Quels sont les mécanismes fiscaux les plus populaires et les plus utilisés en Belgique? La rédaction a posé la question à cinq experts. «Ceci est le conseil standard de tout comptable.»
D’accord, le mot «niche» est un peu cliché. C’est peut-être même l’un des plus grands poncifs qui circulent dans la politique belge, précisément parce qu’on l’emploie si souvent. La fiscalité belge se pratique surtout par la porte de derrière, via une multitude d’exceptions et de petits avantages. Seuls les plus naïfs paient encore leurs impôts entièrement par la grande porte.
Contrairement à une idée reçue, ces failles ne sont pas débusquées par des fiscalistes ingénieux ou des comptables onéreux. Elles sont inscrites d’avance –souvent à la suggestion de ces mêmes fiscalistes– dans les lois qui, une fois votées au Parlement, façonnent le système fiscal.
Puisqu’il s’agit de règles formellement intégrées à la loi, peut-on encore parler de niches? L’avocat fiscaliste Gerd D. Goyvaerts abhorre ce terme (voir encadré), et il n’est pas le seul praticien à marquer des réserves à son égard.
A l’inverse, l’avocat et professeur à la VUB Michel Maus estime que le mot traduit parfaitement la réalité. «C’est tout à fait ça: des niches qui permettent de payer moins d’impôts que ce qui serait normalement dû. Je ne vois pas nécessairement pourquoi cela devrait avoir une connotation négative, même si certaines exceptions injustes provoquent la frustration de contribuables qui s’acquittent de tout et qui, par colère, se mettent à frauder. L’économie souterraine est par ailleurs nettement plus vaste que celle des pays voisins.»
«Cela engendre non seulement un problème d’équité, mais aussi d’inefficience économique. Tout se joue, en général, sur la capacité à influencer les responsables politiques par le lobbying.»
Les économistes, à la différence des fiscalistes, tolèrent généralement mieux le terme, sans doute parce qu’ils l’envisagent avec plus de distance. «Une niche est, pour moi, une manière par laquelle quelqu’un, sans motif valable, paie beaucoup moins d’impôts que d’autres citoyens qui pourtant gagnent autant», explique Kevin Spiritus, économiste à l’université Erasme de Rotterdam. «Cela engendre non seulement un problème d’équité, mais aussi d’inefficience économique. Tout se joue, en général, sur la capacité à influencer les responsables politiques par le lobbying.»
Extralégal
Très peu de salariés perçoivent en fin de mois uniquement leur salaire brut. A celui-ci s’ajoutent bien souvent d’autres avantages. Voilà des décennies que les responsables politiques affirment vouloir réduire la fiscalité sur le travail. Dans les faits, il s’avère bien plus facile d’inventer de nouveaux avantages à la place. «Tous les avantages extralégaux ne se valent pas, mais c’est leur prolifération qui s’avère aujourd’hui néfaste, observe Ive Rosseel, fiscaliste à la CSC. Aucun frein n’existe à l’heure actuelle. Il ne s’agit depuis longtemps plus seulement d’un smartphone ou d’un ordinateur portable. Les secrétariats sociaux excellent eux aussi dans l’art d’imaginer ce type d’avantages. Les salariés aux revenus confortables se voient offrir par leur employeur les plus beaux privilèges: stock-options, aides-ménagères, crèche pour les enfants, jardinier à domicile ou même, tout simplement, une maison pour le manager.»
Le grand classique en Belgique demeure la voiture de société. Le Bureau du Plan l’a encore chiffré cet été: l’Etat perd entre trois et six milliards d’euros par an. «Par ce type d’avantage fiscal, le législateur cherche à résoudre le problème du coût salarial élevé, mais crée de nouveaux déséquilibres», souligne Filip Debelva, directeur de l’Institut de droit fiscal de la KU Leuven.
«Plus de 500.000 voitures de société circulent désormais sur les routes. Quel impact sur le climat, la mobilité ou le budget de l’Etat? Ces conséquences sont bien réelles, mais aucun élu ne souhaite évidemment retirer un tel avantage à ses électeurs.»
N’est-il pas un peu simpliste d’affirmer que tous ces avantages pour les salariés passent par des failles? Michel Maus n’est pas de cet avis. «Comparés à une société, ce ne sont peut-être que des broutilles, dit-il. Mais il reste bien des gens qui, malgré tout, ne bénéficient même pas de ces avantages classiques». Prenez une rue quelconque bordée de maisons mitoyennes: dans l’une vit un enseignant, dans l’autre un salarié doté d’une voiture de société, d’un ordinateur portable et d’un smartphone fournis par l’employeur. L’enseignant peut légitimement se sentir sérieusement lésé.»
