Chanteuse, actrice, féministe, grande gueule, Lio est une femme libre avant d’être une icône. Alors qu’elle vient de sortir son nouvel (et ultime) album autoproduit, retour, en quatre épisodes, sur les différentes facettes du personnage
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V COMME VANDA

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Icône pop éprise de liberté, Lio occupe une place à part dans le paysage musical francophone depuis plus de 40 ans. Interprète de tubes insubmersibles, elle est celle qui, tour à tour, fascine, agace, émeut. Reconnue pour ses combats féministes, elle vient de publier un nouvel album. L’occasion de retracer un parcours unique, aussi chaotique qu’admirable.
Ce n’est pas comme si on n’avait pas été prévenu. «Contacter Lio? Bonne chance…» On tente quand même. Après tout, on ne vient pas sans arguments. Déjà, le 21 novembre, Lio a publié ce qu’elle présente comme son dernier album. Ou du moins son dernier recueil de chansons originales: Geoid Party in the Sky. L’ultime sortie de l’une des figures les plus marquantes de la pop francophone, cela vaut bien la peine de marquer le coup, non? Pourquoi pas en prenant le temps de retisser le fil d’une carrière à multiples entrées, touchant non seulement à la musique, mais aussi au cinéma (pas assez), au théâtre (un peu), ou à la télé (un peu trop). Et puis, impossible de ne pas le constater: ces dernières années, l’image de Lio (pas elle) a également évolué.
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Sur les réseaux, d’anciens extraits d’émissions télé remontent à la surface. La génération post-MeToo découvre, effarée, le traitement réservé à celle qui n’a jamais eu sa langue en poche. Avec en point de mire, la défense de son amie Marie Trintignant, décédée sous les coups de Bertrand Cantat, le chanteur de Noir Désir. En septembre dernier, un documentaire, diffusé sur France Télévisions, retraçait la carrière de Lio, en revenant longuement sur ses combats féministes. Il y en a donc, des choses à raconter. Alors, on envoie des courriels, on passe des coups de fil, on laisse des messages. Sans réponse. Desperately Seeking Lio… Normal: l’artiste est, de l’avis unanime, «insaisissable». Voire «ingérable», pour reprendre ses propres mots. Sans doute un peu fragile, aussi? En mars dernier, elle perdait son fils Diego, âgé de 21 ans.
Au début de l’automne, elle acceptait malgré tout l’invitation de l’émission Quotidien (dont la société de production a produit le documentaire). Pull noir décoré de cœurs multicolores, elle venait également présenter le premier single de son nouvel album, L’Amour de ma vie. Elle y chante notamment: «J’étais un peu banane dans les années 1980/Mais cette fois dans le miroir, mon reflet me dit “je t’aime”.» Et d’ajouter: «Je vois enfin un monde qui me plaît», optimiste, sans doute, de voir la nouvelle génération déconstruire les diktats qu’elle a longtemps subis.
Quelques semaines plus tard, juste à temps pour Halloween, un clip a suivi. Il emprunte à l’imagerie du Dia de muertos, la fête des morts mexicaine: des squelettes dansent ensemble, copiant les looks les plus iconiques de Lio. De la coupe «garçon» du moment, à la danseuse de flamenco des Brunes comptent pas pour des prunes, en passant par la soubrette de Pierre & Gilles ou la combi rose disco de Banana split. Puisque c’est bien par là que tout a démarré, avec ce tube à la fois identifié à une époque et indémodable. Voici sa genèse. En attendant que Lio rappelle…
Fronde punk
C’est l’une de ses premières télévisions. On vient tout juste de rentrer dans les années 1980. Lio n’a pas encore 18 ans. Elle est l’invitée de Chansons à la carte, l’émission de variétés phare de la RTBF. Elle est venue chanter son premier 45 tours, sorti quatre mois plus tôt. Il s’intitule Le Banana split. Une «chanson érotique», précise la chanteuse teenager. «Il n’y a plus de jeunesse», pouffe l’animateur Patrick Duhamel. Pas de quoi démonter la chanteuse encore inconnue. Entre Sylvie Vartan, l’accordéoniste Willy Staquet et un sketch de Sim, Lio détone –c’est peu de le dire. Fixant crânement la caméra, elle roule des yeux, agite ses couettes déstructurées, passe sa langue sur ses lèvres, faussement ingénue. Ce jour-là, Lio fait son entrée dans l’imaginaire collectif. Elle n’en est plus jamais ressortie.
«Le moteur, c’était juste de raconter l’histoire d’une bonne pipe…»
Le lendemain de l’émission, les ventes du disque, déjà bien parties, décollent. Mieux: quelques semaines plus tard, c’est la France qui craque à son tour. Qui l’aurait cru? Certainement pas l’intéressée –20 ans plus tard, elle commentera à la télé: «Comment aurais-je pu imaginer à 14 ans que Banana split allait se vendre à cinq millions de disques en Europe? Que toutes les gamines s’habilleraient comme moi ? Impossible. Et de toute façon, je m’en foutais. Ce n’était pas ça, le moteur. C’était juste de raconter l’histoire d’une bonne pipe…» Lio, icône pop. Et un peu punk aussi…
Avant l’emballement, c’est d’ailleurs là, dans la microscène locale, que s’encanaille l’ado. «Je sortais avec la bande des punks bruxellois du Café du coin, raconte-t-elle dans son autobiographie Pop Model (Flammarion, 2004). Ils se surnommaient la Gene, le Crom, le Vlak, je les adorais, même si le Vlak embrassait très mal.» Situé derrière la Grand-Place, au milieu de la rue des Eperonniers, le Café du coin est l’un des points de rendez-vous de la jeunesse locale. Fin des années 1970, l’établissement attire rockeurs têtes brûlées, anars fauchés et… Jacques Duvall.
Plus dandy que punk à crête, l’homme aime Gainsbourg, Lou Reed, Sinatra et les New York Dolls. Objecteur de conscience, Eric Verwilghen de son vrai nom effectue son service civil au sein de ce qui s’appelle alors la Discothèque nationale, future-ex-Médiathèque. Un jour, il croise au Café du coin une gamine, l’allure frondeuse: «Je la vois débarquer, d’un pas décidé, dans un blouson de cuir trop grand –qu’elle avait évidemment piqué à sa mère.» Cette ado, Jacques Duvall met deux secondes avant de la reconnaître: c’est la fille de ses collègues et amis de la Discothèque nationale, Lena et Alberto.
Elle ne s’appelle pas encore Lio, mais Vanda. Malgré leur dix ans d’écart, ils entament alors une relation à la fois amoureuse et artistique. La première fera long feu. La seconde, en revanche, n’a jamais vraiment cessé –lui son pygmalion préféré, elle son interprète fétiche. Un «contrat» scellé par une amitié que les tempêtes intérieures de chacun n’ont jamais réussi à détruire.
