Pour l’économiste Thierry Mayer, l’UE aurait dû s’ériger en défenseur en chef des règles de l’OMC. Vu l’état de l’Europe, il était préférable d’éviter une longue bataille, juge Sylvie Matelly, directrice de l’Institut Jacques Delors.
L’accord conclu entre les Etats-Unis et l’Union européenne sur des droits de douane non réciproques à 15% et assorti de promesses d’achat d’hydrocarbures américains et d’investissement outre-Atlantique est-il un camouflet pour les Européens? Beaucoup de voix se sont élevées depuis la rencontre, le 27 juillet, entre Donald Trump et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen à Turnberry en Ecosse, pour fustiger ce «deal». Alors, «succès» ou «échec»?
«C’est difficile d’être aussi manichéen, avance Sylvie Matelly, directrice de l’Institut Jacques Delors et experte des questions de géopolitique et d’économie. L’Union européenne a accepté le principe de 15% de droits de douane sur les produits européens qui rentrent aux Etats-Unis, moyennant l’absence de droits de douane pour les produits américains. Donc, il n’y a clairement aucune réciprocité. Cela donne l’impression d’un marché de dupes. Cependant, l’enjeu dépasse largement l’Union européenne. Donald Trump impose au monde entier un plancher minimal de tarifs douaniers de 10% et aucun Etat, à ce stade, ne pourra l’éviter alors même que les droits de douane n’ont cessé de diminuer depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.»
Soumission à Trump
«Le résultat est un échec pour l’Europe et pour l’ensemble de l’économie mondiale, contextualise Sylvie Matelly. Chaque Etat, chaque région va négocier son accord avec les Etats-Unis plutôt que de dire: « Non, nous, nous refusons de signer et nous allons travailler ensemble pour contrer les mesures américaines. » Il faut quand même rappeler –c’est extrêmement surprenant– qu’une large majorité des pays taxés par les Etats-Unis sont membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et que ces mesures protectionnistes sont totalement contraires aux principes de l’institution. L’échec réside dans le constat que l’on se plie à la volonté, disruptive, d’un seul homme, alors que d’autres options étaient peut-être possibles.»
Professeur d’économie à Sciences Po, Thierry Mayer estime précisément qu’à l’instar de la Chine, qui résiste au diktat de Donald Trump, l’Union européenne, elle aussi, disposait d’arguments pour contraindre les Etats-Unis à une négociation et, donc, à des concessions. «D’abord, revenons à des bases factuelles: quel est le déficit commercial des Etats-Unis par rapport à l’Europe? Il n’est pas celui qui est avancé par l’administration américaine parce qu’il faut aussi tenir compte des services. Ensuite, si on veut corriger un déséquilibre, cela doit se faire dans le cadre de concessions mutuelles qui soient compatibles avec l’Organisation mondiale du commerce», avance Thierry Mayer.
«L’erreur économique, mais aussi politique, de l’Union européenne a été de se mettre du côté de Donald Trump pour torpiller le système multilatéral. Pour la plupart des économistes, il est incompréhensible que l’Union européenne n’ait pas utilisé ses armes pour engager des tractations. Il y aurait dû y avoir une négociation, longue, difficile, technique pour potentiellement avoir un accord commercial qui relève du droit multilatéral de l’OMC. Si le président des Etats-Unis ne voulait pas aller dans cette direction, l’Union européenne aurait pu activer des sanctions dans un cadre juridique avec une liste de produits, chiffrée à quelque 95 milliards, ou imposer des droits de douane et des taxes sur les services, qui sont déséquilibrés dans l’autre sens. Elle disposait de plusieurs arguments pour montrer que l’extorsion de fonds ne peut pas fonctionner avec elle. Un marché de 450 millions d’habitants, qui assure 60% des revenus des Gafam, cela compte. Si on commence à fermer ce marché aux exportateurs américains de biens et de services, cela peut faire mal. L’Union européenne pouvait discuter avec les Etats-Unis d’égal à égal et pas de vassal à nation hégémonique», insiste le professeur d’économie de Sciences Po.
«En créant des difficultés économiques, on aurait provoqué plus de chômage, donc plus de contestation sociale.»
L’Europe au pied du mur
«Il est facile de critiquer en regard de ce que l’on a obtenu, nuance Sylvie Matelly. Mais si on se compare à d’autres, on se dit que ce n’est pas si mal. La difficulté aujourd’hui de l’Union européenne –les rapports Letta et Draghi (NDLR: respectivement sur l’avenir du marché unique et sur la compétitivité, présentés en avril et septembre 2024) l’ont très bien montré– est qu’elle est au pied du mur sur la question économique et sur la question sécuritaire. Sur la première, l’UE est en décrochage. Ses entreprises, dans un certain nombre de secteurs comme celui de l’automobile, peinent à retrouver des marges de manœuvre. Les investissements sont à la traîne. Sur la question sécuritaire, la guerre en Ukraine est une épée de Damoclès qui pèse lourdement. Donc, dans ce contexte de difficultés monumentales, pour certains, mieux valait un accord rapide, sans avoir négocié des concessions, que pas d’accord, ce qui aurait abouti potentiellement à une escalade de la bataille des tarifs douaniers, pénalisant grandement nos entreprises avec les risques que cela aurait fait porter sur l’emploi.»
«Il ne faut pas oublier que l’Union européenne connaît une période de polarisation de la vie politique et de montée des revendications sociales, notamment à propos de l’emploi, insiste la directrice de l’Institut Jacques Delors. En créant des difficultés économiques, on aurait provoqué plus de chômage, donc plus de contestation sociale avec toutes les conséquences politiques possibles que l’on peut imaginer. Il est vrai qu’il s’agit d’un mauvais accord, très défavorable à l’UE. Les Européens ont été pris de court. Donald Trump est arrivé au pouvoir il y a six mois. En général, on ne conclut pas un accord commercial en quelques semaines, les négociations n’ayant commencé qu’après le Liberation Day le 2 avril. Il fallait aller vite. L’UE a été mise sacrément sous pression et a manqué de temps. Espérons que ce n’est qu’une première étape qui va nous donner du temps pour réagir et nous positionner mais le contexte était très compliqué.»