Politique énergétique: François Gemenne et Adina Revol analysent les conséquences de l’accord Etats-Unis/UE sur l’achat d’énergies fossiles.
François Gemenne et Adina Revol analysent les conséquences de l’accord Etats-Unis/UE sur l’achat d’énergies fossiles.

Comment Trump s’est offert un droit de regard sur notre politique énergétique: «C’est très inquiétant»

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

L’accord sur les droits de douane conclu entre les Etats-Unis et l’Europe cache un autre enjeu, tout aussi crucial: celui de l’approvisionnement énergétique. En s’engageant à acheter pour 750 milliards de gaz et de pétrole américains, l’UE laisse à Trump tout le loisir de dicter ses conditions. Ursula von der Leyen avait-elle le choix?

Le président américain a mis le doigt dans l’engrenage, et il sera désormais difficile de s’en défaire. Derrière les 15% de droits de douane imposés aux exportations européennes vers les Etats-Unis, l’Europe s’engage également à acheter pour 750 milliards d’énergie à l’Amérique dans les trois prochaines années.

Un accord perdant-perdant

Donald Trump n’a pas manqué l’occasion, en Ecosse, de s’appuyer sur deux points faibles majeurs de l’Europe: la Défense et la sécurité énergétique, toutes deux défaillantes en vue de son autonomie stratégique. Dans ce rapport de force déséquilibré, l’Europe a ajouté dans la réflexion le possible désengagement total des Etats-Unis en Ukraine. Et de trois cartes à zéro pour le président républicain, avant même le début des discussions.

«C’est un accord perdant-perdant, puisque les 15% de taxes seront payés par le consommateur américain d’une part et par les entreprises européennes –qui devront rogner sur leurs marges– d’autre part», juge Adina Revol, enseignante à Sciences Po Paris et autrice de Rompre avec la Russie: le réveil énergétique européen.

Pour le chercheur François Gemenne (FNRS), l’Europe faisait face à «deux mauvais choix». La première option: aller au bras de fer, plonger le continent dans une guerre commerciale et l’exposer à un choc financier. La deuxième: accepter les conditions dictées par Donald Trump, et reconnaître que l’Europe est structurellement vulnérable. «Il serait trop facile de jeter l’opprobre sur Ursula von der Leyen, critiquée pour sa mauvaise négociation. En réalité, elle n’avait pas beaucoup de cartes dans son jeu et avait reçu l’aval des Etats membres». Lorsqu’il s’agit de négocier d’un à un, l’Europe n’a pas les coudées franches comme les Etats-Unis, remarque le chercheur. «Elle n’a pas, non plus, un marché aussi intégré que son homologue américain».

Politique énergétique: gaz, pétrole, mais pas que

Toujours est-il que le chiffre annoncé de 750 milliards est «assez impressionnant», concède Adina Revol. Cette somme comprend l’achat de gaz, de pétrole, mais aussi –et on l’a moins évoqué– un aspect technologique. «On va au-delà des combustibles fossiles: la technologie nucléaire américaine, notamment les petits réacteurs, pourrait être inclue dans le deal», souligne-t-elle. Cet élément technologique intégré dans le package (NDLR: les détails de l’accord ne sont pas encore connus) expliquerait pourquoi la Commission assure ne pas sortir de sa trajectoire climatique, en dépit d’un achat massif d’énergies fossiles.

«L’autonomie énergétique définit plus que jamais notre avenir et notre liberté en Europe.»

L’aspect nucléaire pose lui aussi la question de l’autonomie stratégique. Veut-on poursuivre la sortie du charbon (certains pays européens l’utilisent encore) avec la technologie européenne ou américaine? «Est-ce qu’on abandonne de facto l’émergence d’une technologie propre européenne? », s’interroge l’essayiste, qui rappelle l’ambition européenne de parvenir à 40% d’énergie propre à l’horizon 2030. «Si on achète massivement la technologie américaine, reste-t-on dans les rails?». L’autonomie énergétique «définit plus que jamais notre avenir et notre liberté en Europe», alerte-t-elle.  

Politique énergétique de l’Europe: Trump s’offre un droit de regard

Si un accord avait déjà été signé entre la Commission européenne et Joe Biden pour acheter plus de gaz naturel liquéfié (GNL) américain en 2022, cette fois, les proportions sont bien plus importantes –on passe de 70 milliards à 250 milliards annuels. Et ce montant est à supposer que les prix restent constants. «L’Europe s’expose aux possibles augmentations de prix dictées par Trump, s’inquiète François Gemenne, sachant qu’il a aussi l’intention d’augmenter les capacités (voir son slogan drill, baby, drill)

Autre caillou dans la chaussure: la Commission n’a pas le pouvoir d’imposer les achats de GNL américains aux entreprises privées européennes. Ce sont elles et elles seules qui contractent. «En réalité, von der Leyen a fait une promesse sur laquelle elle n’a pas de moyens de contrôle.»  