Perdants magnifiques
Au Café du coin, Jacques Duvall rencontre donc Vanda, pas encore Lio. Le pseudo, tiré d’un personnage de la BD Barbarella, signée Jean-Claude Forest, est aussi court que son nom à l’état civil est kilométrique: Vanda Maria Ribeiro Furtado Tavares de Vasconcelos. Née au Portugal, du côté de Mangualde, en juin 1962, elle est arrivée à Bruxelles à l’âge de 6 ans, avec sa mère.

Elles ne sont pas les seules à avoir quitté le pays. Entre 1961 et 1970, même si elle reste encore limitée, la population portugaise en Belgique est multipliée par huit. Contrairement à l’immigration italienne, espagnole ou grecque, elle ne fait cependant l’objet d’aucun traité économique. Pour la plupart, les Portugais exilés sont des réfugiés politiques qui fuient les guerres coloniales, et la répression de la dictature de Salazar. C’est le cas de la mère de Lio. Séparée du père de ses enfants, mais toujours mariée dans un pays où l’influence de l’Eglise catholique reste étouffante, elle quitte clandestinement le pays, craignant de perdre la garde de ses enfants. Arrivée à Bruxelles, elle enchaîne pendant deux ans les petits boulots, avant de trouver un poste plus stable à la Discothèque nationale. Elle forme alors un couple avec Alberto Noguerra –futur père d’Helena. Musicologue, il travaille également à la Discothèque nationale, comme chef du service non classique.
«Tous les deux étaient des gens très cultivés et très engagés à gauche», se rappelle Jacques Duvall. Lio ne l’est pas moins. A 14 ans, elle sort dans la rue pour protester contre l’implantation des missiles Pershing. «Auparavant, j’avais manifesté pour l’avortement et contre Michel Sardou, à Forest national», détaille-t-elle encore dans Pop Model.

De fait, son truc, c’est moins la variét’ de l’auteur du Joli temps des colonies que la pop multicolore des Shangri-Las ou les crachats punk des Slits. Avec Jacques Duvall, ils ont de quoi parler. Et peut-être même un terrain commun pour collaborer. Duvall cherche en effet des interprètes pour les morceaux qu’il a commencé à bricoler avec le Parisien Jay Alanski (leader du groupe Beautiful Losers, il a sorti un premier album folk-glam en 1975, Nobody Knows the Heaven –«mais qui, sur scène, avait tendance à sonner beaucoup plus punk»). Le combo Lio-Duvall-Alanski est formé. A trois, ils dynamiteront la chanson française de l’intérieur.
Pêche melba
Bientôt, Lio multiplie les mots d’absence signés par sa mère. Elle zappe les cours pour faire le tour des maisons de disques. Les idées déjà très claires, et le caractère bien trempé. «Un jour, se marre Duvall, on tombe sur un directeur artistique, à qui l’on fait écouter ce qui deviendra Banana split. Il est prêt à prendre le morceau, mais dans une version reggae. Vanda refuse, évidemment. Lui, insiste. Elle se braque. Le gars commence alors un peu à la prendre de haut en disant: “Vous êtes mignonne, vous me faites penser à ma fille; comme vous, elle n’écoute jamais personne.» C’est là que Vanda pète un plomb et lui balance: “Ecoutez, me comparez pas à votre fille, parce que je suis sûre que c’est une connasse autant que vous, vous êtes un gros con!” Evidemment, on s’est fait jeter dehors, avec Jay qui était venu spécialement de Paris (rires).»
Un jour, tout de même, la roue tourne. Un éditeur, Jan d’Haese, est séduit par ce qu’il entend. «Il voulait nous aider. Mais après quelques mois, il est revenu vers nous en disant: “Ecoutez, ce n’est pas simple de trouver un contrat pour des gens qui ne sont pas encore connus. Accepteriez-vous d’enregistrer une reprise?”.» L’éditeur pioche dans son catalogue et soumet une série de propositions. «J’ai flashé sur Peaches & Cream, un titre des Ikettes, le backing band d’Ike & Tina Turner», se souvient Duvall. Il se met directement à pondre un texte français –«Mais comme Pêche Melba (Peaches & Cream), cela ne sonnait pas trop, j’ai remplacé par… Banana split.» Problème: quand Jay Alanski est mis au courant de la manœuvre, il est furieux. «Il avait l’impression qu’on avait trahi tous nos idéaux. Du coup, on lui a proposé de prendre mon texte et de composer une nouvelle musique dessus. Il était tellement en pétard que, dès le lendemain, il envoyait la chanson.»
Ne reste plus qu’à trouver les bons arrangements, la bonne couleur. Le trio a en tête une musique mélangeant «Phil Spector, Kraftwerk, la BD et un reste de punk». Un nom atterrit alors sur la table: Marc Moulin. «C’était à peu près le seul dans le milieu intellectuel bruxellois qui avait trouvé le punk intéressant.» A ce moment-là, Moulin s’est éloigné du jazz pour monter Telex aux côtés de Dan Lacksman et Michel Moers, avec l’idée de mélanger punk, disco et électronique sur fond d’humour dada.
«Je ne la connaissais pas. Mais quand elle est arrivée, elle avait une telle présence…»
A l’été 1979, Lio et Duvall débarquent donc au «studio» que Dan Lacksman a installé au-dessus du magasin de sa maman, à Molenbeek. Celui-ci se souvient très bien de cette première rencontre: «Je ne la connaissais pas. Mais quand elle est arrivée, elle avait une telle présence, un tel enthousiasme que je me suis dit qu’elle devait être une chanteuse déjà un peu installée.» Avec ses sequencers virevoltants, la version de Banana split imaginée par le tandem Moulin-Lacksman emballe la néo-chanteuse. Moins le label Ariola, que l’éditeur Jan d’Haese a réussi à trouver entre-temps. «Ils avaient besoin d’un groupe local dans leur catalogue, se souvient Jacques Duvall, mais ils n’y croyaient pas une seule seconde. Ils faisaient même des paris sur le nombre de disques qu’on vendrait, en misant évidemment sur des chiffres ridicules.» Pour la pochette, Lio a droit à une couleur: elle choisit le rose. «Quand les disques sont arrivés, les lettres étaient orange. Elle a pété un plomb. Ils ont tout dû refaire (rires).»
Finalement, le 45 tours sort en novembre 1979 en Belgique. Les premiers exemplaires s’écoulent gentiment. «On allait faire des tours chez les disquaires, pour voir s’il se vendait correctement, raconte Duvall. Le disque finit par rentrer dans ce qui était alors l’équivalent du Top 50. Chaque semaine, on suit le décompte à la radio. Petit à petit, le titre grimpe: 49, 47… Et puis, un jour, plus rien. Passé le Top 40, Banana split n’avait toujours pas été cité. On se dit alors “voilà, c’est fini”. On est un peu tristes, mais c’était quand même une chouette aventure, on s’est bien amusés. Et tout à coup, l’animateur annonce le n°1: Banana split!» A partir de là, plus rien ne sera jamais pareil. Tandis que Vanda continue de prendre le bus pour aller au cours, Lio envahit les ondes. Une idole pop est née…
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UNE VIE POP

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Tout au long des années 1980, Lio a aligné les tubes, inaugurant l’idée d’une pop à la fois légère et décalée, naïve et décomplexée. Et, surtout, en français dans le texte!
