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La Belgique est myope pour son budget, et elle participe à un concours de beauté: «Ce à quoi on assiste est plutôt extraordinaire»

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

Malgré quelques coups de tournevis budgétaires, la Belgique fonce droit vers un dépassement des 3% de déficit. Bart De Wever, figure de proue du navire gouvernemental, essuie les tirs de bordée -parfois mérités, parfois injustifiés. L’Europe s’apprête à envoyer son bulletin, avec en vue de probables cartons jaunes. Un répit reste possible si le plan pluriannuel s’étire, avec une cure d’austérité moins sévère. Mais les agences de notation haussent déjà le ton. En cas de rétrogradation, l’addition sera salée, et l’Etat devra emprunter à prix fort.

Première (grande) promesse non tenue, ou première (grande) casse limitée? Dans son accord de gouvernement, l’Arizona s’était engagée à réduire le déficit budgétaire à moins de 3% du PIB d’ici 2030. Et… caramba, encore raté. Ce plafond de verre imposé par l’Europe sera dépassé -l’exposé fédéral du budget 2025 déposé à la Chambre laisse entrevoir un déficit oscillant entre 3,7% et 3,5% à l’horizon 2029. Ce chiffre n’inclut toutefois pas encore les déficits des Communautés et des Régions (appelés «entité 2»).

La semaine dernière, le premier ministre Bart De Wever (N-VA) en a fait les frais à la Chambre. Il a encaissé les invectives de la gauche comme de la droite. Mais peut-il avancer des circonstances atténuantes… voire se vanter d’avoir fortement limiter la casse?

Budget: ce qui explique le dépassement du déficit  

Les faits tels que présentés actuellement sont cruels pour le nationaliste flamand, grand militant d’une réduction drastique du déficit public. Cette année, celui-ci a augmenté de 8,5 milliards d’euros par rapport à l’année dernière, et s’élèvera à 4% du PIB. La charge dite «cruciale», qui comprend le déficit du budget fédéral et la sécurité sociale -«l’entité 1»-, atteint 25,5 milliards d’euros.

Comment l’expliquer? D’abord, par le long processus nécessaire à la formation de l’Arizona (sept mois et demi), qui joue un rôle non négligeable dans ce débordement déficitaire. Jusqu’en juin, le Parlement continuera à travailler avec un budget d’urgence basé sur les «douzièmes provisoires», système spécifique qui fournit un plan financier au mois par mois, octroyant un douzième du budget alloué l’année précédente. Bref, les réformes prévues (allocation de chômage restreintes dans le temps, réforme des pensions…) n’influeront pas directement la situation budgétaire.

Parallèlement, la forte augmentation des dépenses militaires pèse lourd dans la balance. La Belgique devrait (enfin) atteindre la norme otanienne des 2% du PIB allégués à la défense. Et, pour adoucir le choc, la Commission européenne a annoncé qu’une partie de ces dépenses pourrait être maintenue en dehors des tableaux budgétaires.

La bonne nouvelle est que ce gouvernement est pleinement conscient des efforts à réaliser mais il hérite de dépenses sociales qui restent disproportionnées.

Mikael Petitjean

Professeur à la Louvain School of Management

Un autre facteur exogène, sur lequel le gouvernement n’a que très peu d’emprise, réside dans la hausse des taux d’intérêt, «qui a alourdi la charge de la dette, augmentant de près de 0,9 milliard d’euros les coûts financiers pour l’Etat, calcule Mikael Petitjean, professeur à la Louvain School of Management. La Banque nationale de Belgique a d’ailleurs souligné que les charges d’intérêts devraient continuer de croître, atteignant environ 2,2 % du PIB d’ici 2031.» Selon l’expert, «il faut aussi reconnaître que le contexte économique n’est pas favorable, plombé par l’incertitude provoquée par les menaces protectionnistes de l’administration Trump. Une croissance molle et des rigidités institutionnelles inhérentes au modèle fédéral belge compliquent la maîtrise des finances publiques.»

Pour Mikael Petitjean, la Belgique vit au-dessus de ses moyens. «La bonne nouvelle est que ce gouvernement en est pleinement conscient, mais il hérite de dépenses sociales qui restent disproportionnées au regard du potentiel de croissance de l’économie belge et des gains de productivité qu’elle parvient à réaliser.»

