Après son arrivée en France, la Belgique attend déjà Shein au tournant. La marque de fringues low cost inquiète le secteur, qui a peut-être raison de s’inquiéter.
C’est le grand déferlement. Après avoir inondé Internet de produits low cost, Shein débarque en France –et pas n’importe où: l’enseigne chinoise a choisi les Galeries Lafayette de Dijon, le BHV parisien et quatre autres villes de l’Hexagone pour s’installer dans le temps et l’espace. Une première, mais sûrement pas une dernière pour Shein qui promet de «revitaliser les centres-villes» français. En Belgique aussi, la question de l’occupation des centres-villes fait débat. Comment ne pas voir la stratégie du géant chinois se répéter à Charleroi, Bruxelles ou Leuven? «Les retours de nos clients en France au cours des dernières années témoignent d’un désir croissant de points de contact physiques avec notre marque», assure Quentin Ruffat, porte-parole de Shein, qui ne ferme pas la porte à l’expansion de son employeur en Belgique. «Cette phase pilote nous offre l’occasion d’explorer de nouvelles façons de conjuguer notre modèle à la demande, leader du secteur, avec la vente en magasin.»
Le secteur de la grande distribution manifeste une nette réticence à l’idée d’une implantation de Shein en Belgique. «C’est avant tout une action marketing, pour se donner une image avec quelques vitrines», juge Lora Nivesse, directrice des affaires publiques chez Comeos, la fédération du commerce de Belgique. «Finalement, c’est une autre porte d’entrée pour vendre plus de brol.» Dans toutes les interviews qu’il donne pourtant, Quentin Ruffat assure que le pop-up store, érigé en ballon d’essai, de Dijon avait ravi les commerçants voisins qui ont réalisé «en dix jours leur chiffre d’affaires sur un mois». Une donnée qui ne tiendra pas sur la durée, assure Lora Nivesse, qui explique que «les pop-up stores attirent naturellement beaucoup de monde, mais la tendance s’infléchit toujours à long terme».
«Le dysfonctionnement du système européen est devenu un business model»
Que la fédération du commerce s’oppose à la venue d’un nouveau commerce n’est pas commun. «Nous ne sommes pas opposés à la concurrence», défend d’ailleurs Lora Nivesse. Ici, c’est la concurrence déloyale qui inquiète le secteur. Dans son business model actuel, Shein expédie directement depuis ses usines (dont les conditions de travail s’inscrivent largement en dehors des réglementations belges et européennes) les produits vers le domicile de ses clients occidentaux. Pour les douanes, il est impossible de contrôler les trois millions de paquets quotidiens qui arrivent en Belgique. Et c’est ainsi que se retrouvent en Europe des produits qui bafouent les normes continentales.
Théoriquement, cette technique serait plus complexe à mettre en œuvre lorsque des produits restent en rayon plusieurs jours. «Sauf si Shein passe des contrats avec des entreprises européennes qui reprennent les colis et les emballe en y apposant leur cachet de validité. C’est une technique vieille comme le monde, notamment dans le secteur de l’alimentation, prévient Pierre-Alexandre Billiet, économiste et CEO de Gondola, une plateforme d’information sur le retail. Le problème, c’est que nous n’avons plus les moyens d’imposer le respect des normes européennes aux multinationales. Le dysfonctionnement du système européen est devenu un business model.» L’économiste ajoute que les vêtements de Shein, au regard de leur résistance quasiment éphémère, coûtent plus cher au consommateur qu’une marque plus qualitative. «Il coûte également plus cher à la société, puisque Shein utilise nos autoroutes et nos aéroports sans payer une seule taxe. Les entreprises européennes, elles, doivent intégrer ces coûts. Il leur est impossible d’être compétitives.»
«Shein est un cheval de Troie. D’abord, elle mettra le marché à genoux. Ensuite, elle procèdera au rachat des entreprises qu’elle a mis à terre pour un euro symbolique.»
Cela dit, l’industrie européenne n’a pas attendu Shein pour remplir ses rayons de gadgets qui ne respectent ni les droits des travailleurs, ni les normes en vigueur. Sauf que l’arrivée des shops Shein constitue également une menace pour ces entreprises et leurs employés. «C’est un cheval de Troie, prévient Pierre-Alexandre Billiet. D’abord, Shein va mettre le marché à genoux avec des prix cassés (et c’est d’ailleurs la responsabilité de notre économie qui a délocalisé ses usines de l’autre côté du monde). Ensuite, elle procèdera probablement au rachat des entreprises qu’elle a mises à terre pour un euro symbolique. Il existe déjà d’ailleurs des listes qui n’attendent que d’être rachetées pour se débarrasser de leur passif social. Et ça, à nouveau, l’Europe est incapable de le cadrer.»
Clarinval veut taxer et contrôler Shein
Récemment, le ministre de l’Economie et de l’Emploi David Clarinval (MR) a créé une task force e-commerce pour combattre les pratiques déloyales, renforcer la compétitivité des entreprises belges et garantir que seuls des produits sûrs et conformes circulent sur le marché européen. «Je soutiens la proposition européenne de taxer de deux euros les petits colis de moins de 150 euros», rappelle-t-il. Pour ce qui est des magasins physiques de la plateforme Shein, «il est essentiel qu’un tel acteur, régulièrement épinglé pour des pratiques illégales et une concurrence déloyale, respecte nos règles afin de protéger les consommateurs et de garantir des conditions équitables pour nos entreprises», ajoute David Clarinval.
Le libéral se méfie en effet des promesses d’emplois que Shein pourrait amener pour embellir son image en Belgique. «L’exemple d’Alibaba nous invite à rester critique. Son implantation en Belgique en 2019, après de longs mois de négociations, avait été présentée comme créatrice de 900 emplois directs et 3.000 emplois indirects grâce à un entrepôt à l’aéroport de Liège. Or, une étude de l’Université de Liège en 2023 a démontré que l’impact sur l’emploi a été limité.»