L’hydrogène vert est produit à partir d’un électrolyseur qui sépare l'eau en hydrogène et en oxygène en utilisant de l'électricité renouvelable. © PHOTOPQR/L'EST REPUBLICAIN/MAXPP

Hydrogène vert: pourquoi la promesse s’essouffle

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Demande revue à la baisse par les gouvernements, investissements réduits: l’Europe freine son enthousiasme pour cette molécule censée décarboner l’industrie mais dont la production est loin d’être verte.

On nous l’a vendu comme le nouvel or noir. Ou plutôt vert. Pourtant, au début des années 2000, il avait déjà connu une bulle fiévreuse éphémère. Dans son livre The Hydrogen Economy (Tarcher, 2002), le célèbre essayiste visionnaire américain Jeremy Rifkin avait même imaginé l’avènement d’une ère énergétique inédite alimentée par l’hydrogène vert qui transformerait la nature de nos économies et de nos institutions politiques et sociales, à l’instar du charbon et de la vapeur au début de l’ère industrielle. Puis le soufflé était retombé. Mais, il y a quelques années, l’enthousiasme pour cet or vert a été ressuscité à la faveur des efforts affichés par le monde occidental pour lutter contre le réchauffement.

Cette exaltante «saison 2» a connu son apogée en Europe lors de l’invasion russe en Ukraine, faisant miroiter la possibilité de se passer du méthane bon marché de Gazprom. Au même moment, en février 2022, le roi Philippe se rendait en grande pompe à Oman, qui se profile comme un producteur important d’hydrogène vert. Une «visite à haut potentiel énergétique», titrait L’Avenir. «L’hydrogène va remplacer le pétrole», relayait même La Libre dans une interview du patron de l’entreprise de services énergétiques Deme. Et puis, aujourd’hui, à nouveau, l’enthousiasme semble retomber comme un soufflé. L’hydrogène ne tiendra pas les promesses faites en son nom par les politiques, du moins pas à l’échelle vantée à court terme.

Dans le dernier rapport de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) sur l’hydrogène, les chiffres sont clairs. La demande mondiale d’hydrogène, quelle qu’en soit la couleur, atteint près de 100 millions de tonnes par an (Mtpa). Mais la production d’hydrogène à faible émission ne dépasse même pas un million de tonnes, soit moins de 1% de la demande. Le reste est fabriqué à base de méthane émetteur de CO2. L’agence relève aussi que les objectifs de demande d’hydrogène vert fixés par les gouvernements ont diminué, «en raison des révisions à la baisse de son utilisation potentielle dans l’industrie, les transports et la production d’électricité». En Europe, de nombreux projets sont mis à l’étude, mais le taux de Final Investment Decision (FID) de ces projets n’est même pas de 10%. Le FID marque le passage à la phase d’exécution. Il est un point critique dans le développement d’un projet où les parties prenantes s’engagent formellement à poursuivre l’investissement.

«On a clairement l’impression qu’il y a une diminution de l’intérêt pour l’hydrogène, reconnaît Francesco Contino, professeur à l’UCLouvain, spécialiste de l’énergie. Les experts qui travaillent dans le milieu ont, eux, toujours été surpris par la mode de l’hydrogène entretenue par certains politiques. Ceux-ci y voyaient sans doute une échappatoire aux décisions plus difficiles à prendre en matière de sobriété. Tout le monde se rend compte désormais que cet élément chimique n’est pas l’arme secrète qui va tout révolutionner.» Adel El Gammal, professeur de géopolitique de l’énergie à l’ULB, abonde: «Les politiques adorent se gargariser de solutions attrayantes. L’hydrogène vert est idéal pour cela, parce que c’est le reflet du triomphe de la science et de la technologie, d’une nouvelle industrie, qui rend la sobriété inutile. Mais on l’a survendu. Il ne remplacera pas le méthane, comme certains l’ont promis.»

Les lobbies de l’hydrogène

Pour le professeur de l’ULiège Damien Ernst, spécialiste des questions énergétiques, «les lobbies de l’hydrogène sont aussi très efficaces pour murmurer à l’oreille des politiques qui sont incapables de trancher techniquement». Ce sont souvent les mêmes que pour l’industrie fossile (Total, BP, Shell, ExxonMobil, Air Liquide…) dont la technologie et les infrastructures (pipelines, compresseurs…) peuvent facilement être converties pour l’acheminement de l’hydrogène bas carbone. Il y a trois ans, Shell annonçait haut et fort son intention de construire la plus grande usine d’hydrogène à faibles émissions au monde, près de Rotterdam. Fin mars, la presse néerlandaise révélait que ce projet d’un milliard d’euros risquait de ne jamais voir le jour, en raison des incertitudes du marché et de la frilosité des investisseurs. Il est vrai que le marché de l’hydrogène propre est loin d’être mature. La hauteur et la volatilité de son prix en disent long.

