Les syndicats sont énervés, mais ll’Arizona veut limiter les salaires en 10 mesures © BELGA

Comment l’Arizona veut limiter les salaires en 10 mesures

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Le gouvernement Arizona veut autant que possible limiter les hausses de salaires. Voici dix des mesures de modération salariale du gouvernement De Wever.

Ils le répètent dans chaque idiome qu’autorise leur polyglottisme, dans la gauche de l’Arizona comme dans sa droite. Frank Vandenbroucke prononce le mot «travail» une phrase sur deux, «werk» l’autre.

Georges-Louis Bouchez ne dit que «travail» tout le temps. Bart De Wever dit «werk» en permanence, le pense quand il dit «travail» et il l’applique en latin. A la Chambre, lors des débats sur la confiance, le Premier ministre avait expliqué que «sine labor nihil» –on n’a rien sans travail– aurait pu être le titre de sa déclaration gouvernementale. Avant cela, d’ailleurs, son prédécesseur Charles Michel avait déjà donné un indice de sa future ambition internationale en scandant un très globish «jobs, jobs, jobs». Mais, à la différence de l’exécutif suédois, qui avec le tax shift notamment avait haussé les salaires nets à coups de réductions massives quoique non financées de cotisations sociales, aucun Arizonien ne parle vraiment de ce que mérite, normalement, tout travail, c’est-à-dire un salaire.

Les 209 pages de l’accord de gouvernement De Wever comptent 467 occurrences du mot «travail» et de ses déclinaisons, contre 53 seulement du mot «salaire». La logique voudrait pourtant qu’un gouvernement tout entier consacré par lui-même à revaloriser le travail devrait veiller à mieux rétribuer celui-ci. Mais les faibles engagements de l’Arizona sur cette question, normalement centrale si l’on souhaite «revaloriser le travail», sont mal maquillés par l’incessante incantation de la valeur travail-werk-labor-jobs: deux fois 35 euros brut d’augmentation du salaire minimum, deux hausses de deux euros des chèques-repas pour les entreprises qui le peuvent, et une réforme fiscale d’ampleur bien moindre que ce qu’avaient promis les partis en campagne. Si bien que toute la politique économique de l’Arizona consiste surtout à éviter que les revenus des travailleurs ne progressent trop.

Voici dix des mesures qui témoignent de cette politique de modération salariale, qui mettent pour cela les syndicats en colère, éclairées de l’opinion de trois économistes qui ne portent pas vraiment la gauche syndicale dans leur cœur d’agent rationnel.

1. Maintenir impérative la norme salariale

La loi de 1996, revue en 2017, institutionnalise la limitation des salaires dans tous les secteurs, puisque la norme salariale qu’elle impose de calculer par rapport aux pays voisins est impérative. Pas de marge, pas d’augmentations. Et comme le Conseil central de l’économie l’a estimée, cette marge des augmentations possibles, à 0,0% pour les deux prochaines années, les salaires nominaux du secteur privé ne seront rehaussés que par l’indexation automatique. Les interlocuteurs sociaux n’ont pu s’accorder pour boucler un accord interprofessionnel, que le ministre David Clarinval devra donc faire valider et mettre en œuvre par son gouvernement, mais qui confirmera l’absence complète de marge. Ils s’opposent à cette loi de 1996, qui date de l’époque Dehaene, revue en 2017, à l’époque Michel, parce qu’elle bloque les salaires. Etienne de Callataÿ aussi, mais pas de la même manière. Lui, c’est surtout parce qu’elle est liée à leur indexation automatique. «Celle-ci empêche ce que John Maynard Keynes appelait « l’illusion monétaire », qui fait qu’un salarié ne remarque pas immédiatement, avec l’inflation, que son pouvoir d’achat se dégrade, et donc qu’il râle moins. Et puis, parce qu’on n’a pas voulu toucher à l’indexation, on l’a couplée à cette norme salariale rigide qui est une absurdité sans nom. Elle gèle toute la dynamique du marché du travail: pourquoi bloquer les salaires, disons, des plombiers, s’il y a une pénurie et qu’il faudrait donc les augmenter?», regrette l’économiste d’Orcadia Asset Management, un cabinet de conseil en gestion de patrimoines, et professeur invité à l’UNamur, qui déplore, en «réflexion principale», que «malgré ses grandes ambitions réformistes proclamées, l’Arizona n’ait pas osé s’en prendre à ces deux dispositions, indexation et loi de 1996, qui ne fonctionnent pas».

