En 2015, la Grèce faisait trembler l’Europe. Aujourd’hui, elle va mieux, selon le gouvernement. Mais les chiffres officiels cachent une réalité moins réjouissante.
«Progrès», «croissance», «confiance»: ces mots reviennent en boucle dans la bouche du Premier ministre grec, Kyriákos Mitsotákis, quand le leader de Nouvelle Démocratie (ND, droite conservatrice) évoque l’économie du pays dont il tient les rênes depuis juillet 2019. «Nous avons eu le courage de mettre en œuvre des mesures favorables à la croissance et des réformes structurelles importantes afin d’améliorer la compétitivité de l’économie. Nous avons présenté un projet attrayant aux investisseurs étrangers, qui continuent d’affluer vers l’économie grecque», a-il déclaré sur la chaîne de télévision américaine CNBC, le 23 mai. Il ajoutait que son gouvernement était parvenu à rétablir la confiance dans l’économie grâce à une politique budgétaire saine. Il avait déjà martelé ce discours le 16 avril lors d’une rencontre avec le président de l’Eurogroupe, l’Irlandais Paschal Donohoe.
Avec ces mots, Kyriákos Mitsotákis veut tourner le dos aux années 2015-2019 quand le pays, dirigé par la gauche Syriza et son leader Aléxis Tsípras, était à la Une des journaux. L’Europe tremblait. L’acmé a lieu lors du référendum du 5 juillet. Le pays s’exprime sur les mesures budgétaires proposées par les créanciers. A 61,3%, les électeurs opposent un tonitruant «oxi» («non») au troisième programme d’austérité. Bref, l’actuel Premier ministre veut montrer que la Grèce est en bonne voie. Mais derrière l’image idyllique, la réalité est plus complexe.
«L’économie grecque va très mal. Le travail est sous-payé.»
Syriza, l’alternative
Pour la saisir, il convient d’effectuer quelques pas en arrière… et hors de Grèce. En 2008, la faillite de la banque Lehman Brothers est le point de départ de la crise financière et économique mondiale. La Grèce est un maillon faible de l’Union européenne. Lorsque la réalité des statistiques nationales, notamment le déficit public et la dette nationale, est révélée fin 2009 par Giórgos Papandréou, Premier ministre fraîchement élu et chef de file du parti social-démocrate Pasok, le pays est attaqué par les marchés financiers. Athènes est au bord du défaut de paiement. En mai 2010, le gouvernement signe un premier mémorandum d’entente avec ses créanciers (UE, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international), puis deux autres en 2012 et 2015. En échange de prêts pour financer son économie, Athènes doit appliquer des réformes structurelles (hausse de la taxation, baisse des salaires et pensions, suppression des conventions collectives, privatisations d’entreprises, licenciement de fonctionnaires…).
Les effets sont cruels. La dette publique, d’environ 110% du PIB en 2010, bondit à 181% en 2014. L’économie nationale chute d’un quart entre 2010 et 2014. Le chômage frappe près de 28% de la population active en 2013. La contestation gagne et se mêle à une virulente critique de la Nouvelle Démocratie et du Pasok, les deux partis qui ont gouverné le pays depuis la chute des colonels en 1974. Sur ce terrain, Aléxis Tsípras unit la plupart des partis de gauche dans une coalition, Syriza, et remporte les élections législatives en janvier 2015. La Grèce se retrouve isolée. Aucun gouvernement de l’Union européenne ne laisse Aléxis Tsípras appliquer son programme.
Le choc du référendum
Face au blocage, il décide de «provoquer un choc effectif». «C’était la stratégie du référendum» le 5 juillet 2015, dévoile-t-il. Malgré l’épreuve de force avec l’UE, il signe un mémorandum une semaine plus tard. Il sort certes la Grèce des griffes du FMI, mais les créanciers l’obligent à appliquer des réformes honnies (comme une refonte du système des retraites). En 2018, Athènes n’est plus sous tutelle, renoue avec une faible croissance et dégage un surplus appelé «coussin budgétaire». La population, déçue et ne profitant pas des gains économiques, se tourne vers Nouvelle Démocratie, qui remporte les élections de 2019.