Les coûts liés aux pensions et aux indemnités de maladie, respectivement estimés à 66 et 43 milliards d’euros, alourdissent encore le budget fédéral. «Il ne faut pas se leurrer: on ne parviendra pas à financer l’explosion des dépenses sociales en taxant davantage le capital. C’est irresponsable de le faire croire. Par ailleurs, si la Wallonie ou la Région Bruxelles-Capitale étaient un pays indépendant, le FMI aurait déjà recommandé des coupes dans les dépenses depuis des années.»

Budget: De Wever peut-il se vanter d’avoir (fortement) limité la casse?

D’autant plus que sans les mesures du gouvernement fédéral actuel, et à politique inchangée par rapport à la dernière législature, le déficit aurait tout bonnement explosé, et franchi la barre des 6%, soit un peu moins de 43 milliards d’euros. «La réduction de plus de 16 milliards d’euros par rapport au scénario initial est le résultat d’efforts budgétaires non négligeables: économies dans l’administration, limitation de certaines dépenses et investissements plus ciblés», cite Mikael Petitjean.

Est-on dès lors trop sévère avec la politique économique de Bart De Wever? Oui, tranche l’économiste Etienne de Callataÿ (Orcadia Asset Management), qui rappelle l’inertie propre à l’organisation budgétaire. «Les dépenses sont largement engagées par les gouvernements précédents. L’Arizona ne peut donc pas rapidement infléchir la donne. Jouer sur la modération de la croissance des dépenses est chronophage par nature. Par exemple via la réforme des pensions.»

Pour l’expert, il est dès lors «indécent» de la part de ceux qui étaient au gouvernement hier et qui n’y sont plus aujourd’hui (il cite l’Open-Vld et Alexia Bertrand en tête, qui avait la responsabilité du budget) d’émettre de vives critiques. «On ne peut pas à la fois critiquer le gouvernement de prendre trop de mesures pénibles, tout en lui reprochant de ne pas assez en prendre.»

Budget: «C’est plutôt extraordinaire»

Le fait que l’Arizona n’atteigne pas la réduction du déficit à 3% du PIB est toutefois «assez problématique», estime Wim Moesen, professeur honoraire de finances publiques à la KULeuven, spécialiste du budget. Mais ce à quoi on assiste actuellement «n’est pas un développement normal, c’est plutôt extraordinaire», nuance-t-il.

Lors de la réunion Ecofin, qui rassemblait les ministres des Finances de l’UE, il a en effet été décidé que des exceptions seraient appliquées dans l’évaluation européenne (escape clause) des budgets nationaux. Concrètement, l’Europe sera plus tolérante envers chaque Etat membre concernant les dépenses militaires. «Et on perçoit cet accroissement des dépenses militaires supplémentaires dès cette année (+2,8 milliards, soit près de 0,5% du PIB).»

Une tendance à l’investissement qui se généralise en Europe. Le futur chancelier allemand Friedrich Merz, par exemple, a déjà annoncé vouloir s’écarter du budget à l’équilibre. Et appliquer la «Golden rule», c’est-à-dire la possibilité de pouvoir faire des emprunts pour les investissements, mais pas pour les dépenses ordinaires, qui doivent rester en équilibre.

Budget 2025 et budget pluriannuel: la distinction cruciale

Cette semaine, deux volets distincts seront décidés. Le budget 2025, mais aussi le budget pluriannuel, c’est-à-dire un plan financier structuré à moyen terme que la Belgique a fourni (très en retard) à l’Europe. Ce dernier, s’il est jugé suffisamment ambitieux, devrait permettre d’obtenir un plan budgétaire allongé -sur sept ans au lieu de quatre, et donc, en principe, la possibilité d’appliquer une politique moins austère.

L’Europe doit rendre son évaluation dans les prochains jours. Ce compte-rendu sera crucial pour l’avenir budgétaire belge, puisque les agences de notation s’aligneront automatiquement sur l’avis européen, avec des conséquences directes pour les finances belges (voir plus bas). «Ce rapport nous apprendra énormément de choses», assure Wim Moesen.

