L’identification des clients représente un enjeu majeur pour les grandes enseignes. Les supermarchés veulent contrer les vols, mais aussi établir des profils de consommateurs. Ou quand les données ont parfois plus de valeur que la vente…
«Dissuader» les vols: voilà comment Delhaize justifie sa volonté de réserver les caisses automatiques aux seuls clients détenteurs d’une carte de fidélité. L’annonce n’est pas passée inaperçue, puisqu’elle exclut de facto un service à la clientèle non identifiée.
L’enseigne au lion emploie la manière forte pour tenter de stopper l’hémorragie des nombreux produits qui passent entre les mailles du self scan. Le phénomène s’est amplifié et, si Delhaize dit ne pas disposer de chiffres globaux, les vols en caisses automatiques «augmentent davantage lorsque l’inflation est forte, comme c’est le cas dans l’alimentaire depuis plusieurs années», confirme Karima Ghozzi, porte-parole.
Les signaux d’alerte grandissants des magasins affiliés ont convaincu la direction d’étendre ce nouveau système exclusif (ou excluant, c’est selon) à une grande partie des supermarchés. «C’est une manière de responsabiliser le passage à la caisse automatique. Pour les clients qui ne disposent pas de la carte de fidélité, il reste la caisse traditionnelle», explique Karima Ghozzi.
Et si Delhaize ne communique pas ses taux de vol, c’est aussi probablement parce que les dégâts sont importants. L’enseigne Jumbo, par exemple, a tenté d’utiliser l’IA pour détecter les vols, au point d’envisager une récompense pour les clients qui… scannaient l’entièreté de leur panier.
«Dans 20% des cas, le passage en caisses automatiques donne lieu à un vol, une erreur, une perte, ou un « oubli » du client, chiffre Pierre-Alexandre Billiet, économiste et CEO de Gondola, spécialiste en retail. Les personnes qui ne sont pas identifiées volent deux fois plus facilement.»
Supermarchés: les caisses automatiques face à l’équilibre efficacité-vol
Les caisses automatiques ont d’abord été implémentées «de façon artisanale», puis identifiées comme le remède idéal pour gérer les flux lors des heures de pointe… avant de rapidement devenir une source de vol, plus que d’efficacité. Désormais, l’équilibre est délicat à trouver pour les enseignes. «Face au problème, les supermarchés visent à identifier, quantifier et intervenir», résume Pierre-Alexandre Billiet.
La grande distribution semble donc entrer dans une nouvelle ère, où digitalisation et interaction humaine doivent coexister. Alors que de nombreux secteurs se tournent vers une automatisation totale, «le retail et l’Horeca restent les derniers bastions du service humain», remarque le CEO de Gondola.
A terme, les supermarchés devraient adopter un modèle hybride: des parcours clients fluidifiés via le pré-scannage (à l’image du caddie intelligent de Colruyt), couplés à une présence humaine pour répondre aux besoins spécifiques, et assurer un lien social encore très prisé en Europe, en témoignent les Kletskassa, «caisses pour discuter», mises en place par Jumbo, ou à l’inverse, les magasins 100% digitalisés d’Amazon, rapidement rejetés.
Supermarchés: identifier la clientèle et établir des profils
En plus d’enrayer le problème du vol, «Delhaize essaie par la même occasion d’identifier un maximum sa clientèle, constate Pierre-Alexandre Billiet. Le client anonyme commence à lui coûter beaucoup d’argent».
Le changement de vitesse est net. Mais selon toute vraisemblance, pas au point d’enfreindre la protection des données. Delhaize, Carrefour ou Colruyt, «font partie des meilleurs d’Europe quant à la gestion responsable des datas personnelles», assure Pierre-Alexandre Billiet. «En Chine ou aux Etats-Unis, votre anonymat est largement moins respecté.»
Aussi bien Delhaize qu’Aldi, qui a lancé sa carte de fidélité 100% digitale cette semaine, assurent ne pas vendre les datas à des tiers. «Les données collectées permettent uniquement d’optimiser et de personnaliser notre programme de fidélité, explique Jason Sevestre, porte-parole pour Aldi Belgique. Les avantages proposés avec les points accumulés peuvent dès lors varier d’un client à l’autre.»
Chez Delhaize aussi, «les données clients sont utilisées à des effets de personnalisation et de service amélioré». On reconnaît toutefois que le fait de réserver les caisses automatiques aux clients munis d’une carte de fidélité fera «ressortir un bénéfice» pour l’enseigne: celui d’inciter davantage de clients à adopter cette carte. Une manière subtile (ou pas) de renforcer la fidélisation, donc.
Pourtant, les marges à la vente des produits «sont tellement basses que les distributeurs gagnent aujourd’hui plus d’argent grâce aux informations du consommateur que sur la vente des produits en elle-même», souligne Pierre-Alexandre Billiet.
En d’autres termes, les bénéfices des distributeurs ne sont plus réalisés grâce à la seule vente de produits, mais également grâce à la conceptualisation et le partage de profils avec les marques qui ont besoin, elles aussi, de comprendre à qui elles vendent. «Les supermarchés mettent des profils à disposition des distributeurs, pas les datas directement, précise l’économiste. En Belgique, l’anonymat est conservé, les achats sont reliés à un profil de consommateur.»
Une révolution fondamentale
«Une révolution fondamentale est en train de s’opérer», poursuit Pierre-Alexandre Billiet. Le modèle «vente de masse vers le consommateur de masse» s’est mué en «consommation de masse, mais vendue individuellement».
Par exemple, le supermarché vendra le même yaourt le matin à un sportif, l’après-midi à une mère de famille et le soir à un entrepreneur. «Ce n’est pas uniquement le produit qui a de la valeur, mais la manière dont il est vendu, au moment où il est vendu, au prix auquel il est vendu. Pour ce faire, la collecte de datas est nécessaire, et donc l’identification en caisse», déduit l’expert en retail.
Cette personnalisation croissante dans l’expérience d’achat permet aux supermarchés de cibler les besoins des clients selon le moment de la journée et selon les envies des profils, qui varient également en fonction des moments de la semaine. «Dans le supermarché du futur, on peut imaginer des têtes de gondole qui changent selon le moment de la journée.»