Le commerce en ligne transforme la tentation de colis express en… déception. Entre interfaces truquées, hyperchoix et dopamine en carton, l’achat facile déballe trop souvent une amère désillusion.
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Scroller, cliquer, payer, se faire livrer. En deux ou trois pressions d’index, le colis arrive, parfois en 24 heures, dans son point relais favori. Une expérience d’achat fluide et (presque trop) confortable. Mais pas toujours satisfaisante. Selon une étude SimplicityDX, entreprise spécialisée dans le commerce de détail, 48% des consommateurs ont déjà effectué au moins un achat impulsif en ligne et… 56% d’entre eux le regrettent. Un autre sondage, de la plateforme WalletHub, estime que 63% des Américains se sont déjà mordus les doigts après une dépense réalisée sur les réseaux sociaux. Jusqu’à 74% avouent même avoir acheté quelque chose dont ils n’avaient pas besoin.
Scroller, cliquer, payer, se faire livrer… et, donc, regretter. «Le plaisir de la gratification instantanée est inévitablement suivi d’anxiété, de culpabilité, voire de honte, décrit un rapport de l’éditeur de recherche Frontiers. Contrairement aux méthodes d’achat traditionnelles, des dispositifs comme le paiement en un clic et le paiement différé (NDLR: Achetez maintenant, payez plus tard) suppriment le temps de réflexion et dissocient le paiement de ses conséquences.»
«Les dispositifs comme le paiement en un clic et le paiement différé dissocient le paiement de ses conséquences.»
Il faut dire que pour convaincre l’acheteur potentiel de passer à l’acte, les sites Web savent se montrer inventifs. En insistant, par exemple, sur le degré d’urgence pour pouvoir profiter des meilleures conditions (offre limitée dans le temps, stock bientôt épuisé, nombre de consommateurs sur le coup en direct, etc.). «Ces dispositifs induisent, chez le consommateur, une peur de manquer l’opportunité, décrit Ingrid Poncin, professeure de marketing à l’UCLouvain. Cette crainte, fabriquée de toutes pièces, pousse à réaliser des achats peu réfléchis, qui, in fine, peuvent être regrettés.»
Les promotions temporaires, si elles sont véridiques, n’ont rien d’illégal. Pour les marques, il est aisé de répéter systématiquement ces actions, au jour le jour. «Dès lors, le caractère légal de la démarche est difficilement vérifiable. D’autant plus que les promotions sont plus libres en ligne que dans les magasins physiques, où les périodes de soldes sont davantage encadrées.»
Le sentiment d’urgence d’achat est monnaie courante sur les dark pattern, à savoir les interfaces truquées. S’il existe une loi européenne pour les contrer (qui fait partie du Digital Services Act), de nombreux sites y dérogent, s’exposant ainsi à des amendes, visiblement pas encore suffisamment dissuasives. «C’est la spécialité de plateformes comme Shein, Temu, AliExpress, et même Booking, qui ont encaissé plusieurs remontrances», remarque Laëtitia Lamari, experte en e-commerce et fondatrice de Butterfly Agency.
Le consommateur en ligne se retrouve donc de plus en plus exposé à ces pratiques questionnables. «Les marques s’appliquent également à gratifier le consommateur après un achat compulsif», souligne l’experte. De façon à le conforter («Bravo pour votre achat») et, dans la foulée, à lui proposer d’autres produits similaires.
Quitte à provoquer une addiction croissante, appelée l’oniomanie. Cette fièvre acheteuse s’épanouit parfaitement dans l’instantanéité de l’e-commerce. «Sur un site, l’espace est infini, le temps n’est pas chronométré, à l’inverse d’une « après-midi shopping » en magasin physique, compare Laëtitia Lamari. La disponibilité est constante et la saisonnalité n’existe pas. On peut acheter des maillots de bain en promo en décembre.»
«Sur un site, l’espace-temps est infini à l’inverse d’une “après-midi shopping” en magasin.»