2. Baisser les revenus de remplacement

Très populaires, la limitation du chômage dans le temps, la fin de la déductibilité fiscale dont bénéficiaient certains chômeurs (ils y perdront jusqu’à 200 euros par mois) et le plafonnement du total de toutes les aides sociales n’ont pas pour seule vocation que d’activer les inactifs. Puisque le fameux différentiel entre le travail et l’absence de travail, qui est déjà de 500 euros mensuels dans l’immense majorité des cas, sera à l’avenir encore plus important. Ce qui provoquera une pression à la baisse sur les salaires: les employeurs ne devront plus payer les salariés si cher pour les faire travailler. «Cela peut être une conséquence, en effet», acquiesce Geert Noels, économiste en chef chez Econopolis, un autre cabinet de conseil en gestion de fonds et consultance économique, qui signale que «l’indexation automatique a surtout pour effet de protéger le pouvoir d’achat des allocataires sociaux, les allocataires ont intérêt à être indexés, tandis que pour les salariés, l’intérêt, c’est de garder leur travail, et elle nuit à la compétitivité de notre secteur productif privé».

«Concernant les allocations, poursuit-il, elles ne sont pas assez élevées pour certaines personnes qui en ont vraiment besoin, mais il y a énormément de gens qui en touchent, et il faut être plus sélectif. Il faut réfléchir en matière d’efficacité, il faut que le marché du travail fonctionne, et le différentiel actuel n’est pas assez important pour cela. Le travail doit être plus enrichissant que l’inactivité à tous les points de vue. Il l’est déjà, d’ailleurs, au début de ma carrière, je travaillais pour beaucoup moins que les allocations. Mais il ne l’est pas assez…»

Un salaire 10% moins élevé que des allocations deviendrait «convenable», donc coûteux à refuser.

3. Calibrer les emplois convenables

La loi-programme, issue de l’accord de Pâques du gouvernement De Wever, prévoit une disposition qui a fait ruer les syndicats dans les brancards, et dont les effets sur les salaires seront inévitablement baissiers: pendant ses six premiers mois de chômage, un demandeur d’emploi et l’administration devront considérer comme «convenable» une proposition d’emploi dont la «rémunération globale est au moins égale à 90% des revenus qu’il percevrait en bénéficiant des allocations». Autrement dit, un salaire 10% moins élevé que des allocations deviendrait «convenable», donc coûteux à refuser. «C’est une manière de pousser davantage vers l’emploi, mais il est possible que cela enclenche des effets secondaires sur la formation des salaires», opine Bruno Van der Linden, professeur émérite d’économie à l’UCLouvain, qui place cette mesure en contexte, «sous réserve du respect de la législation sur les salaires minimaux, qui pose une forme de borne inférieure».

4. Réduire les cotisations patronales plutôt que les cotisations sociales

Pour «donner de l’air aux entreprises», le milliard d’euros de réduction de cotisations annoncé par le ministre de l’Emploi David Clarinval (MR) portera sur la part patronale versée à la sécurité sociale, plutôt que sur les cotisations sociales, qui pèsent, elles, directement sur le salaire net des travailleurs. «Cela dit, cela peut avoir d’autres effets sur les salaires parce que les cotisations patronales sont tout de même intégrées aux coûts du travail, et que si on les diminue, cela ouvre une marge de négociation possible pour des augmentations», fait toutefois observer Etienne de Callataÿ.

5. Activer les malades de longue durée

La réintégration des malades de longue durée sur le marché du travail, comme toute politique d’activation réussie, peut également peser sur la hauteur des salaires puisque plus il y a de personnes candidates à un emploi, moins l’employeur est incité à hausser sa rémunération. «Ce n’est pas faux, pose Bruno Van der Linden (UCLouvain). Si j’ouvre un poste vacant, mais que des malades reviennent sur le marché du travail, il y a plus de postulants, donc les conditions salariales pourraient changer. Mais les emplois qui restent vacants le restent pour des raisons très variées (la localisation, la mobilité, les horaires, etc.), et des emplois vacants non pourvus sont de toute manière une perte collective. Alors, se plaindre qu’on aurait beaucoup de candidats et que cela mettrait les salaires sous trop de pression, là, c’est pousser le raisonnement un peu loin

Les syndicats sont énervés, mais ll’Arizona veut limiter les salaires en 10 mesures, dont la réintégration des malades de longue durée. © BELGA

6. Autoriser le travail de nuit et le dimanche

La fin des primes de nuit (elle commencera à minuit plutôt qu’à 20 heures pour les futurs employés de plusieurs secteurs) comme celles du travail du dimanche baissera directement la rémunération des travailleurs concernés, notamment dans les secteurs du commerce, de l’e-commerce et de la distribution. «C’est tautologique, assure Bruno Van der Linden. Si des sursalaires ne sont plus là, c’est un complément en moins. Mais n’oublions pas que le raisonnement du gouvernement n’est pas de se préoccuper que des salaires, mais aussi du coût du travail, qui a des répercussions sur les opportunités d’emploi.»

