark, qu’ils avaient là-bas du travail pour moi. J’ai été surpris, je ne m’y étais pas préparé.»

«C’était un travail exténuant, je devais traire seul 600 vaches chaque jour. Je gagnais huit euros de l’heure.»

Au Danemark, l’entreprise l’a envoyé dans une ferme laitière. «C’était un travail exténuant, je devais traire seul 600 vaches chaque jour. Je gagnais huit euros de l’heure.» Après deux mois, un accident a changé le cours des choses: une vache l’a renversé, le blessant à la jambe. «Je ne pouvais plus travailler, mais comme je n’étais pas assuré, je n’avais même pas accès à un médecin.» Il est revenu en Pologne et a été affecté à un chantier. «Je partageais une chambre avec trois personnes. Tout était délabré et sale, il n’y avait ni toilettes ni chauffage. Je travaillais douze heures par jour pour un salaire misérable. Après deux semaines, ils ont affirmé qu’il n’y avait plus de travail et m’ont renvoyé. Ils ne m’ont versé qu’une partie de mon salaire, sans que je puisse rien contester.»

La perte de son emploi signifia aussi la perte de son permis de travail. Il a tenté en vain de trouver un nouvel employeur prêt à relancer les démarches administratives. Désormais en situation illégale en Pologne, Timur survit grâce à des petits boulots, plongeur ou ouvrier du bâtiment. «Il est facile de trouver du travail au noir.» Il envoie ce qu’il peut à sa famille en Ouzbékistan, tout en redoutant les contrôles de l’inspection du travail. Revenir au pays lui semble tout aussi risqué, de peur des représailles à la frontière. Sa famille ignore tout. «Ils ont déjà assez avec leurs propres soucis, je ne veux pas leur imposer les miens.»

En Pologne, hormis quelques connaissances, il n’a personne pour l’épauler. Engager un juriste capable de l’orienter dans les méandres administratifs lui est financièrement impossible. Timur se sent acculé. «Je veux travailler, je veux payer des impôts, j’ai une bonne formation, mais je suis coincé ici dans une sorte de zone grise sans aucun avenir.»

Escrocs

Les pratiques trompeuses dont Timur a été victime sont loin d’être rares. Sur Internet, les escrocs pullulent. Il n’est pas exceptionnel que des sociétés exigent de l’argent via Facebook, Telegram ou Instagram pour promettre une arrivée en Europe. «Les Ouzbeks sont habitués à tout payer, ce qui les empêche de voir qu’il s’agit d’arnaques. J’ai des amis qui ont vendu leur voiture, pour ensuite ne plus jamais avoir de nouvelles de l’entreprise», raconte un Ouzbek à Varsovie.

«Selon les règles de l’UE, un salarié ne peut être détaché depuis un autre Etat membre, comme la Pologne, que s’il existe une relation de travail effective avec l’employeur du pays d’envoi.»

Le fait que Timur ait été envoyé directement au Danemark est illégal. Selon les règles de l’UE, un salarié ne peut être détaché depuis un autre Etat membre, comme la Pologne, que s’il existe une relation de travail effective avec l’employeur du pays d’envoi. En pratique, cela signifie qu’il doit d’abord être employé dans ce pays avant de pouvoir être transféré vers un autre.

Agnieszka Kosowicz, du Forum polonais pour la migration, une organisation humanitaire qui accompagne migrants et réfugiés, confirme l’existence de ces pratiques et observe l’essor du travail irrégulier en Pologne. Elle l’explique par un mélange de lourdeurs administratives et d’une demande colossale de main-d’œuvre. L’histoire de Timur illustre la vulnérabilité du détachement: permis de séjour et de travail sont liés à un seul employeur. Le Forum polonais pour la migration plaide pour rattacher les droits à un secteur plutôt qu’à une entreprise, afin de limiter les abus. Rien d’étonnant à ses yeux que Timur refuse de rentrer en Ouzbékistan. «Quand tu émigres, c’est pour des opportunités, un avenir et des rêves. Pourquoi abandonnerais-tu ce rêve aussi vite?»