«Les lobbies de l’hydrogène sont très efficaces pour murmurer à l’oreille des politiques.»

Damien Ernst, spécialiste des questions énergétiques à l’ULiège.

«En Europe, il se situe entre 5 et 8 euros le kilo et en Chine, qui est leader mondial dans le domaine, entre 4 et 6 euros, relate le Pr. El Gammal. Les écarts peuvent être très larges entre régions du monde mais également au sein d’une même région. Cela dépend du coût des matériaux critiques nécessaires pour fabriquer les électrodes des machines qui produisent de l’hydrogène vert en utilisant de l’eau et de l’électricité, mais aussi des coûts de l’énergie renouvelable qui fournit le courant électrique nécessaire au fonctionnement de ces électrolyseurs. En Arabie saoudite, par exemple, on produit de l’énergie solaire à 3 euros du kilowattheure et en Allemagne, c’est trois ou quatre fois plus cher.» En Europe, il existe, en outre, un principe d’«additionnalité» pour que les électrolyseurs soient connectés à de nouveaux équipements d’électricité renouvelable pour éviter de cannibaliser l’électricité verte existante.

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Tout cela rend compliquée l’élaboration d’un business model qui tient la route. Un électrolyseur constitue un investissement massif qui nécessite une utilisation quasi 24h/24 pour être rentabilisé. L’Union européenne a imaginé le concept d’hydrogen valleys, soit une chaîne de valeur intégrée, en un même lieu, depuis la production jusqu’à la consommation immédiate d’hydrogène vert que ce soit pour un zoning industriel, un réseau de chaleur urbain ou des entreprises de transport routier de poids lourds. Et, dans son plan RepowerEU, le paquet énergétique adopté après l’invasion ukrainienne, les Vingt-Sept ont prévu de produire 10 Mtpa d’hydrogène vert d’ici à 2030. Avec même pas 1 Mtpa à l’échelle mondiale actuellement, on est très loin du compte pour l’Europe.

Il est clair qu’on n’y parviendra pas, surtout lorsqu’on voit la stratégie revue à la baisse de nos gouvernements. En France, l’objectif de produire, d’ici à 2030, 6,5 gigawatts (GW) via l’hydrogène à faible émission a été ramené à 4,5. «En Belgique, un quart de milliard d’euros pour l’infrastructure hydrogène en Wallonie a été rogné par le gouvernement fédéral, constate le Pr. Contino. Fluxys se demande désormais s’il va vraiment investir sur la dorsale wallonne… L’orientation des politiques publiques actuelles joue un rôle crucial.» L’industrie lourde (cimenterie, aciérie…) est un débouché prometteur pour l’hydrogène propre. Encore faut-il que l’infrastructure suive pour qu’il soit acheminé jusqu’aux utilisateurs…

«Un quart de milliard d’euros pour l’infrastructure hydrogène en Wallonie a été rogné par le gouvernement fédéral.»

Francesco Contino, spécialiste de l’énergie à l’UCL

Le coût des batteries en baisse

Pour le Pr. Ernst, un autre élément défavorable à l’hydrogène vert entre en ligne de compte: le prix des batteries. «Ce qui plombe vraiment le secteur de l’hydrogène, c’est la diminution du coût des batteries électriques, explique-t-il. On pensait qu’elles resteraient chères et que l’hydrogène serait une alternative de stockage meilleur marché. Ce n’est plus le cas. Il faut souligner que, dans toute la chaîne d’efficacité énergétique, c’est-à-dire entre l’énergie primaire et celle qu’on obtient au bout de la chaîne, la batterie a une efficacité de 85% à 90% contre 30% à 35% pour l’hydrogène. La différence est énorme.» L’expert liégeois considère que, même dans les transports routiers de poids lourds, aérien (pour des distances de moins de 3.000 kilomètres) et maritime, la batterie devrait prendre le dessus.