«Les indexations viennent parfois à une vitesse difficile à absorber.»

7. Différer l’indexation

L’accord de Pâques prévoit un léger saut d’index pour toutes les allocations, mais aussi pour les salaires des fonctionnaires, de nombreux travailleurs du non-marchand, ainsi que de certains secteurs dans le privé, qui étaient indexés dans le mois suivant le dépassement de l’indice pivot, et qui ne le seront plus qu’après trois mois à l’avenir. Un coût pour les concernés. Mais surtout une manière de compenser un peu l’indexation automatique des salaires, qui a tant protégé le pouvoir d’achat des Belges pendant le Covid et la crise énergétique qu’aucun parti de l’Arizona ne souhaite plus la remettre en cause. «Et car les indexations viennent parfois à une vitesse difficile à absorber», répète Geert Noels, qui ose le souhaiter depuis longtemps.

8. Plafonner les indemnités de licenciement

Les indemnités de licenciement ne pourront à l’avenir excéder une année de salaire, et les organisations syndicales y voient une limitation des droits salariaux des futurs concernés, ainsi qu’un déforcement des salariés des prochaines générations, licenciables à moindre coût, et à cet égard structurellement déforcés dans la négociation salariale. L’argument, matériellement pas infondé, bat froid Etienne de Callataÿ. «Un an, c’est plus qu’assez. Je connais des entreprises où les gens espèrent être licenciés, où ils attendent ça…», cingle-t-il.

9. Réduire l’influence des syndicats

A syndicats puissants, salaires élevés: l’équation se vérifie tendanciellement, dans le temps, dans l’espace et dans les secteurs. Pas étonnant, dès lors, que le monde du travail considère son propre affaiblissement comme un facteur de dévalorisation salariale. L’expérience de Delhaize, où la franchisation s’est accompagnée de la fin des délégations syndicales, et de la baisse générale des rémunérations, accrédite l’hypothèse. Des mesures telles que la fin de la protection pour les candidats malheureux (au moins à deux scrutins) aux élections sociales, la personnalité juridique, le départ des syndicats des cellules de reconversion wallonnes, par exemple, participent, avec d’autres dispositions, de ce mouvement de dépréciation de l’influence syndicale. Et donc de baisse des salaires? «Les études ne reposent que sur deux facteurs: le taux de syndicalisation et la proportion de travailleurs couverts par une convention collective; ce qui est très partiel pour estimer le vrai pouvoir des syndicats, et donc leur influence sur les revenus du travail. Mais c’est vrai que, bon an, mal an, accroître le pouvoir de négociation des syndicats a un effet positif sur les salaires. Mais il y a un consensus, en Belgique, qui indique que si les coûts salariaux augmentent, l’emploi diminue. Et il ne faut pas seulement prendre en considération ceux qui ont un salaire, il faut aussi veiller à en procurer un à ceux qui n’en ont pas…», tempère Bruno Van der Linden.

«Une économie est toujours plus dynamique quand il y a plus de migrants.»

10. Accueillir les immigrés (ça, ils ne le feront pas)

L’immigration économique, dans laquelle les Régions ont un important mot à dire puisqu’elles délivrent les permis de travail, peut contribuer à limiter les salaires en alimentant le marché en postulants peu exigeants. Mais l’Arizona ne l’a pas fait. Bart De Wever et les siens n’ont pas voulu mobiliser la fameuse «armée de réserve» que Marx évoqua dans Le Capital, peut-être efficace économiquement, mais ravageuse électoralement. Ce que regrette Etienne de Callataÿ, «en bon libéral», dit-il: «L’armée de réserve, c’est un argument de la gauche de la gauche, et du point de vue de l’offre et de la demande, ça se tient, oui. Mais ceci étant dit, il faut considérer le long terme, et une économie est toujours plus dynamique quand il y a plus de migrants. Un exemple très connu est celui des émigrés cubains, que Castro a massivement laissés partir, vers la Floride principalement: on a constaté que le niveau moyen des salaires avait massivement augmenté à Miami, y compris les peu qualifiés. Sauf pour les Cubains peu qualifiés qui étaient déjà là…», conclut-il.

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