C’est quoi, un tube? «Vous connaissez l’anecdote de George Martin?, répond Dan Lacksman, producteur, avec Marc Moulin, de Banana split. A l’époque, il ne produit pas encore les Beatles. Mais il est à la tête de Parlophone, label musical d’EMI, avec lequel il a déjà connu quelques succès. Un jour, les big boss débarquent. Curieux, ils font le tour des studios. Jusqu’au moment où l’un des patrons demande: “Monsieur Martin, j’ai vu dans vos relevés que sur les dix disques que vous sortez, deux ont du succès.” Tout à fait, répond le producteur. Et? “Eh bien, pourquoi alors enregistrez-vous les huit autres?”…»
Au début des années 1980, Lio n’a pas ce problème: tout ce qu’elle chante se transforme en or. On exagère à peine. Durant une décennie, elle enquillera une bonne dizaine de tubes. Et, dans un espace musical francophone encore souvent braqué sur une certaine idée de la chanson, ouvre une brèche. Elle devient l’une de ses héroïnes pop les plus pétillantes, piquante et flamboyante.
L’époque s’y prête bien. Dans les eighties, plus que jamais, le hit s’envisage comme une bulle de savon éphémère, à la fois futile et capable de changer une vie (ou au moins votre journée). Au cours de la décennie précédente, le punk s’est révélé être une impasse, une ultime tentative de retrouver une certaine pureté. Place désormais à une musique qui, tout en revendiquant une certaine innocence, n’est plus complètement dupe. Dans une époque particulièrement plombée, entre chômage massif, menaces nucléaires et attentats terroristes, la pop assume son artificialité, l’endosse même.
Quitte à ne faire qu’un petit tour et puis s’en aller: est-ce tout à fait un hasard si le concept de one hit wonder (succès sans lendemain) est né dans les années 1980? Dans sa Dialectique de la pop (La Découverte, 2018), la philosophe-musicienne Agnès Gayraud écrit: «Est pop l’art musical de l’enregistrement sonore qui se rapporte à la promesse d’une utopie de la popularité de façon constitutive, et mise sur les ressources expressives de l’incarnation individuelle pour la réaliser.» Ou, pour le dire autrement, la pop est cet art consistant à vouloir toucher le plus grand nombre, tout en cultivant ses particularités. A cet égard, Lio est un cas d’école. Une chanteuse qui enchaîne les hits faussement naïfs, toujours accessibles, jamais banals.
Peau de banane
Reprenons depuis le début. A Bruxelles, Lio et ses deux compères, Jacques Duvall (les textes) et Jay Alanski (la musique), ont réussi à débloquer les codes d’un premier morceau, autour duquel ils tournaient depuis un moment: Le Banana split. Pour cela, ils ont pu compter sur le coup de pouce et les synthés de Marc Moulin et Dan Lacksman. «Je me souviens très bien du moment où l’on est montés dans le studio de Dan, avec Vanda (NDLR: alias Lio) pour écouter les arrangements qu’ils avaient imaginés, raconte Jacques Duvall. Quand on est redescendus, on était surexcités, c’était le plus beau jour de notre vie!»
«Une chanson sur une banane… C’était carrément le fond du panier!»

De là à imaginer que Banana split deviendrait un tube, il y a un pas… «On était quand même à une époque où, pour être pris au sérieux, il fallait écrire de la poésie ou des textes politiques, poursuit-il. Si vous proposiez des chansons d’amour, vous étiez forcément rangé au rayon variétés et regardé un peu de travers. Mais alors, une chanson sur une banane… C’était carrément le fond du panier! Mais c’est aussi ce qui nous plaisait, à Lio et moi.» Le label lui-même n’y croit pas trop. Certains tiquent sur les paroles, notamment la présence d’un «abominable homme des neiges». «Plusieurs fois, on m’a suggéré de le retirer. Sauf que, quand le 45 tours a fini par sortir, les gens débarquaient chez les disquaires en demandant le “disque avec l’abominable homme des neiges”.» (rires)
A quoi tient un hit… Visiblement, à pas grand-chose, parfois un simple détail. «L’idée géniale de Marc [Moulin] a été d’accélérer le tempo, se souvient Dan Lacksman à propos de Banana split. La version finale ne durait plus que deux minutes et des poussières. Ce qui a pu aider en radio. A l’époque, par exemple, les animateurs faisaient souvent eux-mêmes leur programmation. Ils avaient toujours quelques disques en réserve s’ils tombaient trop court avant les infos. Pour cela, Banana split était parfait. C’était juste la bonne durée. Tous les gens qui allumaient leur poste pour écouter le journal, tombaient sur la chanson!»
Le Banana split deviendra en effet un succès, d’abord en Belgique, puis en France. «La première fois qu’on arrive à Paris, avec Vanda, on est reçus par le patron de BMG France, Christian Herrgott, enchaîne Jacques Duvall. Tout le monde le surnommait “les Oreilles d’or”; le mec savait dénicher des tubes. On lui explique que Banana split commence à bien fonctionner en Belgique. A ce moment-là, le disque vient à peine de sortir en France. Herrgott regarde les premiers chiffres et nous dit “c’est vrai que c’est pas mal, mais rêvez pas trop non plus…”.» En Belgique, le morceau envahit pourtant les ondes. Bientôt, Lio est emportée dans le tourbillon. Pour le meilleur comme pour le pire. Un journaliste écrit un jour que ce n’est pas elle qui chante. «On prétendait que c’était la voix de Marc Moulin qui avait été accélérée», sourit Dan Lacksman. Dans son autobiographie Pop Model (Flammarion, 2004), Lio raconte sa première télé française. A l’époque, du haut de ses 18 ans, elle refuse la mise en scène imaginée par l’animateur, Stéphane Collaro. L’intéressé finit par laisser tomber, à contrecœur. «Mais Collaro m’avait préparé un coup fourré: à la fin, au moment où il me rejoignait pour me présenter, un de ses techniciens devait me jeter une banane à la figure. Si le regard que je lui ai alors lancé avait pu le tuer, Collaro serait tombé raide mort.»
Tubes à essai
Dans la foulée de Banana split, Lio enchaîne. En Belgique, elle sort Sage comme une image, disco-funk doux-amer à peu près irrésistible, mais qui «marchera quand même un peu moins bien», dixit Jacques Duvall.