Grandes entreprises

Quand Rasul Radjapov est arrivé de Pologne en Belgique il y a six ans, il travaillait pour un sous-traitant turc, payé 50 euros pour une longue journée. «La norme était alors de deux euros de l’heure en Pologne, cinq euros en Belgique.» Depuis, il a gravi les échelons. Jusqu’à récemment, il employait encore dix travailleurs détachés. Il pose des sols, installe des salles de bains, répare des toits. Il a tout appris seul grâce à YouTube. «Sur le chantier, je commence par observer ce qu’il ne faut surtout pas faire. Le soir, j’étudie ce que je devrai accomplir les jours suivants. YouTube est mon meilleur ami.»

Il m’envoie une vidéo où il marche sur les toits qu’il a rénovés. «Certains jours, j’aime les lieux loin des gens.» Souvent, des clients tentent de ne pas payer le montant convenu.

Dans le café de la mosquée anversoise, il fait tourner une pièce de deux euros entre ses doigts. «Chaque pays a deux visages: un pour ses habitants, l’autre pour les migrants.» Selon lui, rares sont les clients qui le rémunèrent correctement. Ce sont les grandes entreprises qui posent le plus de problèmes: lorsqu’il conteste le montant, on lui oppose qu’il serait impensable de payer des ouvriers d’Asie centrale autant que des Belges. Il a dû licencier les dix ouvriers qu’il employait. Les cotisations sociales étaient trop lourdes. Avec les tarifs imposés, il lui était impossible de verser un salaire correct. Ces pratiques violent pourtant le principe légal selon lequel les travailleurs détachés ont droit à la même rémunération que les salariés locaux pour un même travail dans un même lieu.

Sous-traitance

Alex* (33 ans), un Biélorusse à la tête d’une société de construction en Pologne, active depuis de nombreuses années sur des chantiers en Belgique, confirme qu’il reste difficile d’être payé correctement. Il dégage une sérénité douce et médite chaque jour une heure. «Travailler dans la construction sans stress, c’est un véritable combat.» Enfant, il aidait sa mère à cultiver des légumes qu’elle vendait sur le marché. «A l’époque, je détestais ça. Aujourd’hui, je suis reconnaissant à ma mère de tout ce qu’elle m’a appris.»

Son entreprise, spécialisée dans les travaux d’intérieur, collabore surtout en sous-traitance avec de petites sociétés belges du bâtiment. Il emploie une vingtaine de travailleurs détachés. Au début, il a enfreint lui-même certaines règles, par ignorance. Depuis, il observe une hausse constante de la fraude sociale. «De plus en plus de petites sociétés apparaissent dans le secteur en cassant les prix. Elles y parviennent parce qu’elles ne travaillent pas correctement. Il est courant de payer officiellement sept euros de l’heure, puis de compléter le reste en liquide. Cela permet de réduire les impôts. Ou encore de faire travailler le dimanche sans double rémunération. C’est une situation gagnant-gagnant: les entreprises belges ont besoin de ces ouvriers et veulent les occuper le plus possible, tandis que les ressortissants de pays tiers cherchent à accumuler le maximum d’heures.»

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Ce n’est pas forcément de la mauvaise volonté, estime Alex. «Quand j’explique à des collègues comment fonctionne la réglementation belge, ils deviennent livides et en perdent le sommeil.» Jowita Sokolowska, directrice générale de l’entreprise ouest-flandrienne Payroll Planet, confirme que les sous-traitants n’agissent pas toujours par malveillance. «La législation est complexe et ils sont souvent mal informés.»

Temporalité permanente

Le détachement a pour vocation initiale de répondre à des besoins ponctuels de main-d’œuvre. Mais s’agit-il réellement de personnes qui travaillent un certain temps, puis rentrent chez elles? Rasul Radjapov est installé depuis six ans en Belgique, avec des passages en Pologne et à Berlin. Quant aux ouvriers d’Alex, ils restent eux aussi plusieurs années dans le pays.

Dries Lens, chercheur postdoctoral à l’Université d’Anvers, parle de «temporalité permanente». Un détachement sur cinq concernant des ressortissants de pays tiers dure plus de trois mois. Et parmi ces travailleurs, un sur cinq revient à plusieurs reprises au cours d’une période de trois ans. «Le détachement est moins temporaire qu’on le croit souvent. Après trois mois, les ouvriers de pays tiers devraient s’inscrire à la commune, mais en pratique cela se produit rarement. Beaucoup travaillent et séjournent ici durablement sans s’établir officiellement. Ils demeurent ainsi invisibles pour l’administration.»