Son leader Kyriákos Mitsotákis, tenant de l’économie libérale, insiste: pour que la croissance revienne, il faut une confiance forte dans le gouvernement, améliorer la compétitivité de l’économie et favoriser les investissements étrangers. Aujourd’hui, il affirme que la Grèce «n’est plus l’enfant malade de l’Europe» selon les mots qu’il a prononcés au Forum économique de Delphes, en avril. Ainsi, souligne l’occupant du palais Maximou, la dette publique décroît. Au quatrième trimestre 2024, elle ne s’élève plus qu’à 153,6% du PIB selon Eurostat, l’office de statistique européen, mais la Grèce reste le pays le plus endetté de l’UE (en moyenne 81%). Le gouvernement se félicite également de la baisse du chômage. Il est tombé à 8,3% en avril 2025… bien en deçà du pic de 2013.
L’équipe au pouvoir se satisfait encore de voir la Grèce enregistrer en 2024 la deuxième meilleure performance des cinq dernières années en matière d’attraction des investissements directs étrangers. Selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), ils se sont élevés à 7,3 milliards de dollars, soit une augmentation de 41,5% par rapport à 2023. En 2022, ils ont même atteint 8,45 milliards de dollars.
Le départ des jeunes
A la lecture de ces chiffres, la Grèce serait donc redevenue le «colosse économique» tant vanté au début des années 2000. De nombreux analystes sont toutefois inquiets. La réduction de la dette entre 2020 et 2024? Elle est principalement due à la forte inflation observée au cours des quatre dernières années, qui a atteint cumulativement 18,6% du PIB, ont démontré deux chercheurs –Kosmas Marinakis, maître de conférences en économie à la Singapore Management University, et Achilleas Mantes, modélisateur macroéconomique à l’Agence française de développement. Ainsi, sur les 56 points de réduction de la dette, 32 sont attribués à l’inflation, tandis que seuls 24 proviennent de la croissance réelle du PIB et du remboursement de la dette.
Côté emploi, le professeur émérite en politiques publiques Savas Robolis note que, même en baisse, le taux de chômage dans le pays reste bien supérieur à la moyenne européenne (5,8%). Surtout, déplore-t-il, «la baisse ne s’accompagne pas d’une augmentation simultanée de l’emploi, mais d’une diminution constante de la population active», soit parce que les individus ont atteint l’âge de la retraite, soit parce qu’ils font partie des Grecs qui ont quitté le pays. D’ailleurs, selon le Conseil économique et social grec, environ 350.000 jeunes sont partis depuis 2010 s’installer à l’étranger, essentiellement pour y trouver un emploi. Pour d’autres chercheurs, ce chiffre s’élèverait en réalité à 550.000.
Parallèlement, le nombre d’enfants par femme diminue, passant de 1,41 en 2021 à 1,27 en 2024. De ce fait, différents problèmes, dont celui du financement des retraites, attendent la Grèce. Le professeur Robolis voit comme raison principale à cette baisse de la fécondité «la détérioration des conditions de travail, de revenus et de logement des jeunes générations dans le pays». Professeure de science politique à l’université d’Athènes, Filippa Chatzistavrou abonde: «L’économie grecque va très mal. Il faut regarder la qualité des emplois. Quarante pour cent des Grecs ne pourront pas partir en vacances cet été car ils n’en ont pas les moyens. Le travail est sous-payé.»
«Nos importations augmentent, nos exportations baissent. Notre balance commerciale est en déficit.»