Le 45 tours suivant retrouvera les hauteurs des hit-parades. A l’époque, Lio et Duvall rencontrent les Stinky Toys, le duo növö-punk constitué de Jacno et Elli Meideros. Amoureux solitaires est une adaptation française de leur Lonely Lovers. A nouveau, le label hurle au suicide commercial. A nouveau, le titre deviendra un énorme tube –quelque six millions d’exemplaires écoulés à travers toute l’Europe. «C’est à ce moment-là que Lio est vraiment devenue une énorme star», précise Jacques Duvall. Lio a réussi à combiner reconnaissance populaire (on la voit jusque sur les plateaux de Dorothée) et caution branchée. Un peu à la manière d’un Daho, qu’elle accompagne sur son tube Week-end à Rome, et qui produira plus tard Des fleurs pour un caméléon, son album de 1991.
Si Amoureux solitaires cartonne, il ne rapportera, cela dit, pas grand-chose à Jacques Duvall, auteur des paroles en français. «Elli n’a jamais voulu me donner ma part de droits d’auteur liés à l’adaptation. A l’époque, j’ai laissé couler. J’avais pris un peu la grosse tête (sourire). Je me souviens m’être dit “qu’est-ce que j’en ai à foutre? chaque fois que j’écris une chanson, elle se vend tout de même à deux millions d’exemplaires”.» (rires) «Un vrai dandy. Un pur naïf, lui aussi, qui croyait –comme moi, à l’époque– que des Banana split et des Amoureux solitaires, nous en écririons cinquante», écrit Lio, dans Pop Model.
Cinquante, peut-être pas. Mais une bonne poignée quand même. Certes, après le succès du premier album et sa déclinaison anglo-saxonne (Sweet Sixtine, réalisé en partie par les Sparks), Amour toujours marque un peu le pas. Publié en 1983, l’album est réalisé par Alain Chamfort, avec qui Lio entretient alors une relation amoureuse passablement chaotique. Duvall, Alanski et Marc Moulin sont toujours dans les parages. Mais la touche chic, parfois un peu distante, de Chamfort a tendance à déteindre sur les espiègleries punky de Lio. A la réécoute, le raffinement d’Amour toujours (les violons de Grenade) ne manque pourtant pas de charme, entre soft reggae (La Reine des pommes) et spleen hollywoodien (J’aime un fantôme).
Trois ans plus tard, et après un passage par le cinéma, Lio retrouve le succès avec Pop Model. Enregistré entre Rio, Los Angeles et Bruxelles, le disque bénéficie notamment d’arrangements signés John Cale, du légendaire Velvet Underground. Raccord à son titre et sa pochette cartoon (inspirée de l’album India de la tropicaliste brésilienne Gal Costa), Pop Model n’a toutefois que peu à voir avec les langueurs rock arty des précités. Il revient au contraire à des mélodies plus sucrées et directes. A l’époque, Lio a mis fin à son histoire avec Alain Chamfort. Pas rancunier, il produit Les Brunes comptent pas pour des prunes. Le morceau deviendra l’un des plus gros tubes de Lio.
Le morceau bénéficie d’une vidéo dans laquelle Lio joue les meneuses de revue hispano, bustier et culotte à froufrou. En plein triomphe de MTV et du clip-roi, la vidéo marque les esprits. Le single suivant, Fallait pas commencer, poussera les choses encore un peu plus loin, prolongeant l’atmosphère latino sixties dans ce qui tient quasi du court métrage.
En étudiante pop assidue, Lio a toujours attaché de l’importance à l’aspect visuel de sa musique. Ce qui passe par ses différents looks (en 2016, la réédition de son premier album sera accompagnée de petites reproductions cartonnées de ses tenues les plus marquantes). Mais aussi par l’artwork de ses albums. La pochette de son tout premier album, par exemple, est signée Marc Borgers. A la fin des années 1970, le graphiste bruxellois avait lancé la revue (post-)punk Soldes Fins de Séries, trimestriel iconoclaste, adoubé par Andy Warhol lui-même. En 1995, Lio ressortira d’ailleurs Le Banana split avec une pochette rappelant les aplats fluo saturés du pape du pop art.
Plus tôt, en 1988, la chanteuse, fan de BD, confiait l’artwork de son album Cancan à Hugo Pratt, le dessinateur de Corto Maltese. Huit ans plus tard, elle fait appel à un autre dessinateur-illustrateur de renom. Auteur dans les années 1960 de la BD underground Pravda la survireuse, le Belge Guy Peellaert est devenu célèbre avec le cultissime Rock Dreams, ouvrage rassemblant une centaine de peintures, plaçant des figures connues de la pop culture, d’Elvis à Bob Dylan, dans des décors incongrus. Après avoir réalisé des pochettes pour les Stones (It’s Only Rock ‘n Roll) ou Bowie (Diamond Dogs), il se chargera donc de celle de Wandatta: bachi de marin sur la tête, Lio apparaît torse nu (le visuel est censuré sur le Net), telle une Vénus de Milo au milieu d’une mer-miroir démontée.
Bulle pop
Publié en 1996, Wandatta est l’un des albums les plus singuliers de Lio. Pas de fulgurances pop, ici. Faisant des infidélités à Jacques Duvall, Lio fait appel à Boris Bergman, parolier fétiche de Bashung. De fait, Wandatta est par moments plus proche des expérimentations de Fantaisie militaire que des airs catchy de Pop Model. Il faut, par exemple, se repencher sur les neuf minutes acrobatiques d’Escapa, les vocalises japonisantes de Léonard, Pt.1, ou le parlando halluciné de Soirs de tour Eiffel.
Malgré tout, Lio reste foncièrement une créatrice pop. Certes, la chanteuse n’est jamais contre l’une ou l’autre sortie de route. Mais en prenant soin de remettre régulièrement le nez dans des mélodies à effet instantané. En 2007, c’est bien cette figure que va rechercher Teki Latex sur son premier album solo, Party de plaisir. Echappé du collectif rap alternatif TTC, le producteur invite Lio sur Les Matins de Paris. Dans le clip, elle est couchée sur des nuages aux motifs arc-en-ciel, lovée dans un refrain électro hyperaccrocheur, légèrement mélancolique («Les matins de Paris/me chuchotent en secret/Tendre mélodie/Je ne t’oublierai jamais»). C’est la Lio qu’on connaît le mieux, dans sa «forme» la plus pure. Celle qui s’est imposée dans l’imaginaire collectif, à la fois drôle et touchante. Celle qui a inventé la possibilité d’une pop fun et décomplexée en français dans le texte, ouvrant la voie à des Angèle, Yelle, etc.
C’est visiblement aussi celle que l’on retrouve sur son nouvel album. Contacté par téléphone, le réalisateur de Geoid Party in the Sky, Dimitri Tikovoï, confirme: «C’était très clair, avant même qu’on ait les chansons. L’idée était vraiment de convoquer l’esthétique du début des années 1980, très ancrée dans la musique électronique, pop bubblegum, etc. On a évidemment pris garde de l’inscrire dans la modernité. Mais en cherchant quand même toujours une certaine légèreté qui a construit le personnage de Lio. Cela ne l’a pas empêchée d’aborder des sujets très personnels ou engagés. Mais en gardant toujours ce contraste avec une forme musicale très pop et fun.» Comme une manière de boucler la boucle.