En Flandre, le détachement va encore gagner en importance, la migration de travail étant freinée par le gouvernement flamand. Celui-ci prévoit plusieurs mesures concrètes pour la restreindre. L’accent sera mis sur les profils moyens et hautement qualifiés. Pour les peu qualifiés, l’objectif est de mobiliser les demandeurs d’emploi flamands. Ces mesures visent à limiter les abus, mais selon Dries Lens, elles risquent d’obtenir l’effet inverse. «Les métiers occupés aujourd’hui par des migrants peu qualifiés disposant d’un permis de travail belge sont aussi ceux pour lesquels on recourt au détachement. Ce sont souvent des fonctions où il devient difficile de recruter en Belgique, et plus largement en Europe.»

Lui, comme Tom De Vroe, avertit: limiter la migration de travail pousse les entreprises vers le détachement. «La migration classique est encadrée par des règles strictes, souligne Dries Lens. Pour les postes peu qualifiés, une étude de marché du travail est requise. Mais si les employeurs se tournent vers le détachement, ce levier disparaît. Les offres ne sont plus enregistrées, il n’y a plus de lien avec le VDAB, et donc moins de contrôle administratif. Or le détachement est justement plus difficile à surveiller, ce qui accroît le risque de fraude sociale et d’abus.»

Pas de salaire en liquide

Certains Etats de l’UE privilégient délibérément une autre voie. L’Allemagne cherche à attirer des travailleurs qualifiés venus de l’extérieur de l’UE grâce à une loi assouplissant la migration de travail. Parallèlement, elle a restreint le détachement dans des secteurs à risque comme l’industrie de la viande. De son côté, Malte a adopté des mesures marquantes pour mieux encadrer les intermédiaires et les agences de détachement. Ceux-ci sont désormais soumis à des conditions plus strictes, assorties de sanctions claires en cas d’infraction, et les paiements en liquide sont interdits. «Chaque pays développe son propre modèle», explique Cosmin Boiangiu, directeur exécutif de l’Autorité européenne du travail (ELA). Cet organisme soutient les inspections transfrontalières et diffuse les bonnes pratiques. «Nous constatons un déplacement du problème: alors que l’ELA avait été créée à l’origine pour améliorer la mobilité du travail de l’Est vers l’Ouest de l’Europe, elle est désormais confrontée à une problématique croissante, souvent complexe, liée à la mobilité des travailleurs venus de l’extérieur

Frites surgelées

Malgré ses six années passées en Belgique, Rasul Radjapov ignore où il sera demain. Les conditions à remplir deviennent de plus en plus contraignantes, la réglementation étant appliquée plus strictement tant en Pologne qu’en Belgique. Il continue pourtant de rêver: aux pays qu’il souhaite encore découvrir et à l’entreprise qu’il espère créer.

Il tient un «cahier secret» dans lequel il note les prix des biens en Ouzbékistan et en Belgique pour y déceler des opportunités. Sur son téléphone, il me montre une vidéo où des frites surgelées défilent sur un tapis roulant dans une usine: «un paquet de ces frites me coûterait un euro en Belgique, en Ouzbékistan elles se vendent quatre euros.» Puis il fait défiler une photo d’un grand camion. «Si je les transporte ainsi, je peux facilement les revendre deux euros en Ouzbékistan.»

Il pose son téléphone devant lui et en suit le contour de la main. «La plupart des gens passent leur vie dans une même pièce: travailler, rentrer, dormir, recommencer. Et pendant ce temps, ils laissent beaucoup d’argent dormir sur un compte.» Il raconte comment, dans un hôtel en Belgique, il a été dépouillé de toutes ses économies. Zéro euro en poche et autant sur son compte bancaire. Pendant une semaine, il a vécu dans la rue, sans manger. «Moi seul sais quelles privations j’ai traversées. Mais au moins, j’ai vécu.»

*Timur et Alex sont des pseudonymes. Leurs véritables noms sont connus de la rédaction.

Cet article a été réalisé avec la collaboration de Hester den Boer et Ingrid Gercama, et avec le soutien du Fonds Pascal Decroos pour le journalisme d’investigation.

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