Nucléaire iranien
Une partie des installations du site nucléaire de Natanz avant les attaques israéliennes d’Israël contre l’Iran. © AFP via Getty Images

«Israël n’arrêtera pas avant d’avoir atteint ses objectifs»: ce que vise vraiment l’opération contre l’Iran

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Avant l’attaque israélienne, l’Iran disposait de suffisamment d’uranium de qualité militaire pour produire une dizaine d’armes nucléaires, souligne le spécialiste des questions de défense Benjamin Hautecouverture.

La guerre lancée par Israël contre l’Iran a pour objectif affiché d’empêcher le régime de Téhéran de se doter de l’arme nucléaire. Le but peut-il être atteint? Temporairement ou définitivement? Maître de recherche sur les questions militaires stratégiques à la Fondation pour la recherche stratégique, Benjamin Hautecouverture tente d’apporter des éléments de réponse dans un dossier qui comporte encore beaucoup d’incertitudes.

L’opération israélienne contre l’Iran peut-elle avoir entravé grandement le développement du programme nucléaire militaire iranien?

A l’heure où nous nous parlons, l’opération armée israélienne est en cours. Il serait donc prématuré de répondre avec certitude au plan opérationnel. En outre, une partie du programme nucléaire iranien est souterrain, c’est le cas du site d’enrichissement de l’uranium de Fordo, par exemple. Ces éléments seront probablement peu affectés par l’action de contre-prolifération armée. Par ailleurs, si l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) est en mesure de déterminer le nombre de centrifugeuses déployées aux sites de Fordo et de Natanz, elle ne peut pas savoir combien d’autres centrifugeuses ont été fabriquées et déployées sur un ou plusieurs sites clandestins. Le risque depuis plusieurs années est bien que l’Iran accumule un stock secret de centrifugeuses avancées, qui pourraient être déployées dans une usine d’enrichissement clandestine dans le futur. C’est du reste en partie la raison pour laquelle Israël a finalement décidé de frapper. Ainsi, il n’est pas encore possible d’affirmer dans quelle mesure le développement du programme nucléaire iranien est entamé. En revanche, l’on peut arguer que si Israël a lancé de manière inédite une opération militaire d’une telle envergure, c’est précisément pour retarder l’avancée du programme de façon significative. L’on peut donc penser que l’état-major israélien n’y mettra pas un terme avant d’avoir atteint des objectifs tactiques ambitieux.

Des informations ont été livrées par des responsables israéliens avant l’attaque de vendredi sur la capacité de l’Iran à fabriquer des bombes nucléaires à bref délai. L’Iran avait-il franchi des seuils jamais atteints dans son programme d’enrichissement d’uranium et de fabrication d’une arme nucléaire?

De telles informations n’ont rien d’inédit. Les estimations varient d’une source à l’autre mais ne relèvent pas d’informations confidentielles. En réalité, elles procèdent de calculs arithmétiques faits à partir des stocks d’uranium enrichi dont dispose l’Iran, selon l’AIEA, et mis en lumière par deux rapports publiés par l’agence de Vienne à la fin du mois de mai. En particulier, selon les informations contenues dans le rapport trimestriel daté du 2 juin 2025 intitulé «Vérification et contrôle en République islamique d’Iran à la lumière de la résolution 2231 (2015) du Conseil de sécurité de l’ONU» et mis en distribution générale la veille de l’attaque israélienne, le stock total d’uranium enrichi sous forme d’UF6 était de 8.413,3 kg au 17 mai 2025. Il comprenait 408,6 kg d’uranium enrichi jusqu’à 60% en isotope 235, soit 133,8 kg de plus qu’à la mesure précédente faite au début du mois de février dernier. Si l’on admet que l’Iran peut convertir ce stock en 233 kg d’uranium de qualité militaire en trois semaines à l’usine de Fordo, c’est assez pour produire potentiellement près de dix armes nucléaires, en comptant 25 kg d’uranium de qualité militaire par arme. Notez qu’une quantité suffisante de matière fissile ne signifie pas «une bombe». Ainsi, les délais pour obtenir un engin explosif à partir de cette matière s’ajoutent et sont bien plus importants.

«L’attaque israélienne a fait basculer le contentieux nucléaire iranien dans un paradigme nouveau.»

La veille de l’attaque israélienne, Téhéran avait annoncé vouloir augmenter significativement sa production d’uranium enrichi, et l’AIEA avait rappelé que l’Iran ne respectait pas ses obligations en matière de contrôle nucléaire. Comment analyser cette attitude de l’Iran, qui était pourtant engagé dans des négociations avec les Etats-Unis?