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LA CAMÉLÉON

3/4
Icône pop insaisissable, Lio ne s’est jamais cantonnée ni à un style ni à une discipline, restant fidèle à ses envies, allergique à tout plan de carrière. Tentative de cartographie de la planète Lio, entre chanson, cinéma, scène, télé…
L’année? 1984. Lio chante en duo avec l’animateur Jacky. La musique est signée Alain Chamfort, les paroles Boris Bergman, la production Marc Moulin et la pochette Pierre et Gilles. Le titre du tube: Tétèoù? Quelque 50 ans plus tard, on tient une réponse: pendant tout ce temps, il est fort probable que Lio était le plus souvent là où on ne l’attendait pas.
C’est sans doute une question de nature, défiante, contraire (voire contrariante), du moins peu prompte à se laisser enfermer dans une case. Ou simplement une question d’envies. Lio en déborde, convaincue que la vie est bien trop courte pour n’en vivre qu’une seule. Il y en a que le succès enferme. Lio, elle, a très vite compris que la notoriété n’avait d’intérêt que si elle permettait d’élargir le terrain de jeu.
Girouette, elle sera donc chanteuse pop, égérie de mode, comédienne de théâtre, actrice de cinéma, bonne cliente à la télé, animatrice à la radio. Toujours différente, en permanence elle-même. Evidemment, on ne prend pas autant de libertés impunément. D’une manière ou d’une autre, Lio a dû payer le prix . Mais il est aussi à peu près certain qu’elle s’en moque royalement.

L’une des dernières fois qu’on la croise, c’était pour la sortie de Lio canta Caymmi, en 2018. Epaulée par Jacques Duvall, elle y reprenait une douzaine de morceaux d’une des icônes de la samba brésilienne, Dorival Caymmi. L’album est alors publié par le label bruxellois Crammed. Une enseigne indépendante prestigieuse, plus habituée à accueillir des projets électro-rock-world un peu barrés que des superstars pop. «C’est un disque auquel je reste fort attaché, confie Jacques Duvall. A l’époque, nous n’allions pas très bien, ni l’un ni l’autre. C’était un peu une manière de nous remettre sur pied: faisons ce truc un peu improbable, en l’occurrence un disque de reprises de chansons d’un vieux Brésilien, certes une icône au Brésil, mais que personne ne connaît vraiment ici.» L’accueil du disque reste timide, ne dépassant pas le succès d’estime. «Il est effectivement passé en grande partie à côté de son public, déplore Jacques Duvall. Je le regrette, parce que, musicalement, il sortait de ce que Lio avait déjà pu proposer auparavant. En même temps, on savait tous les deux très bien que, si on avait voulu en faire une espèce de “come-back” de Lio, on aurait dû s’y prendre autrement, quitte même à reprendre plutôt Antônio Carlos Jobim que Caymmi.»
Retour à l’underground

Une petite dizaine d’années auparavant, Lio change de nouveau de partition. En 2009, elle intègre le groupe Phantom, le projet rock-garage monté par Benjamin Schoos (aka Miam Monster Miam), toujours avec Jacques Duvall. Pour en parler, on les rejoint dans les bureaux du label Freaksville, le bien nommé… «Au départ, Phantom était un peu le backing band qu’on avait monté pour accompagner Jacques, se souvient Benjamin Schoos. Après les premiers concerts, l’idée est rapidement née de programmer une sorte de trilogie avec les deux interprètes fétiches de Jacques: Marie France et Lio.» La première s’exécute en 2008, Lio enchaîne l’année suivante.
L’enregistrement a lieu à Liège, en plein hiver. «J’avais réussi à louer les studios de ce qui était encore la Soundstation (NDLR: salle de concert ouverte à la fin des années 1990, et dont le Reflektor actuel prendra le relais) juste avant qu’elle ne soit revendue, ajoute Benjamin Schoos. Il n’y avait déjà plus vraiment d’eau, ni de chauffage. Les conditions étaient assez… rudes.» «C’était le plus punk des trois albums de Phantom», rit Jacques Duvall. En studio, les guitares donnent le ton, la spontanéité et l’impro sont la règle. La photo de la pochette est prise sur place, dans les souterrains, en dix minutes. «On a bossé jusqu’au dernier moment, reprend Benjamin Schoos. Je me rappelle que le taxi de Lio était en route, alors qu’elle était encore en train d’effectuer des prises. Quand il a sonné, elle venait tout juste de mettre la dernière chanson en boîte.» Installée dans les murs de l’ancienne gare de Jonfosse, la Soundstation était également située juste en dessous des voies: «Sur certaines prises plus acoustiques, on pouvait entendre le bruit des trains…»
En quelques jours, le disque est bouclé, raccord avec le cahier des charges «fast and furious» de Phantom. «Je pense que beaucoup d’autres chanteurs auraient aussi eu très envie de faire un album de cette manière, très libre, mais n’auraient jamais osé, confie Benjamin Schoos. Ou alors, ils n’auraient pas pu s’empêcher de tenter de reprendre le contrôle. Il faut malgré tout un certain lâcher-prise et ne pas avoir peur de prendre des risques.» Pourquoi, précisément, Lio a-t-elle accepté de se lancer dans une telle aventure? «Je pense que le fait de nous avoir vus sur scène, de constater l’énergie que le groupe dégageait, a délié certaines choses chez elles, répond-il. Cela a ravivé d’anciennes amours. Lio aime le rock.» «Au départ, un titre comme Banana split, par exemple, a été composé comme un morceau punk, complète Jacques Duvall. D’ailleurs, heureusement que Marc Moulin et Dan Lacksman lui ont donné une tournure plus électronique, sinon certains n’auraient pas hésité à taxer Lio de “Plastic Bertrand au féminin”…» Derrière l’idole pop, la punkette teenage, qui allait voir les concerts commandos de Chainsaw dans l’arrière-salle d’un vieux café bruxellois, n’est donc jamais partie très loin…
Derrière l’idole pop, la punkette teenage n’est jamais partie très loin…
«Quand on sort l’album de Phantom, Lio officiait également comme juré de l’émission Nouvelle Star, rappelle Benjamin Schoos. On l’avait aussi beaucoup vue dans des galas années 1980 très populaires, etc. Quelque part, elle avait peut-être envie de retrouver une ambiance plus indépendante, plus underground.» A l’époque, une équipe de Tout cela ne nous rendra pas le Congo suit Lio. Visible sur YouTube, le reportage montre la chanteuse passer sans sourciller d’un club rock enfumé aux paillettes de la télé, aussi à l’aise pour louer des bijoux dans une boutique parisienne que pour partager un pétard au fin fond d’une salle de province. Un vrai caméléon.