Une base productive inchangée
Car c’est là un point sur lequel tous les analystes s’accordent: la relance ne parvient pas aux classes populaires et moyennes. «Comparé à 2019, il y a eu une baisse de 33% des salaires réels, mais une hausse de la productivité», souligne l’économiste Christos Pierros, professeur associé à l’université d’Athènes. Il tranche: «Les profits ont donc augmenté. Mais, ajoute-il aussitôt, ils ne sont pas réinvestis dans les entreprises.» C’est un problème structurel qui l’inquiète. «En réalité, la Grèce est dépendante du Fonds de relance européen et de son principal instrument financier, la Facilité pour la reprise et la résilience (FRR)», précise-t-il. Il en veut pour preuve la part du FRR dans les investissements. Elle s’élève à 26% en Grèce, contre 15% en Pologne (le pays en deuxième position) et 5% en moyenne européenne. Quant aux investissements étrangers, ils se concentrent à 70% dans le secteur de l’immobilier et de la finance mais «ils ne vont que peu dans les entreprises du pays et ne contribuent pas à restructurer fondamentalement l’économie du pays». Ainsi, «les investissements en entreprise reposent essentiellement sur de l’argent public, surtout européen, rebondit Filippa Chatzistavrou. Le jour où ce fonds s’arrête, le pays va se retrouver dans l’œil du cyclone. Il y est d’ailleurs déjà entré avec les scandales de fraudes aux fonds européens qui le secouent depuis des mois.»
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Bref, le constat est amère: malgré la crise et les mémorandums, la Grèce n’a pas réussi à restructurer les fondamentaux de son économie. «La base productive n’a pas fondamentalement changé», souligne Christos Pierros. Le tourisme et les armateurs constituent toujours les principaux piliers de son économie. La Grèce est plus que jamais dépendante des fonds européens. Est-elle, alors, de nouveau un «maillon faible» qui ne veut pas voir la réalité en face? «Après quinze ans de crise, nous avons toujours une structure productive faible, de plus en plus faible même…», soupire Christos Pierros. Et d’enfoncer le clou: «Notre économie repose désormais sur le tourisme et l’immobilier. Nos importations augmentent, nos exportations baissent. Notre balance commerciale est en déficit.» Une façon d’indiquer qu’en cas de crise, la Grèce, dépendante de l’extérieur, risque de se retrouver de nouveau au bord du précipice…
La gauche toujours divisée
En 2015, l’après-référendum du 5 juillet, qui a vu une majorité de la population s’opposer aux réformes prescrites par l’Union européenne, va sceller la rupture entre les deux figures emblématiques du gouvernement de la gauche radicale Syriza. Le ministre des Finances Yánis Varoufákis démissionne au lendemain de la consultation. Ce retrait favorise la reprise des négociations avec l’Union européenne, qui aboutissent le 13 juillet à un accord d’«octroi d’une nouvelle aide européenne en échange de la mise en œuvre de réformes» avec le gouvernement d’Aléxis Tsípras. La détermination du grand argentier grec Varoufákis à contester le remède de cheval prescrit par Bruxelles avait fini par irriter les partenaires européens.
Poursuivant une forme de pureté idéologique, Yánis Varoufákis a créé en mars 2018 le Front de désobéissance réaliste européen (MeRA25), un parti membre de l’alliance paneuropéenne Diem25. Il a récolté 3,44% des suffrages et neuf sièges au Parlement d’Athènes lors des élections législatives de 2019. Mais il a disparu des travées de l’assemblée à l’issue des élections de mai puis de juin 2023, ne récoltant plus que 2,63% et 2,50% des voix.
L’ancien partenaire de Yánis Varoufákis, le Premier ministre de 2015, Aléxis Tsípras, a continué à jouer un rôle majeur sur la scène politique grecque. Son parti est resté et est toujours aujourd’hui la deuxième formation politique du pays. Mais le recul de Syriza lors des scrutins de mai (20,07%) et de juin (14,92%) 2023 (contre 31,53% aux élections de 2019) a eu raison de la mainmise d’Aléxis Tsípras sur le mouvement. Il a quitté sa présidence à l’issue de ce double échec. Depuis, Syriza peine à trouver sa voie, Stéfanos Kasselákis, un… ancien trader de Goldman Sachs, qui avait succédé à Tsípras, a quitté le parti en décembre 2024. Et les résultats des élections européennes la même année n’augurent pas nécessairement un nouveau souffle pour l’héritage d’Aléxis Tsípras…
G.P.