«On voit déjà à quel point le conservatisme et la résistance du corps social est forte alors qu’il faudrait faire plus pour atteindre la cible européenne, commente Mikael Petitjean. Sans l’application de règles budgétaires beaucoup plus strictes à tous les échelons de pouvoir, la situation budgétaire de la Belgique va rester précaire», prévient-il. Le plus troublant, selon lui, est que «la majorité de la population est consciente des efforts à réaliser, mais peu de personnes acceptent de prendre part à l’effort. C’est beaucoup plus simple d’obliger les générations futures à porter le fardeau.»

Budget belge: les points qui seront soulignés par l’Europe

Dans la simple logique des choses, la Belgique peut donc s’attendre à de sérieux avertissements européens: aussi bien sur le plan actuel (budget 2025) que pluriannuel.

Selon Wim Moesen, tout porte à croire que l’Europe jugera les mesures structurelles comme insuffisantes, et accordera à la Belgique «un profil budgétaire extraordinaire», tablant sur un effet de retour sur investissements dans le futur, et un taux d’emploi en croissance.

Mais l’Europe devrait rester diplomatique. «Elle nous donnera une petite tape dans le dos.» Car ce que la Belgique a bien fait dans son plan pluriannuel, c’est «la combinaison de plusieurs problèmes»: pensions, fiscalité, et marché du travail. Ces trois éléments, ensemble, sont appelés «les grandes opérations». Or, s’ils sont traités séparément, ils provoquent automatiquement «des inconsistances» entre les différents domaines de la politique économique. «Les lier est donc une bonne chose», salue Wim Moesen.

«La politique économique actuelle est peu charpentée, et trop volontariste. La Belgique navigue à vue, elle est myope.»

Wim Moesen

Professeur de finances publiques (KULeuven)

En revanche, les 8,5 milliards de déficit supplémentaires prévus cette année seront à coup sûr jugés comme «exagérés», prédit le spécialiste, car les retours sur investissement n’ont pas été chiffrés. «La politique actuelle est peu charpentée, et trop volontariste.»  

Par ailleurs, la Belgique risque d’atteindre sa vitesse de croisière budgétaire en 2029. «Aux yeux de l’Europe, ce n’est pas crédible, car les problèmes sont postposés.» Or, le principe du «front load» veut que le budget d’un Etat applique une stratégie dans laquelle une grande partie des ajustements soit concentrée au début de la période budgétaire. De manière à envoyer un signal fort aux marchés et à réduire les incertitudes. Notre pays fait le contraire: il reporte. Parmi les Etats membres de la zone Euro, «la Belgique est d’ailleurs surnommée experte de la navigation à vue, elle est myope», illustre Wim Moesen.

Un concours de beauté

Cela étant dit, la situation demeure actuellement gérable sur les marchés financiers, rassure Mikael Petitjean, «essentiellement parce que de nombreux autres pays traversent des difficultés similaires.» Le marché de la dette souveraine fonctionne en réalité «comme un concours de beauté, compare-t-il. Un pays mal géré sur le plan budgétaire peut encore séduire les investisseurs si ses concurrents affichent des performances encore plus inquiétantes. Mais il serait illusoire d’imaginer la Belgique sur le podium de ce concours».

«Le marché de la dette souveraine fonctionne comme un concours de beauté. Un pays mal géré sur le plan budgétaire peut encore séduire les investisseurs si ses concurrents affichent des performances encore plus inquiétantes.»

Mikael Petitjean

Professeur à la Louvain School of Management

Autre critique prévisible de la part de l’Europe: le système fiscal belge. Trop peu consistant, trop peu réformé, trop peu harmonisé quant à la taxation sur les actifs, l’épargne, les grandes fortunes ou le patrimoine immobilier. «L’Europe pointera ces nombreuses contradictions», assure Wim Moesen. Illustration sur le non-sens des priorités: le débat interminable concernant la taxe sur les plus-values sur actions, qui ne représente que 0,16% (!) des revenus publics. «On crée des discussions énormes pour une goutte d’eau dans l’océan budgétaire», s’étonne l’expert.

Un acte plus consistant aux yeux de l’Europe, par exemple, serait d’opérer un tax shift, ou non un tax cut comme proposé par l’Arizona. «La Commission nous recommandera probablement d’augmenter la TVA à des taux plus adéquats dans certains domaines, ce qui pourrait rapporter plus d’1% du PIB», estime le professeur.

L’Europe, une chambre de torture budgétaire?