Les sociétés, le stratagème ultime pour échapper à l’impôt?
En Belgique, les hauts revenus peuvent en grande partie contourner l’impôt des personnes physiques, et ils le font de plus en plus. Il leur suffit de créer une société, qui loge leurs revenus et les soumet à des taux plus faibles. «C’est le conseil classique que de nombreux indépendants et même des cadres supérieurs reçoivent de leur comptable, explique Mark Delanote, avocat fiscaliste et professeur à l’UGent. En Belgique, il est très facile de transformer des revenus du travail en revenus du capital par l’intermédiaire d’une société, avec tous les avantages que cela comporte. C’est un problème conceptuel de notre législation, alimenté par le poids élevé des charges sur le travail, auquel le monde politique rechigne à s’attaquer.»
Le gouvernement De Wever a rendu les règles à peine plus strictes, mais auparavant il n’avait fait que rendre la création d’une société encore plus séduisante et avantageuse. L’an dernier, on en comptait déjà plus de 80.000. «En Allemagne, le fisc ignore une telle construction pour une entreprise individuelle et soumet simplement ces gains à l’impôt sur le revenu. Il existe de bonnes raisons de créer une société, mais un avantage fiscal ne devrait pas en être une.»
«Aujourd’hui, près de 200.000 Belges occupent un flexi-job. Ils ne paient ni impôts ni cotisations sociales, seules des cotisations patronales sont dues par l’employeur.»
Flexi-job
Le statut instauré il y a dix ans pour combattre le travail au noir dans l’horeca est devenu si avantageux que le travail clandestin en a effectivement perdu toute utilité. Toute personne qui travaille déjà à quatre cinquièmes ailleurs ou qui est pensionnée peut, en tant que flexi-travailleur, compléter ses revenus presque sans impôts.
A chaque nouveau gouvernement, les règles se sont assouplies et les secteurs éligibles au flexi-travail se sont élargis. Aujourd’hui, près de 200.000 Belges occupent un flexi-job. Ils ne paient ni impôts ni cotisations sociales, seules des cotisations patronales sont dues par l’employeur. Dès lors, il est plus intéressant de travailler à quatre cinquièmes et de consacrer le cinquième jour à un flexi-job plutôt que de signer un contrat à temps plein.
«Ce système n’a vraiment aucun sens, estime Kevin Spiritus. A mes yeux, cela s’inscrit dans une stratégie de pourrissement de partis comme l’Open VLD: un taux de base élevé pour l’impôt, mais des exceptions accordées à tout le monde. C’est exactement la même logique que la sempiternelle discussion sur le nombre d’heures qu’un étudiant peut travailler sans devoir payer d’impôts. Aux Pays-Bas, c’est impensable: les étudiants y travaillent bien davantage et paient tout simplement des impôts comme tout le monde.»
Droits d’auteur
Un autre avantage bien connu et abondamment débattu, du moins dans le journalisme, est celui des droits d’auteur. Ce régime a été conçu pour venir en aide aux artistes, avec comme exemple type l’écrivain qui consacre plusieurs années à un roman. Lors de la parution, l’ensemble de ses revenus se concentrait sur une seule année et se voyait lourdement taxé. Avec les droits d’auteur, un montant pouvant atteindre 75.000 euros n’est soumis cette année-là qu’à un précompte mobilier de 15%.
«Il existe des raisons parfaitement légitimes de prévoir une exception pour un groupe spécifique. Mais il appartient au législateur de garantir que cette exception reste limitée à ce groupe.»
Il s’agit d’un exemple classique de porte dérobée qu’ont fini par emprunter des professions auxquelles elle n’était pas destinée: la conception de logiciels par des informaticiens, les plaidoiries d’avocats ou même des travaux de jardinage sont rémunérés sous ce régime. «Il existe des raisons parfaitement légitimes de prévoir une exception pour un groupe spécifique, explique Mark Delanote. Mais il appartient au législateur de garantir que cette exception reste limitée à ce groupe, et qu’elle ne soit pas utilisée sans restriction par tout un chacun. Malheureusement, cette régulation fait totalement défaut en Belgique.»
Filip Debelva se montre critique à l’égard de tous les régimes fiscaux taillés sur mesure pour un secteur ou une niche. Il cite à cet égard la fameuse «taxe carat», un régime avantageux pour le secteur diamantaire belge. «Et le gouvernement De Wever vient encore d’approuver une énième faveur pour les gestionnaires de fonds d’investissement. Or les gestionnaires de fonds ne sont certainement pas de petits joueurs qui auraient besoin d’un coup de pouce: ce sont de très gros revenus.»