Lio sans chapelle
A l’aune des standards de 2025, tous ces pas de côté pourraient passer pour évidents et naturels. Après tout, tout le monde aujourd’hui s’amuse à mélanger les genres, voire à jouer du décalage, dans un marketing souvent très calculé. Chez Lio, cependant, l’éclectisme tient moins du plan de carrière –si tant est que le concept ait jamais percuté l’intéressée– que d’un goût du papillonage forcené. «Tout ceci pour dire que je n’aime pas les chapelles. Aucune chapelle», écrit-elle dans son autobiographie Pop Model (Flammarion, 2004). Lio ne se laisse mener par rien, mais porter par tout. Assumant autant une tête d’affiche à l’Olympia que les podiums de ce qu’elle a elle-même baptisé les GDM pour «galas de merde», des «spectacles préachetés, tous frais payés, par des mairies, des comités des fêtes, des organisateurs de salons, des grandes marques ou des hypermarchés». Aussi à l’aise pour tourner avec ses copains de Stars 80 que pour chanter… Prévert.
L’album Je suis comme ça. Lio chante Prévert sort en 2000. Il est alors accompagné d’un spectacle, mis en scène par Caroline Loeb. Célèbre autrice-interprète du tube C’est la ouate, la chanteuse-actrice-styliste française est pareillement touche-à-tout. Alors qu’elle s’apprête à remonter sur scène à Paris (pour le monologue Françoise par Sagan et le cabaret Les Caroline, en décembre), Caroline Loeb se remémore: « Ce fut vraiment un moment miraculeux, une rencontre très forte…» La relation se noue par hasard, lors d’un trajet en train en commun. «On s’était déjà croisées sur des plateaux télé, dans des galas. Mais c’est vraiment lors de ce voyage en train qu’on a discuté. Quand elle a commencé à me parler de cet album autour de Prévert, j’ai tout de suite eu un flash. Juste avant, j’avais été voir une expo du photographe Brassaï, au Centre Pompidou. J’imaginais directement recréer cette même ambiance d’un Paris en noir et blanc, l’atmosphère des films de Marcel Carné, etc. Et puis, Prévert a un univers tellement extraordinaire, à la fois drôle, sensible, joyeux, et en même temps anarchiste. Cela lui allait comme un gant…»
La première a lieu au Sentier des Halles. Du Monde à Télérama, la critique est enthousiaste. «Je me rappelle qu’Héléna, sa sœur, était ressortie du spectacle bouleversée. Lio me disait qu’elle ne l’avait jamais vue comme cela. Moi-même, j’étais fascinée par la comédienne. Lio prend la lumière comme personne. Pour une metteuse en scène, c’est saisissant. Elle était très émouvante, très belle, grâcieuse et piquante, raccord avec l’insolence de Prévert.» Vingt ans plus tard, Caroline Loeb et Lio continuent de se croiser de temps en temps. «J’avais d’autres projets avec elle que je regrette n’avoir pas pu concrétiser. Mais on va dire que Lio est insaisissable. C’est sa vie, c’est comme ça…»
Bonne cliente
Comédienne, Lio a également pu cocher la case cinéma. Elle décroche l’un de ses tout premiers rôles dès 1986, dans Golden Eighties, de Chantal Akerman , pour le plus grand bonheur de ses parents cinéphiles. A la télé, elle explique le choix de la réalisatrice: «Elle trouvait que j’avais une voix de bande dessinée qui collait bien aux années 1980.» Ovni primesautier dans la filmographie pointue d’Akerman , Golden Eighties est une comédie musicale dans laquelle toutes les actrices chantent, sauf Lio. «C’est son choix à elle, expliquera la réalisatrice sur France Inter. Elle avait une certaine image dans la chanson, elle ne voulait pas la troubler. Je crois aussi qu’elle voulait se faire juger en tant que comédienne.»

Sans jamais faire du cinéma une priorité, Lio tournera tout de même avec Claude Lelouch et, surtout, avec d’autres réalisatrices, comme Diane Kurys, Catherine Breillat, Yolande Moreau, etc. A scruter sa filmographie, on peut également pointer un goût affirmé pour les nouveaux venus, du premier film de Katell Quillévéré à sa participation à l’un des courts métrages du réalisateur queer Alexis Langlois.
Présente sur le grand écran, c’est toutefois sur le petit qu’elle passera sans doute le plus de temps. Avec sa gouaille et son franc-parler, la télévision a vite compris que Lio était une «bonne cliente». «On peut reprocher beaucoup de choses à Lio, mais elle y va, insiste Benjamin Schoos. Je veux dire: elle n’a jamais eu un discours fade, même en télé. Elle a toujours su profiter de sa “position médiatique” pour dire des choses. Tout en n’étant pas dupe non plus, en sachant très bien que la machine finit toujours par vous récupérer…»

Pendant de longues années, Lio arpentera les émissions de variétés et autres talk shows. Elle endossera également volontiers le rôle de jury: lors de la première saison de The Voice Belgique, au sein du concours Drag Race, ou, évidemment dans Nouvelle Star (photo), entre 2008 et 2010. A ses côtés notamment, le pianiste jazz intarissable André Manoukian: «Lio était une camarade de jeu géniale! J’adorais l’entendre me raconter les engueulades épiques entre Hugo Pratt le Vénitien et Fellini le Romain…»
Lio rejoint un jury haut en couleur. «Avec Philippe Manœuvre (NDLR: emblématique rédacteur en chef du magazine Rock & Folk), on les sentait tous les deux sur la même fêlure un peu rock’n’roll, à se soutenir l’un l’autre. Parce que la télé reste un endroit particulier. Quand vous venez d’un monde avec des valeurs artistiques extrêmement fortes, où l’on rencontre régulièrement des gens un peu allumés, des vrais personnages, se retrouver d’un coup sur un plateau de télévision vous ramène un peu, qu’on le veuille ou non, au ras des pâquerettes. Comment réussir à faire passer tout cet art, tous ces fantasmes que vous trimballez avec vous?»
«Je pense que le personnage de Fantômette lui ressemble assez bien. Elles ont le même petit nez effronté. Et puis, c’est une héroïne, souvent un peu seule contre tous. La tête toujours relevée, le menton vers les étoiles.»