Paradoxe de l’hyperchoix
Cette disponibilité extrême porte un nom: le paradoxe de l’hyperchoix. Plus le choix est large, plus il s’avère difficile de prendre la «bonne» décision. «Online, le consommateur est très volatile, souligne Ingrid Poncin. Il est à un clic de tous les concurrents et ne doit pas se déplacer physiquement pour envisager un autre achat. Au moindre élément de doute (qualité, sécurité, prix), il peut changer d’avis.» La comparaison des prix y est également beaucoup plus simple qu’en magasin physique. Le consommateur doute plus souvent en ligne car, «dans son processus d’achat, il a accès à beaucoup plus d’informations, plus rapidement».
Ce paradoxe de l’hyperchoix «contribue à alimenter la déception, abonde Laëtitia Lamari. Même lorsque le produit est bon, la satisfaction est souvent plus faible.» «Il est très difficile d’être certain de son choix face à un surplus d’options, résume Philippine Loupiac, experte en comportement des consommateurs et enseignante-chercheuse à TBS Education. Cet aspect est propre à Internet, alors que les options en magasin physique sont davantage limitées.»
Manque de gratification immédiate
L’achat en ligne peut également décevoir par un manque de gratification immédiate. Le pic de dopamine qui suit l’acte d’achat s’estompe considérablement jusqu’à la réception du produit. «Mais on peut aussi le voir différemment, note Ingrid Poncin. L’achat en ligne procure deux pics de dopamine: le premier lors de l’achat en ligne, le second lors de la réception du colis.»
Pour Laëtitia Lamari, le plaisir «se dilue effectivement entre le moment de la commande et la réception.» L’acte d’achat, lorsqu’il est compulsif, provoque un soulagement instantané. Mais durant la période postachat, le consommateur est exposé à une multitude d’autres propositions. Une sollicitation extrême qui conduit parfois à oublier son acquisition principale. Finalement, la réception du colis, devenue une simple démarche de récupération, s’avère décevante et moins émotionnelle. «Le consommateur entre alors dans une phase de regret, qui n’est cependant pas ancrée dans le temps, précise Laëtitia Lamari. Elle a tendance à être aussi éphémère et compulsive que l’achat.» Mais cette piégeuse frustration peut induire une nouvelle volonté d’achat, d’un produit similaire, qui fait alors entrer le consommateur «dans une spirale infernale», prévient la spécialiste.
Pour adoucir la chute émotionnelle, les plateformes en ligne s’appliquent à réduire au maximum les délais de livraison. «Le regret se marque alors plutôt dans le fait d’avoir acheté quelque chose dont on aurait pu se passer», note Isabelle Schuiling, professeur de marketing digital à l’UCLouvain.
Image en ligne vs réalité
A l’image d’une pub clinquante pour un hamburger de fast-food et son résultat, souvent plus terne une fois livré sur le plateau-repas, les achats en ligne provoquent cette même frustration entre la présentation du produit sur le Web et son apparence réelle. «Le phénomène est amplifié par les plateformes comme Shein et Temu, où l’image ne correspond parfois pas du tout à la réalité, déplore Ingrid Poncin. Ces plateformes chinoises proposent un nombre important de produits abordables mais également peu qualitatifs.»
Une fois le produit reçu, l’aspect fallacieux est brutal. Et même démultiplié par la dimension sensorielle (odeur, toucher, voire goût), difficilement évaluable en amont. Les plateformes chinoises «sont reines dans les descriptions de produits erronées, appuie Laëtitia Lamari. Avec l’IA, elles rendent un objet plus grand, avec des couleurs plus vives, etc.»
S’il est fréquent que l’image soit retouchée, «le produit peut aussi ne pas être comme le consommateur l’avait imaginé chez lui ou sur lui», ajoute Philippine Loupiac. Par exemple, un pantalon qui tombe de telle façon sur un mannequin n’aura pas spécialement le même effet sur quelqu’un d’autre. «Le fait d’attendre l’article participe aussi à son idéalisation. S’il est juste « normal », la déception n’en sera que plus grande», relève l’enseignante-chercheuse.