Héritages et droits de succession
Les experts interrogés qualifient les droits de succession de véritable terrain de jeu rempli de niches fiscales. Des règles aussi typiquement belges que toutes les autres. «C’est tout un secteur de la planification successorale qui s’est développé autour de cela», observe Michel Maus qui donne un exemple révélateur des écarts considérables qui peuvent rapidement survenir: «Imaginons qu’un père meure dans un tragique accident de la route et laisse un million d’euros à sa fille. Elle devra en céder 222.000 au fisc. Mais si ce même homme ne décède pas dans un accident, mais d’une maladie incurable, et qu’il peut encore, de son vivant, offrir ce million à sa fille, celle-ci ne paiera que 30.000 euros. C’est une différence considérable et, en réalité, impossible à justifier. Une telle législation soulève pour moi de sérieuses questions éthiques.»
Parmi les exceptions récemment contestées par Vooruit au sein du gouvernement flamand figure celle des entreprises familiales. Celles-ci bénéficient d’un tarif particulièrement avantageux, le législateur souhaitant éviter leur disparition lors d’un passage de génération.
Ive Rosseel, de la CSC, plaide depuis des années pour un durcissement des règles. «Les entreprises familiales sont en plein essor, et cette brèche fiscale s’élargit chaque année, dit-il. Leur nombre a littéralement explosé ces dernières années, parce que certaines règles ont été assouplies ou annulées par des décisions de justice. Autrefois, une entreprise ne pouvait être transmise que si la même activité était poursuivie, mais cette condition n’existe plus.» Un médecin peut céder sa société à ses enfants, qui en feront ensuite une friterie. C’est parfaitement légal, mais cela contredit la raison même pour laquelle les entreprises familiales bénéficient d’un tarif successoral réduit.»
Revenu cadastral
En Belgique, les revenus du capital sont imposés de diverses manières, et chacun n’a plus qu’à chercher –ou à demander à un comptable– quel dispositif lui convient le mieux. L’épargne-pension avantageuse en est déjà un exemple, estime Filip Debelva. «Ces réductions coûtent énormément d’argent à l’Etat. Faut-il vraiment qu’elles profitent à des personnes qui ont déjà les moyens de mettre de l’argent de côté?», s’interroge-t-il.
Le revenu cadastral constitue-t-il aussi une faille du système? L’argument se défend. Le cadastre détermine notamment le niveau d’imposition sur les maisons ou appartements mis en location. Problème: ces données n’ont plus été actualisées depuis 1980, sur la base de chiffres des années 1970. La loi prévoit pourtant leur révision, mais personne n’ose s’y attaquer. Les montants ne sont qu’indexés, ce qui entraîne le plus souvent une forte sous-évaluation.
C’est l’une des raisons pour lesquelles l’achat immobilier destiné à la location est un placement particulièrement lucratif pour son patrimoine. «Dans la plupart des cas, cela conduit à une forte sous-évaluation des revenus locatifs réels, estime Michel Maus. On peut sans hésiter parler là d’une faille du système.»
L’impôt sur les plus-values
Avant l’été, le gouvernement De Wever a conclu un accord sur un projet d’imposition des plus-values. La complexité de cette taxe a immédiatement suscité de vives critiques, mais elle ouvre aussi des perspectives. L’exception la plus marquante: toute personne qui détient 20% ou plus du capital d’une société bénéficie d’une tranche fiscale nettement plus avantageuse.
«Ce n’est vraiment pas une réussite, constate Mark Delanote, qui avait encore conseillé la précédente coalition sur une réforme fiscale. Je comprends que le gouvernement ait voulu ménager les entrepreneurs avec une telle exception, mais ce seuil est tout simplement indéfendable. L’attention aurait dû se porter sur la valeur réellement créée par l’activité. Et qu’en est-il des entrepreneurs qui détiennent moins de 20%? Et pourquoi considérer que quiconque possède davantage d’actions est nécessairement un entrepreneur? Ces personnes ne sont peut-être même pas actives dans l’entreprise dont elles détiennent des parts. D’ailleurs, toutes les sociétés ne sont pas de véritables entreprises actives. C’est totalement arbitraire.»
«Aux Etats-Unis, où un impôt sur les plus-values existe déjà, on constate que des actionnaires en Bourse créent artificiellement des pertes pour pouvoir ensuite les déduire de leurs gains.»
