Entre blocage budgétaire et flambée des taux d’emprunt, la crise politique française inquiète la zone euro. Les économistes alertent sur un risque de contagion financière qui pourrait fragiliser la Belgique et raviver le spectre d’une fragmentation européenne. Mais des désaccords persistent sur l’intensité potentielle du phénomène.
Un budget bloqué, des taux d’emprunt en forte augmentation: la crise politique inédite sous la Ve République en France est aussi et surtout une crise économique. Et quand le (grand) voisin tousse, son (petit) mitoyen, déjà en état fébrile, n’est pas à l’abri d’un virus plus virulent.
Le risque de fragmentation
L’éventualité est en tout cas débattue par les économistes. Le mécanisme redouté, lui, est déjà connu: une fragmentation financière pourrait se dessiner, où les taux d’emprunt varieraient trop fortement entre les pays de la zone euro. Lorsque le spread –l’écart de rendement entre les pays– est trop important, le risque d’un déchirement devient bien réel. La question du maintien de l’euro apparaît alors systématiquement en arrière-plan.
Cette confiance inégale des marchés en fonction des Etats, précisément, avait provoqué la crise de la dette souveraine en Europe, dont les prémices remontent à 2008. L’endettement grec, «patient zéro», avait ensuite contaminé d’autres pays en difficulté financière, comme l’Italie, l’Espagne ou le Portugal. L’impasse budgétaire historique endurée par la France pourrait-elle alimenter une vague européenne de fragmentation?
«La France et la Belgique sont passées dans les groupes de pays à risque, susceptibles de subir une contagion.»
Pour l’économiste Bertrand Candelon (UCLouvain), la réponse est oui. Il alerte sur un possible phénomène de shift contagion. Et, pour l’illustrer, donne l’exemple d’un investisseur qui détient un portefeuille d’actifs composé de titres d’Etat dans tous les pays européens. «La valeur des obligations d’Etat françaises baisse parce que les taux d’emprunt augmentent –c’est le shift income. L’investisseur, qui perd donc de l’argent, va rebalancer son portefeuille, se dirigeant vers des pays peu risqués, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas ou peu de déficit public», détaille-t-il. Autrement dit, pour augmenter son revenu, l’investisseur baissera son apport dans les pays en déficit budgétaire, c’est-à-dire à risque… comme la Belgique.
«Entre 2012 et 2014, suite à la crise grecque, tout s’est déroulé selon ce mécanisme, appuie Bertrand Candelon. La France et la Belgique –plusieurs études le prouvent– sont passées dans les groupes de pays à risque, susceptibles de subir cette contagion. Au contraire, l’Espagne et le Portugal, dont la croissance s’est nettement améliorée, sont davantage à l’abri.»
La Belgique exposée à une désertion des investisseurs
La Belgique emprunte aujourd’hui à 3,30%, contre 2,60% il y a quelques mois à peine et presque 0% en 2022. Cette augmentation, qui paraît à première vue légère, est en réalité tout sauf dérisoire: le remboursement des intérêts de la dette, sur plus de huit ans, sera considérablement gonflé. Et creusera le déficit public. «On se pénalise sur de nombreuses années. Dans le scénario du pire, si les intérêts passent à 4% ou 4,5%, ce n’est plus 20 milliards qu’il faudra trouver, mais 30 ou 40», alerte Bertrand Candelon. Un véritable effet boule de neige, avec un «risque de défaut de paiement.» Cette possibilité «est loin d’être lunaire», avertit l’économiste. «Il ne faut pas croire qu’on est immunisé. Nous devons impérativement opérer une stabilisation « à la hollandaise ».»
«Il sera plus facile pour les investisseurs de lâcher la Belgique que de lâcher la France.»
Le gouvernement fédéral, déjà confronté à ses propres déséquilibres budgétaires, pourrait encaisser une nouvelle vague venue de France. «Plus que d’autres pays européens, assure Bertrand Candelon. La Belgique n’a pas ajusté sa dette, alors que les Pays-Bas, par exemple, l’ont fait. Le constat est sans appel: les investisseurs peuvent logiquement mettre la Belgique dans le même panier que la France. Nous sommes aujourd’hui considérés comme « dangereux ».»
La Banque centrale européenne est consciente du risque imminent. Elle a, dans cette optique, développé un programme «antifragmentation», en prévoyant de substituer des actifs de pays sûrs contre des pays risqués en cas de crise.
Le risque de fragmentation européenne est donc connu de tous. Mais en cas de choc français, «il sera plus facile pour les investisseurs de lâcher la Belgique que de lâcher la France», prévient encore Bertrand Candelon.
L’économie réelle française résiste
La France et la Belgique forment «une paire de pays à problèmes de la zone euro, reconnaît l’économiste Eric Dor (IESEG School of Management). Aussi bien en matière de performance budgétaire que de maîtrise de la dette, poursuit-il. Et, contrairement à d’autres pays, leurs déficits respectifs tendent à augmenter.»
Ceci dit, «la Belgique n’a pas de problème d’accès au marché, tempère le spécialiste. Elle paie même un taux d’intérêt plus faible que la France.»
«Si une grande récession avait lieu en France, l’effet de contagion sur l’économie belge serait évident. Actuellement, ce n’est pas le cas: nos voisins connaissent essentiellement un problème de finances publiques. Leur économie réelle résiste.»
Eric Dor se dit plus dubitatif quant à un réel risque de dommage collatéral du cas français. «Si une grande récession avait lieu en France, l’effet de contagion sur l’économie belge serait évident. Actuellement, ce n’est pas le cas: nos voisins connaissent essentiellement un problème de finances publiques. Leur économie réelle résiste, avec une prévision de croissance à 0,7% en 2025.» Un résultat «pas glorieux, mais supérieur à celui de l’Allemagne, actuellement en récession».
L’Allemagne davantage problématique pour la Belgique?
Pour l’économiste, notre voisin le plus problématique n’est donc pas la France, mais bien l’Allemagne, «parce que l’industrie belge sous-traite énormément l’industrie allemande. Or, cette dernière traverse une vraie crise».
En revanche, il est vrai que «l’instabilité politique française, depuis le printemps 2024, freine la consommation et l’investissement», reconnaît-il. Face à l’incertitude, les ménages épargnent davantage et les entreprises postposent leurs projets. «L’effet de ralentissement de l’économie française est clair, mais pas encore au point de provoquer une vague sur la Belgique.»
Pour l’instant, la France paie son instabilité politique par une augmentation de son taux d’emprunt, «sans pour autant que ce soit une catastrophe», juge Eric Dor. Par exemple, depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, la France a vu son spread augmenter avec l’Allemagne de 0,35%. «Les spreads entre pays européens étaient tout autre lors de la crise de la dette souveraine. Pour certains traders, les écarts actuels peuvent même représenter une bonne affaire, épingle Eric Dor. Ils peuvent acheter une dette de « bonne qualité ».»
L’économiste n’exclut pas que la France puisse payer 4% d’intérêts à dix ans, mais il ne croit pas à un scénario à la grecque. «Il n’y a pas de raison de voir naître une vraie crise de la dette souveraine actuellement.» La situation française «n’est pas une bombe similaire au cas grec ou italien de 2010». En revanche, «il existe des raisons objectives de redouter une sérieuse augmentation des taux d’emprunt».