Retour d’article: le dilemme des marques
Pourtant, 73% des acheteurs ne renvoient jamais leurs achats, selon une étude de Becom, la fédération belge du commerce électronique. «A l’achat, tout est fait pour réduire l’effort que le consommateur doit fournir, remarque Ingrid Poncin. Les frais de port sont souvent réduits ou gratuits. Alors que renvoyer un produit nécessite souvent un effort à charge du consommateur.» Ainsi, selon la professeure de l’UCLouvain, «certaines marques rendent le renvoi du produit tellement complexe que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Les politiques de retour se veulent volontairement décourageantes.»
Car les retours sont très coûteux pour les plateformes. S’ils sont parfois gratuits pour le consommateur, ils représentent un réel poids pour l’entreprise, qui doit vérifier le produit retourné, juger s’il est revendable, et, si oui, le reconditionner. «Ces étapes nécessitent une main-d’œuvre humaine conséquente, au point que certaines sociétés, comme Shein, préfèrent faire une croix sur le reconditionnement si l’article n’est pas retourné comme neuf. Les retours sont alors souvent jetés. Une catastrophe environnementale», alerte Isabelle Schuiling.
Pour éviter les frais ou les pertes, le vendeur n’aurait donc pas intérêt à embellir le produit plus que de raison. Dans cette optique, de plus en plus de sites Internet fournissent une description détaillée (modèle, taille, poids, etc.). Si, malgré tout, le consommateur retourne l’article, la marque demande alors un justificatif complet. «Elles ont besoin d’amasser un maximum d’informations afin de réduire autant que possible le taux de retour», insiste Isabelle Schuiling, qui pointe «un vrai dilemme pour les marques: pousser à l’achat d’impulsion, mais minimiser les retours.»
Une revente plutôt qu’un retour
Et si certains acteurs comme Amazon ou Zalando font du retour/remboursement facile leur marque de fabrique, le consommateur n’a parfois simplement pas l’envie de réaliser ce petit effort supplémentaire: réemballer le produit et retourner au point relais suffisent à rebuter. Aussi, désormais, «les gens privilégient une revente de l’article sur des plateformes de seconde main (eBay, Vinted), afin de réduire leur perte. La revente prend clairement le dessus sur le retour», assure Laëtitia Lamari.
D’autant plus que «de nombreuses enseignes ne sont pas encore parfaitement intégrées dans l’omnicanalité», concept qui permet d’acheter un produit sur Internet et de le rendre en magasin physique, «ce qui limite fortement l’effort retour», constate Philippine Loupiac.
Effet de dotation
L’effet de dotation (ou de propriété) ajoute un frein supplémentaire: ce concept stipule que le consommateur attribue automatiquement plus de valeur à quelque chose qu’il possède.
Ce phénomène comportemental est particulièrement d’application pour les love brands, ces marques qui établissent une relation affective forte avec leurs consommateurs sur la base de valeur unique et d’éditions très limitées. Au vu de sa rareté «fabriquée», «l’objet acquiert automatiquement une valeur, qu’il soit apprécié ou non par l’acheteur, analyse Laëtitia Lamari. Le taux de retour de ces marques est donc très faible, au point que leurs emballages sont même revendus.»
A l’inverse, l’article, une fois reçu, peut aussi perdre de la valeur. «Ce qu’on ne possède pas peut être idéalisé. Une fois dans nos mains, un effet relativisant s’opère», distingue Philippine Loupiac.
Sentiment de culpabilité
Pour ne pas risquer de se sentir «coupables» d’un mauvais achat, une catégorie grandissante de personnes achètent en ligne, mais uniquement auprès d’enseignes qui ont pignon sur rue. «Les conditions de retour sont souvent jugées plus transparentes et plus faciles», estime Ingrid Poncin.
A force de livrer des tentations à la chaîne, l’e-commerce expédie donc aussi son lot de frustrations. Qu’aucun service après-vente ne peut vraiment rattraper.
N.S.