Pour son premier bulletin économique, donc, «l’Arizona a fait des efforts, mais elle pèche dans son approche purement économique. La Belgique continue de percevoir l’Europe comme une chambre de torture budgétaire. Or, la vision globale européenne est nécessaire.»

«Oui, la Belgique a pris des mesures positives pour obtenir un délai de sept ans, juge encore Mikael Petitjean. A la mi-mars, le gouvernement fédéral a soumis un plan budgétaire qui prévoit une limitation progressive de la croissance des dépenses nettes: 3,6% en 2025, 2,5% en 2026 et 2027, puis 2,1% en 2028 et 2029», rappelle-t-il.

Etienne de Callataÿ abonde, et évoque suffisamment d’ambitions de réformes annoncées par l’Arizona pour espérer cette transformation de quatre en sept ans. «Il ne faut cependant pas accorder trop d’importance à la contextualisation européenne, tempère-t-il. On se doit d’avoir des finances publiques saines pour les générations futures d’abord, pas pour faire plaisir à la technocratie européenne. Malheureusement, bon nombre de dirigeants voient la Commission comme le méchant. On sait ce qu’il y a lieu de faire, mais on impute la faute à un tiers. C’est absurde de raisonner de la sorte.»

Le risque d’emprunter à coût élevé

Les agences de notation, quant à elles, risquent d’être moins clémentes que l’Europe. Si Standard & Poors (S&P) n’a pas (encore) revu la note de la Belgique à la baisse, elle a exprimé de vives inquiétudes. Tout comme les équivalents Fitch et Moody’s, qui ont annoncé une perspective négative. La résistance syndicale est citée par S&P comme une entrave à l’application rapide des plans gouvernementaux.

Et si la note belge était effectivement dégradée dans un avenir proche? En principe, cela signifie qu’il faudra payer plus pour emprunter de l’argent sur les marchés. Une façon de dissuader à s’endetter davantage. Les remboursements d’intérêts sur les dettes belges augmentent déjà: de 10,7 milliards cette année à 16,6 milliards d’ici 2029.

«Si la note de la Belgique était effectivement abaissée à AA-, cela pourrait entraîner une augmentation des coûts d’emprunt pour l’Etat, confirme Mikael Petitjean. Si on compare à la France, le coûts de la dette pourrait alors augmenter de 15 points de base. Toutes choses étant égales par ailleurs, cela pourrait représenter 100 à 140 millions d’euros de charges d’intérêts supplémentaires la première année.»

Pour le professeur, il faut surtout éviter de tomber en-dessous de «AA-» car certains investisseurs institutionnels pourraient devoir réduire leur exposition à la dette belge. «Un certain nombre de fonds de pension, fonds souverains, compagnies d’assurance, et certains fonds communs d’investissement sont liés par des mandats internes qui imposent d’investir majoritairement dans des obligations de haute qualité, souvent AA ou mieux. Une baisse de la note sous “AA-” pourrait donc rendre la Belgique moins éligible pour ces portefeuilles», met-il en garde.

«La dépense la plus idiote, c’est la dépense de charge d’intérêt.»

Etienne de Callataÿ (Orcadia Asset Management)

«La dépense la plus idiote, c’est la dépense de charge d’intérêt, complète Etienne de Callataÿ. Personne n’y gagne à payer des taux d’intérêt plus élevés. Mais les notations ne sont pas comme un bulletin de gouvernement, dit-il; elles risquent surtout d’induire une augmentation du spread, c’est-à-dire l’écart de taux d’intérêt entre ce que paie la Belgique et ses voisins.»

L’Allemagne, par exemple, est considérée comme le meilleur emprunteur en Europe. «Si la tendance des taux d’intérêt est bien à la baisse, avec une révision négative de la note, ils baisseraient moins vite en Belgique qu’en Allemagne. Ce qui est important ici n’est pas tant le niveau, mais l’écart avec nos voisins.» Le concours de beauté, toujours.

Enfin, il faut savoir que la note de la France («AA-») est actuellement moins bonne que celle de la Belgique. Cela dit, le pays bénéficie d’une position spéciale, privilégiée: il est un des deux piliers de la zone euro (avec l’Allemagne). «Pour la Belgique, qui a un poids économique bien plus modeste, une dégradation de la note sous AA- pourrait avoir des effets plus marqués, notamment sur les écarts de taux (spreads) vis-à-vis de l’Allemagne.»

 

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