Kevin Spiritus ne comprend pas pourquoi tous les entrepreneurs devraient profiter d’un tel avantage plutôt que de cibler plus fortement l’innovation. Il prévoit que les véritables niches ou voies de contournement de ce nouvel impôt ne se révéleront que plus tard. «Les fiscalistes vont tenter diverses stratégies, anticipe-t-il. Certains seront plus agressifs que d’autres. Aux Etats-Unis, où un impôt sur les plus-values existe déjà, on constate que des actionnaires en Bourse créent artificiellement des pertes pour pouvoir ensuite les déduire de leurs gains. En Belgique, une telle stratégie spéculative pourrait entraîner une imposition plus lourde, mais je ne doute pas que l’on verra encore apparaître d’autres astuces. »
Argent noir
Michel Maus l’a déjà souligné: voir autant de Belges profiter de failles fiscales donne à d’autres un prétexte –peut-être un peu facile– pour frauder eux-mêmes. Et là, il ne s’agit plus de simples failles, mais de véritables tunnels creusés, avec ou sans l’aide de comptables.
La fraude est d’ailleurs tolérée, rappelle Ive Rosseel, tant qu’elle reste limitée à 2.500 euros d’argent noir. «Si le fisc découvre que vous n’avez pas déclaré une somme mais qu’elle reste en dessous de ce seuil, aucune majoration d’impôt ne vous sera infligée. En d’autres termes, chacun peut frauder pour ce montant. Les paiements en liquide sont d’ailleurs toujours autorisés jusqu’à 3.000 euros, sans que personne n’y trouve rien à redire.»
«Qu’ils créent donc eux-mêmes une société»
«J’ai un sérieux problème avec le terme « niche fiscale »», explique l’avocat fiscaliste Gerd D. Goyvaerts, du réputé cabinet Tiberghien.
Ce terme n’évoque rien pour vous?
Gerd D. Goyvaerts: Non, je ne peux citer aucune niche fiscale. Ce mot appartient au jargon des journalistes ou des politiques qui veulent changer la loi. Prenez, par exemple, les barèmes applicables aux donations plutôt que d’attendre une succession. Cela a été introduit en 2003 pour de bonnes raisons: inciter les gens à transmettre plus rapidement leur patrimoine aux générations suivantes. Le concept de société, lui aussi, est établi et incontesté depuis plus de 30 ans. Pourquoi faudrait-il appeler cela une combine fiscale? Vous ne voulez pas, vous non plus, payer davantage d’impôts que ce que la loi impose? D’ailleurs, en tant que journaliste, vous acceptez peut-être vous-même d’être rémunéré en droits d’auteur.
Les «niches» ne sont-elles pas toujours approuvées par le législateur, comme on le dit souvent?
Oui, mais ce mot crée une atmosphère totalement biaisée dans l’opinion publique. Il faut être extrêmement prudent lorsqu’on parle de fiscalité, car on finit vite par convaincre la moitié de la population qu’elle paie trop d’impôts, et que d’autres en paieraient trop peu. Ce n’est pas exact.
Mais dans le cas des sociétés, ce sentiment n’est-il pas au moins en partie justifié?
Alors qu’ils en créent une eux-mêmes! Et je conteste d’ailleurs l’idée que cela permet de payer moins d’impôts: il faut prendre tout en considération. Ces sociétés servent avant tout à limiter de façon parfaitement légitime les risques liés à l’entreprise. Un entrepreneur ou un indépendant qui n’y recourt pas se met clairement en difficulté.
Y a-t-il des règles fiscales que vous qualifieriez d’injustes, même sans employer ce terme de «niche fiscale»?
Non. Il ne faut pas parler de fiscalité en termes de justice ou d’injustice.
Pourquoi pas?
Parce que la fiscalité est trop technique. Si vous recevez une amende pour excès de vitesse, tandis que quelqu’un d’autre roule aussi vite sans être sanctionné, là, oui, c’est injuste. Mais c’est tout autre chose.
Michel Maus a donné l’exemple d’un enseignant qui, par rapport à beaucoup de salariés, ne reçoit aucun avantage extralégal. N’est-ce pas un peu injuste?
Les enseignants ont, en contrepartie, davantage de vacances que ceux qui travaillent dans le secteur privé. Chacun peut changer de métier s’il estime être traité injustement. Mais il faut assumer ses choix et leurs conséquences. Il existe en anglais un dicton: don’t tax you, don’t tax me, tax the guy behind the tree. Cela se résume toujours à cela: c’est à quelqu’un d’autre de payer davantage, à quelqu’un d’autre d’avoir trouvé une brèche dans le système. Plutôt que d’alimenter un sentiment d’injustice, vous feriez mieux d’aider vos lecteurs à comprendre pourquoi les règles sont ce qu’elles sont aujourd’hui. Sont-elles parfaites? Non, bien sûr que non. Les politiciens qui les ont établies ne sont pas parfaits non plus. Mais ce sont les règles, et ce ne sont pas des passe-droits.