Si la mobilité semble condamnée pour l’hydrogène, son avenir se concentrerait donc davantage dans l’industrie lourde. Damien Ernst confirme qu’il a sa place au début du processus de confection des e-fuel, ces carburants de synthèse pouvant être brûlés dans les moteurs thermiques. Il est aussi prisé par les aciéries pour réduire le minerai de fer en fer à l’état pur nécessaire à la fabrication de l’acier, mais il n’est pas aussi efficace qu’un haut fourneau au charbon. Paradoxalement, l’industrie pétrolière l’utilise également pour désulfuriser ses hydrocarbures et réduire ainsi son impact carbone pour la production. Enfin, l’hydrogène vert est essentiel pour la préparation d’ammoniac, ce qui permet de le stocker facilement mais surtout de composer des engrais azotés pour l’agriculture. «On estime que, sans engrais azotés, trois milliards d’êtres humains ne pourraient plus manger, selon le Pr. Ernst. Ce qui montre l’importance de l’hydrogène dans ce domaine.»

Concernant le stockage de l’électricité, les avis sont partagés. Les batteries sont certes de moins en moins chères et de plus en plus performantes, donc de plus en plus compétitives. «Mais les batteries sont surtout imbattables pour des besoins journaliers, analyse Francesco Contino. Un exemple: on bénéficie de trois quarts de l’énergie solaire de mai à septembre et un quart le reste de l’année lorsque nos besoins en énergie – lumière, chauffage– sont plus importants. Or, une batterie ne peut stocker de l’électricité aussi longtemps et surtout le prix deviendrait prohibitif pour ne l’utiliser que sur un cycle annuel. Une batterie n’est rentable que lorsqu’elle est chargée et déchargée en permanence.»

Même si ce n’est pas forcément celle qui était promise il y a quelques années, l’hydrogène vert a une destinée indéniable. Pour preuve, les Chinois sont déjà les plus forts dans le domaine, comme pour le photovoltaïque. Ils détiennent 60% de la capacité mondiale de fabrication des électrolyseurs et 40% des FID. Si l’Europe ne veut pas perdre la bataille une fois de plus, il faudra continuer à investir massivement dans cet atome durable. «La remise en cause de la rigueur budgétaire par l’Allemagne pour ses dépenses militaires pourrait créer un précédent en matière de transition énergétique et donc pour le développement de l’hydrogène vert», espère le Pr. Contino. Il est vrai qu’en Chine, les aides d’Etat sont bien plus importantes qu’en Europe…

 


François Michel, CEO John Cockerill.
BELGA

«Le ralentissement est surtout européen»

Cocorico! La Wallonie peut se targuer d’abriter un fleuron de l’hydrogène vert. L’entreprise John Cockerill, à Seraing, est un leader mondial dans la fabrication d’électrolyseurs. Elle a récemment démarré une nouvelle unité en Alsace. Elle a surtout récemment remporté le deuxième contrat le plus important au monde de livraison d’électrolyseurs avec le groupe AM Green, en Inde, pour produire de l’ammoniac vert permettant de fabriquer de l’engrais décarboné. «John Cockerill est en très bonne santé, nous confie son CEO François Michel. Nous risquons même de vite arriver à une saturation de nos capacités de production plutôt que l’inverse.» Ce qui paraît contredire l’idée que le soufflé de l’hydrogène est en train de retomber.

Il y a moins de deux ans, la société liégeoise a tout de même dû mettre en stand-by son projet de nouvelle giga-usine 100% belge. «Il y a à l’évidence un problème de demande, concède le patron de Cockerill. Mais c’est essentiellement en Europe où l’on constate un écart entre la vitesse de déploiement de la production d’hydrogène vert et ce que d’aucuns souhaitaient il y a quelques années.» Dans le reste du monde, surtout dans les pays émergents, François Michel constate que cette industrie énergétique durable se développe plus vite. «Si l’Europe a pris du retard, c’est surtout lié au marché de l’électricité renouvelable, où l’on observe d’énormes problèmes de stabilité des prix et de disponibilité, souligne-t-il. C’est ce qui explique qu’on parvient à mettre sur pied des projets de taille intermédiaire mais très peu de projets à grande échelle, comme celui que nous avons en Inde.»

Le CEO se dit néanmoins confiant pour l’avenir de l’hydrogène en Europe, car, lorsque l’incertitude sur les prix de l’électricité à moyen terme sera réglé par la restructuration du marché, il est indéniable, selon lui, que de grands clients industriels se lanceront dans l’aventure. «Notamment pour la production d’ammoniac vert, dit-il. En Europe, aujourd’hui, la plupart des engrais sont faits avec du méthane importé. Outre l’empreinte carbone, cela pose un problème évident de souveraineté alimentaire.» Si les garanties en matière de demande sont là, le projet 100% belge de John Cockerill sortira aussi vite du frigo.

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