L’annonce iranienne du 12 juin est caractéristique du comportement du régime à la suite d’une résolution collective de la communauté internationale à son encontre. Selon le schéma habituel, une condamnation entraîne une réaction de surenchère indiquant que Téhéran ne se laissera pas intimider. En l’espèce, il s’agit de la résolution «Accord de garanties TNP avec la République islamique d’Iran» adoptée le 12 juin par le conseil des gouverneurs de l’AIEA qui «demande à l’Iran de mettre fin d’urgence au non-respect de son accord de garanties en prenant toutes les mesures jugées nécessaires par l’agence», même si la même résolution «souligne l’appui» du conseil «à une solution diplomatique aux problèmes posés par le programme nucléaire iranien». On savait depuis quelques temps que les États-Unis et le groupe E3 (Allemagne, France, Royaume-Uni) s’efforceraient de faire adopter une résolution du conseil des gouverneurs lors de sa réunion débutant le 9 juin. En revanche, la réaction hostile de Téhéran ne remettait pas en cause son engagement dans les négociations bilatérales en cours avec les Etats-Unis. Ce genre d’échanges était habituel. L’attaque israélienne a fait basculer le contentieux nucléaire iranien dans un paradigme nouveau où la place des uns et des autres n’est plus celle d’avant le 13 juin.

Benjamin Hautecouverture, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique. © D.R.

L’attaque israélienne ruine-t-elle les chances de trouver une solution négociée avec l’Iran sur son programme nucléaire?

Les négociations sur le nucléaire iranien ont été entamées il y a plus de 20 ans. Elles ont toujours été entrecoupées d’affrontements qui les ont relancées et les ont infléchies. Elles continueront sous des formes diverses avec le régime en place comme avec un autre régime, le cas échéant. Ne nous y trompons pas, le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) de juillet 2015 (NDLR: Accord de Vienne sur le nucléaire iranien conclu entre l’Iran et les Etats-Unis, la Russie, la Chine, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne et l’Union européenne), n’était pas une solution mais un résultat temporaire, fragile et insuffisant. Il n’y a jamais eu de solution négociée avec l’Iran sur son programme nucléaire qui tienne plus de quelques semaines avant d’être remise en cause sur le terrain. Aussi brutale soit-elle, l’action de contre-prolifération armée israélienne qui était implacable au vu de la progression du programme nucléaire iranien depuis plusieurs années, ne ruine pas les chances de négociation. Elle modifie durablement les options des protagonistes.

«Le maintien de l’Iran comme Etat non doté de l’arme nucléaire au sein du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires devient très incertain.»

En particulier, le maintien de l’Iran comme Etat non doté de l’arme nucléaire au sein du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) devient très incertain. Téhéran pourrait se saisir de l’article X du Traité et arguer de circonstances exceptionnelles mettant la sécurité du pays en péril pour en sortir, à l’instar des Nord-Coréens en janvier 2003 dans des conditions bien moins dramatiques. En tout état de cause, que le format de discussion en cours aboutisse ou non à brève échéance n’est plus, loin s’en faut, l’enjeu principal de cette affaire.

Dans l’absolu, Israël peut-il espérer opérer par la voie militaire un niveau de destruction des infrastructures iraniennes tel que le programme nucléaire sera renvoyé à ses balbutiements ou peut-il simplement espérer retarder le processus de quelques années?

Au vu de l’ampleur du programme et de sa dispersion dans le temps et dans l’espace, l’objectif israélien est bien de retarder une progression qui inquiète parce qu’elle s’approche désormais de son aboutissement. Cela a toujours été le cas, qu’il s’agisse de l’emploi du ver informatique Stuxnet découvert en 2010 ou des campagnes d’assassinats ciblés menées depuis les années 2010. Le programme ne peut plus être renvoyé à ses balbutiements parce que le savoir et le savoir-faire iraniens sont désormais des acquis historiques non seulement du régime actuel mais de l’Etat-nation. En particulier, le droit à l’enrichissement de l’uranium est probablement devenu un marqueur identitaire solide bien au-delà des revendications diplomatiques. Mais retarder de quelques années l’obtention d’un premier engin explosif est en tant que tel un succès considérable qui, en effet, peut être répété dans le temps. Il reste qu’au regard du droit nucléaire international, cibler les installations nucléaires civiles d’un pays souverain est loin d’être anodin et comporte des risques de nature politique, diplomatique, et stratégique. Notamment, les démocraties libérales feraient bien de rester discrètes sur leur soutien aux opérations armées israéliennes, au risque de voir leurs condamnations fragilisées quand il s’agira d’attaques semblables contre des installations nucléaires ukrainiennes, par exemple. A cet égard, le directeur général de l’AIEA l’ambassadeur Rafael Grossi a eu beau jeu de rappeler un critère d’inviolabilité qui ne peut souffrir d’exceptions. L’attaque israélienne et les réactions internationales qui ont suivi offrent un cas d’espèce de la tension historique entre droit international, légitimité politique, et réalité stratégique.

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