«On accepte désormais qu’une partie de la politique énergétique européenne soit décidée à Washington. C’est très inquiétant.»

Ceci dit, la politique énergétique européenne semble désormais davantage entre les mains de Washington. «L’Europe n’a pas d’autonomie énergétique. C’est une réalité malheureuse, regrette Adina Revol. Depuis les années 1970, l’Europe s’était adossée à la Russie. Elle doit maintenant faire sans.»

François Gemenne craint également que Trump puisse reprocher à l’Europe d’augmenter ses capacités en énergie renouvelable. Ou de négocier un nouveau contrat avec la Norvège (deuxième partenaire énergétique principal). «Il déciderait alors de rehausser à nouveau les droits de douane pour remettre la pression, prédit-il. Trump a désormais une sorte de droit de regard sur la politique énergétique européenne. Il a mis le pied dedans. On accepte qu’une partie de la politique énergétique européenne soit décidée à Washington. C’est très inquiétant.»

L’Europe n’a pas activé ses leviers

L’arrêt du gaz russe a, de surcroît, privé l’Europe de certains leviers de négociation avec les Etats-Unis. Et aujourd’hui, factuellement, sans l’apport russe, l’UE a besoin à court terme des Etats-Unis pour assurer son approvisionnement. «On ne peut pas faire sans le GNL américain. En achetant du gaz russe, on finance la guerre en Ukraine», rappelle Adina Revol. Et les autres options de diversification (Qatar, Azerbaïdjan…) sont souvent liées à des autocraties. Et deux fois plus «sales», en quelque sorte.

Gagner l’autonomie énergétique en Europe représente «l’effort le plus important de notre génération», assure la spécialiste, qui relève également que «des instruments de coercition dont dispose l’Europe n’ont pas pu être utilisés en raison de la dépendance en matière de défense et d’énergie.»

D’autant plus que la Commission, par nature, n’a pas la capacité d’entrer dans le rapport de force instauré par Donald Trump. Elle aurait pu envoyer un signal sur la ratification du Mercosur, et montrer que l’UE est capable de diversifier ses marchés. Cela n’a pas été le cas, car la France bloque l’option. Le marché des capitaux, quant à lui, est toujours en négociation depuis 2014. «Cet aspect est important, puisqu’on achète 20% de la dette américaine, soit 1.500 milliards par an. C’est un autre levier fort qui n’a pas été utilisé», souligne l’enseignante.

L’Europe n’a pas, non plus, voulu répliquer en taxant les services américains (des Gafams), dont la balance commerciale est cette fois en faveur des Etats-Unis. L’idée avait pourtant été régulièrement évoquée.

L’énergie, le nerf de la guerre

L’Europe doit désormais s’atteler à finaliser son marché interne. «L’énergie est le nerf de la guerre. Et en Europe, on taxe toujours l’énergie. Les Américains ne le font pas. Les Etats membres ne pourraient-ils pas déclarer l’état d’urgence énergétique, et faire baisser la TVA sur l’énergie (à 5,5% au lieu de 20%)?», suggère Adina Revol. Si cet accord est d’un moindre mal d’un point de vue purement économique, «il montre la faiblesse politique de l’UE».

«L’énergie est la colonne vertébrale de l’économie, rejoint François Gemenne, également auteur principal du sixième rapport du Giec. L’Europe n’a toujours pas compris que sa dépendance aux énergies fossiles implique inévitablement une dépendance géopolitique aux puissances fossiles. Dès lors, lorsqu’elle doit négocier des accords commerciaux ou militaires, elle n’a jamais les cartes en main», déplore-t-il.

«L’Europe n’a toujours pas compris que sa dépendance aux énergies fossiles implique inévitablement une dépendance géopolitique aux puissances qui lui sont hostiles.»

L’UE ne pouvait «sans doute» pas snober le GNL américain à l’heure actuelle. «Mais on paie des décennies de dépendance. Aujourd’hui, on est acculés. Nos industries restent dépendantes de puissances fossiles extérieures, elles-mêmes hostiles à l’Europe.»

Le Vieux continent aurait dû sortir de sa dépendance «il y a 20 ou 25 ans, estime le chercheur, c’est-à-dire à l’époque où la Chine a commencé à investir massivement dans les panneaux solaires. Elle a compris que les réserves de charbon allaient s’amenuiser, et que, de facto, elle ne devait plus dépendre d’importations extérieures pour assurer l’autonomie de ses industries.»

Et maintenant, on attend que l’ouragan Trump soit passé? François Gemenne pense l’inverse. «Le trumpisme est là pour rester. Cela pourrait même être pire avec JD Vance, plus idéologue, dans les années à venir. Il n’est donc pas sûr que ces droits de douane seront remis en cause à la fin du mandat de Trump. Car avec ces derniers, Trump veut abolir l’impôt sur le revenu. Si c’est le cas, même un président démocrate aura beaucoup de mal, vis-à-vis des électeurs, à faire marche-arrière.»

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