Les quatre jurés (avec le chanteur Sinclair) ont toutefois du répondant. «La plupart du temps, on était complètement en roue libre, personne n’arrivait vraiment à nous cadrer.» Même si la position de juré n’est pas forcément aisée, à devoir régulièrement briser des illusions. «Je me souviens d’une scène en particulier, raconte André Manoukian. Cela se passe en fin de casting, tout le monde est crevé. Je me tourne et je vois Lio en pleurs, comme si elle rendait les armes. Je ne pense pas que c’était des remords, mais je pouvais imaginer qu’elle se disait: “Mais qui suis-je pour juger et doucher tous ces espoirs?”.» Sans doute parce que Lio connaît le prix d’une vie d’artiste, à espérer en permanence que ses envies et ses fantasmes puissent trouver écho auprès d’un public. «Oui, et en même temps, cela ne l’a jamais empêchée de faire ce qu’elle voulait, poursuit le compositeur. Pour moi, c’est une héroïne. Quand j’étais petit, je lisais en cachette les bouquins de la série Fantômette, qui appartenaient à ma sœur. Je pense que c’est un personnage qui lui ressemble assez bien. Elles ont le même petit nez effronté. Et puis, c’est une héroïne, souvent un peu seule contre tous. La tête toujours relevée, le menton vers les étoiles.» Lio, c’est Dédé qui en parle le mieux.
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LIBRE COMME LIO

4/4
Icône pop aux tubes eighties insubmersibles, Lio est aussi devenue pour les jeunes générations une héroïne féministe, chanteuse frondeuse qui a souvent payé le prix fort pour ses coups de gueule.
Le 19 novembre dernier, à Paris. Sur la scène de la nouvelle Adidas Arena, une trentaine d’artistes sont rassemblés pour un grand concert organisé par la Fondation des Femmes. Parmi eux, Marguerite. A 25 ans, la jeune chanteuse vient de publier son premier EP, tentant de s’affranchir de la Star Academy, qui l’a révélée.

Elle n’est pas seule sur scène. Pour chanter son tube Les Filles, les Meufs, elle est accompagnée de Jennifer Ayache, meneuse du groupe Superbus et de… Lio. Trois générations, une même envie de faire entendre «nos voix pour toutes», comme a été baptisé le concert destiné à collecter des fonds pour la lutte contre les violences faites aux femmes. Au sein du trio, la doyenne n’est pas la dernière à reprendre le refrain. On le dirait presque écrit pour elle: «Mais moi, je préfère les filles, les femmes, les meufs/Je me sens plus tranquille quand y a des filles dans la teuf»… Au sein d’une scène pop féminine post-MeToo, bien décidée à ne plus reproduire les mêmes schémas misogynes, Lio est comme un poisson dans l’eau. Mieux: pour cette nouvelle génération, elle est devenue elle-même un repère. Les plus jeunes, par exemple, ont été scotchés par la force de son témoignage dans le docu Netflix De rock star à tueur: le cas Cantat, consacré au meurtre de Marie Trintignant. Ou sont tombés, effarés, sur des archives de ses interventions, lors de plateaux télés parfois chahutés, que TikTok ou Instagram ont fait remonter à la surface.
A cet égard, le nouveau disque de Lio, publié le 21 novembre dernier, prend une résonance toute particulière. Quarante-cinq ans après ses débuts, Geoid Party in the Sky est présenté comme son ultime album. Sur le papier, il renoue avec l’esthétique électro-pop de départ, histoire de boucler la boucle. L’insouciance en moins. Normal, le temps a passé. Alors qu’il était quasi terminé, le disque a également été endeuillé par la disparition de Diego, le fils de Lio, décédé en mars dernier, à l’âge de 21 ans –c’est bien lui qui se cache derrière l’anagramme Geoid.
Avant cela, Lio avait cependant déjà donné la direction de chansons qui, sous les refrains pétillants, ont du mal à cacher leur amertume. Lio ne tourne pas le dos à la pop: elle montre juste l’envers du décor. «Vanda avait envie d’évoquer des problématiques plus engagées, importantes pour elle. Tout en gardant une esthétique très légère et fun, raccord au personnage que représente Lio.» C’est Dimitri Tikovoï qui parle. Coréalisateur de l’album (déjà présent sur le cultissime Wandatta, en 1996), il est aussi (quasi) le seul homme embarqué à bord d’un disque que Lio a voulu entièrement écrit par des femmes. L’explication de l’intéressée: «J’ai eu franchement trop de mecs qui se sont penchés sur mon berceau. Basta cosí. Je voulais vraiment un autre regard.»
De mère en fille
Cela faisait un moment que Lio tournait autour de l’idée. En 2020, elle venait déjà chanter un premier titre, lors de feu les D6bels Music Awards, organisés par la RTBF. Cette année-là, elle reçoit un Award d’honneur pour l’ensemble de sa carrière, des mains de Jacques Duvall, son auteur fétiche. Mais c’est déjà avec deux filles –Alice on the Roof et Claire Laffut– qu’elle interprète un medley de ses tubes. Elle en profitera également pour présenter le nouveau Basta! Ecrit par Hoshi, la rengaine dance est reprise aujourd’hui dans Geoid Party in the Sky.
La chanteuse française a été l’une des premières à intégrer le générique d’un disque, qui a pu compter également sur les contributions de Louane, Jennifer Ayache, Sophie Ellis-Bextor, Vendredi sur Mer ou encore Corine. On joint cette dernière par téléphone. Comme Lio, Aurore Imbert, de son vrai nom, a choisi un pseudo. Comme Lio, elle s’est planquée derrière un personnage pop (et une perruque blonde peroxydée à la Bonnie Tyler) faussement ingénu. «Quand elle m’a contactée, juste après le Covid, j’étais à la fois surprise et honorée. Parce que c’est évidemment quelqu’un qui m’a énormément inspirée. Dans ce métier parfois compliqué, surtout pour une femme, elle est l’une des rares à avoir toujours parlé avec une très grande franchise. Je l’ai toujours trouvée d’une justesse et d’un alignement incroyables, face aux remarques souvent horribles qu’on pouvait lui balancer. Je me suis souvent appuyée sur ses interviews pour trouver de la force dans les moments plus difficiles…»
Sur Geoid Party in the Sky, Corine a écrit et chanté sur le titre Fille à mère. Manière de souligner que, de génération en génération, ce sont toujours un peu les mêmes histoires de gestes déplacés, de sexisme lancinant, de combat à mener en permanence pour faire entendre sa voix. Lio en sait quelque chose. Sa mère elle-même l’a expérimenté. Dans les années 1960, cette fille de médecin communiste a dû fuir le Portugal de Salazar et une société encore écrasée par le poids d’une Eglise catholique toute-puissante, pour pouvoir s’émanciper. Coincée dans un mariage miné par la jalousie du mari, elle s’enfuira en Belgique, embarquant avec elle sa fille aînée, Vanda…
Dès le départ, la future Lio expérimente donc très concrètement le poids du patriarcat, et ce qu’il faut de pugnacité pour s’y opposer. Dans les années 1970, elle manifeste aux côtés de sa mère en faveur de la loi sur l’avortement. Tout au long de sa carrière, elle sera cette chanteuse pop frondeuse, ruant volontiers dans les brancards, brisant les codes. Dans le documentaire que lui a consacré Tristan Le Guillou, diffusé récemment sur France 2, Lio revenait notamment sur son passage à la télé, en 1987, apparaissant le ventre arrondi, enceinte de son premier enfant. Une séquence qui fait s’étrangler les patrons de sa maison de disques. Dès le lendemain, une «délégation» débarque chez elle: «Chef de la promo, directeur général et chef du marketing, pour m’expliquer que j’avais fait une énorme bêtise à me montrer comme ça, et que plus jamais personne n’achèterait un disque de Lio.» Une semaine plus tard, pourtant, le label croule sous les sacs de courrier adressés à Lio, pour la soutenir et la féliciter…
De toutes les batailles
A la télé, Lio ne loupe jamais une occasion. Dès les années 1990, bien avant que le thème ne commence à faire débat, elle dénonce les violences gynécologiques et obstétricales. Elle n’hésite pas non plus à déboulonner certaines icônes, racontant comment elle a dû repousser les avances d’un Gainsbourg particulièrement entreprenant, le taxant de «Weinstein de la chanson». «Woke» avant que le terme ne se popularise, elle n’attend pas non plus de se retrouver invitée dans le jury de Drag Race pour défendre le mariage pour tous et embrasser les cultures queer.
