Implanté sur un espace de 740 mètres carrés, le premier «Decathlon City» belge a ouvert ses portes à Ixelles, jeudi. © BELGA

Pourquoi les grandes enseignes comme Decathlon misent sur les centres-villes: «Le commerce de détail doit être créatif»

Elise Legrand
Elise Legrand Journaliste

En Belgique, comme en France, de plus en plus d’enseignes habituellement cantonnées aux périphéries investissent les centres urbains. Mais entre surfaces compactes, loyers élevés et clientèle hétérogène, les obstacles à la rentabilité sont nombreux.

Désertés, déclinants, voire carrément moribonds: les centres-villes n’auraient plus la côte auprès des investisseurs commerciaux, qui privilégieraient la sécurité et l’accessibilité des zones périphériques pour ouvrir leur boutique. A contre-courant de cet exode urbain, certaines grandes enseignes tentent pourtant d’investir les cellules vacantes, quitte à repenser diamètralement leur business model.

C’est notamment le cas de Decathlon, qui a inauguré jeudi son premier magasin «City» à Ixelles, à deux pas de la station de métro Porte de Namur. Si un point de vente urbain existait déjà dans la capitale (sur la place De Brouckère), le concept ixellois se distingue par une surface encore plus compacte, limitée à 740 mètres carrés, contre 1.500 dans l’hyper-centre. Soit dix fois moins que son homologue everois (le plus grand du pays), et quatre fois moins que la moyenne de ses 33 magasins en Belgique.

Mais le géant français du sport n’est pas le premier «Big Box Store» (NDLR: une grande surface vendant généralement une large gamme de produits à bas prix) à miser sur les centre-villes. Le discounter Action avait déjà posé ses valises à la Bourse, en 2024, et dans le centre commercial City 2, fin 2023. La référence de l’ameublement Ikea avait, elle, lancé plusieurs boutiques urbaines éphémères, respectivement à Louvain (2019) et à Bruxelles (2018). En France, les grandes enseignes habituellement cantonnées aux périphéries sont également de plus en plus nombreuses à installer des micro-boutiques en ville, à l’image de Castorama ou Darty.

Croissance en berne

Une innovation stratégique qui s’inscrit dans une volonté de diversification, dans un secteur plutôt à la peine. «Depuis deux décennies (entre 2003 et 2023), le commerce de détail est en proie à une croissance plutôt modérée en Belgique, rappelle Pierre-François Wilmotte, analyste à l’IBSA (Institut bruxellois de statistique et d’analyse). En termes de valeur ajoutée, l’évolution positive se chiffre seulement à +17%, contre +34% pour l’économie belge dans sa globalité. La région bruxelloise, elle, fait même face à une quasi-stagnation. Le commerce de détail doit donc être créatif et trouver d’autres relais de croissance pour continuer à faire des marges

Ces micro-magasins urbains n’ont d’ailleurs pas vocation à remplacer les grandes surfaces, mais plutôt à «compléter l’écosystème» de ces enseignes, observe François Honoré, fondateur de GeoConsulting, un cabinet de conseil spécialisé dans le développement immobilier et le développement territorial. Et ce, en se rapprochant géographiquement d’une clientèle plus jeune et souvent non-motorisée. «Aujourd’hui, le client retail doit avoir accès à une expérience omnicanale, à la fois digitale et physique, estime le CEO de GeoConsulting. L’e-commerce ne suffit pas. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que Shein a décidé d’ouvrir un point de vente physique en France. Le client a aussi besoin de services et de conseils.» Et s’il ne peut se déplacer jusqu’à une enseigne en périphérie, c’est à elle de venir à lui.

La logistique, la clé du succès?

L’ouverture de boutiques en centre-ville comporte toutefois plusieurs obstacles de taille. Les espaces ultra-compactés imposent un recalibrage de l’offre, qui doit être adaptée sur-mesure à la clientèle ciblée. «Les enseignes doivent soigneusement étudier le profil des consommateurs des quartiers où elles s’implantent, insiste François Honoré. Pas seulement celui des résidents, mais aussi des usagers du quartier au sens large, à savoir des travailleurs, des shoppers habituels ou des touristes.»

A Ixelles, Decathlon a par exemple fait le choix de centrer son offre autour de la course à pied, du fitness, de la mobilité urbaine, du sportswear et de la natation. Des disciplines qui nécessitent a priori moins de matériel encombrant et, donc, moins d’espace de stockage. Pour répondre aux besoins des cyclistes (de plus en plus nombreux dans la capitale), l’enseigne française proposera aussi un service de réparation de vélos express.

Une feuille de route qui apparaît bien huilée, mais qui devra toutefois faire ses preuves. Car s’installer en centre-ville, c’est aussi composer avec des loyers onéreux et un bâti généralement plus vétuste. «Le succès d’une enseigne peut se jouer à un détail près, rappelle François Honoré. Une mauvaise configuration du bâtiment, une largeur de vitrine insuffisante limitant la visibilité du commerce depuis la rue ou une surface commerciale concentrée au premier étage et non au rez-de-chaussée sont autant de micro-éléments qui peuvent avoir un impact réel sur la performance du commerce.»

Dans les centres urbains, la mobilité est également souvent moins fluide, avec des impacts sur l’approvisionnement des stocks. «La question de la logisitque sera déterminante, estime François Honoré. Si Decathlon veut offrir la meilleure expérience à ses clients, il faut qu’un produit qui n’est pas disponible en magasin puisse rapidement lui être acheminé. Il faut donc absolument éviter les failles dans la logistique en interne.»

Commerces de destination

Tous ces obstacles potentiels laissent Claude Boffa, professeur honoraire en retail à l’ULB, perplexe quant à la démarche. «Après avoir tué tous les commerces de ce type qui existaient en centre-ville, voilà que Decahtlon décide de s’y réinstaller, pointe-t-il. Ca me paraît un choix étrange, qui relève plus de la tentative que d’une véritable stratégie commerciale

D’autant que les enseignes sportives ne répondent pas aux mêmes missions d’achat que l’alimentation. «Les convenience stores alimentaires, de type « express » ou « proxy » ont connu une croissance importante ces dernières années, car ils répondent à des besoins quotidiens ou de dépannage, note Claude Boffa. Mais en matière de sport, je n’y crois pas trop. Il s’agit davantage d’achats réfléchis, pour lequel le consommateur est prêt à se déplacer. Ce n’est pas en passant devant une vitrine qu’il va décider d’acheter subitement un nouveau vélo.» Bref, pour le professeur honoraire, Decathlon ou Ikea sont davantage des commerces de destination, dont l’offre unique et spécialisée justifie le trajet du consommateur.

Autant d’obstacles qui avaient d’ailleurs coûté la peau du Decathlon City de Liège en 2022. A peine trois ans après son ouverture, le point de vente urbain avait été contraint de fermer ses portes en raison d’un «manque de rentabilité». Mais pour François Honoré, le géant français a raison de ne pas se limiter à cette seule expérience négative. «Ce n’est pas gagné d’avance, mais je suis convaincu que les grandes enseignes de retail ont aujourd’hui besoin d’une approche qui combine à la fois expérience physique et digitale, et périphérie et centre-ville, tranche le CEO de GeoConsulting. Par son concept attractif, Decathlon est d’ailleurs capable de jouer le rôle de locomotive dans la redynamisation de certains pôles commerciaux.»

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