Dès 1988, la «lolita pop» s’amuse aussi à chanter Vivement que je sois une petite vieille. Sur un texte de Jacques Duvall, elle prend à rebours le jeunisme dominant: «Pourquoi elles veulent toutes rester fraîches?/Moi j’envie celles qui se dessèchent/Celles qui tremblotent et celles qui boitent/Demain elles vont pas en boîte/Au moins les vioques, elles se reposent/Moi j’dis: vivement la ménopause!» A 63 ans, elle n’hésite plus à arborer ses cheveux poivre et sel, ni à les raser façon Sinead O’Connor: une injonction de plus balancée à la poubelle.
Lio aborde également la question du viol –quand elle confie avoir été abusée par un ami de la famille, alors qu’elle était âgée de 10 ans– et des violences conjugales. Dans son autobiographie Pop Model (Flammarion, 2004), elle explique comment elle, la fille au caractère pourtant bien trempé, s’est retrouvée sous l’emprise d’un homme toxique et violent. En 1997, elle démarre une relation avec le musicien Alexis Zad, qui va rapidement dégénérer: humiliations, tortures psychologiques, violences, viol, y compris quand elle est enceinte de ses jumelles. Elle réussira finalement à s’extraire de la relation, grâce notamment à sa sœur Helena. En 1999, Zad sera condamné à six mois de prison… «J’ai traversé ça et pourtant, je suis une femme blanche, j’étais privilégiée, j’étais connue, confiait-elle en novembre dans un entretien à l’AFP. Ça a été un enfer. Je n’ose pas imaginer ce que traversent les femmes qui sont vraiment laissées seules, parfois dans une famille très conservatrice, très masculiniste, vraiment, encore en plus grand danger que moi.»
En 2003, son amie Marie Trintignant meurt, elle, sous les coups de Bertrand Cantat. A l’époque, il est question de crime passionnel, voire d’un «accident» entre deux êtres, emportés par un amour trop «absolu». Lio est l’une des seules à rappeler la gravité des faits, la lourdeur des coups portés. Invitée à Tout le monde en parle, le talk-show de Thierry Ardisson, elle se confronte à l’autrice Muriel Cerf. Le clash fera le buzz. Mais au lieu d’être célébrée pour son courage, Lio passera plutôt pour «hystérique», classée tricarde par des médias qui, jusque-là, se délectaient pourtant de son franc-parler. Vingt ans plus tard, elle chante sur Basta!: «Je donne mon avis/Et j’en ai payé le prix»… Corine: «Pour parler franchement, beaucoup de gens ont voulu la silencier et l’enterrer vivante. Malgré cela, elle a tenu bon. Je suis très admirative de ça…»
Manifeste féministe
Entre-temps, MeToo est passé par là. De «hyène de service», comme l’avait un jour traitée l’animateur Laurent Ruquier, elle est plus souvent perçue aujourd’hui comme une lanceuse d’alerte. Une rebelle dont le message était un peu trop en avance sur son temps pour être entendu. Son engagement avec les Femen est ainsi salué et on l’écoute davantage quand elle dénonce les agissements d’un Gérard Depardieu. «Il y a quelque chose de quasi miraculeux à voir qu’enfin, sur Lio, le regard a changé», écrivait récemment la journaliste Giulia Foïs, dans une tribune pour Libération.
De «hyène de service», comme l’avait un jour traitée l’animateur Laurent Ruquier, elle est plus souvent perçue aujourd’hui comme une lanceuse d’alerte.
L’idole pop a-t-elle disparu au profit de la militante féministe? L’une n’empêche pas l’autre. Sur les réseaux sociaux, Fallait pas commencer a droit à une seconde vie: aux yeux de la Gen Z, déterminée à renverser la table des anciens schémas patriarcaux, le tube eighties s’est transformé en puissant slogan «enpouvoirant» –«Tu regrettes tes écarts/Mais maintenant c’est trop tard/Mon vieux t’es un connard». Evidemment, il y a le cas Banana split, chanté alors qu’elle n’a que 16 ans. Aujourd’hui, Lio dit regretter avoir alimenté la culture pédopornographique, à une époque où Gabriel Matzneff pouvait encore parader sur le plateau d’Apostrophes.
Cela ne l’empêche pas de continuer à la chanter. A chaque fois, elle précise aussi que, contrairement à France Gall et ses Sucettes à l’anis, elle n’a jamais été manipulée ni dupe sur le double sens des paroles. Jacques Duvall, auteur du fameux texte: «De toute façon, tout le monde le sait, c’est impossible de diriger Vanda. Elle a une personnalité tellement énorme et est redoutablement intelligente…» Ont-ils malgré tout reparlé ensemble de l’image de Lolita qu’un tube comme Banana split a pu véhiculer? «Pas vraiment, j’avoue. Il se passe tellement de choses dans sa vie… Et puis, elle a le droit de dire ce qu’elle pense. Je peux comprendre (NDLR: qu’elle le voie aujourd’hui comme ça). Mais je connais aussi des filles qui me disent que son premier disque constitue déjà en soi un manifeste féministe. Même si ce n’était pas le but, je ne trouve pas forcément qu’elles ont tort.»
«Je connais aussi des filles qui me disent que son premier disque constitue déjà en soi un manifeste féministe. Même si ce n’était pas le but, je ne trouve pas forcément qu’elles ont tort.»
Au fond, si aujourd’hui Lio présente son dernier album comme le miroir de son tout premier, ce n’est sans doute pas un hasard non plus. Certes, l’un a été écrit entièrement par des hommes, l’autre uniquement par des femmes. Mais dès 1980, Lio pose les bases de son personnage fier et rebelle, qui prend son destin en main et obtiens toujours ce qu’elle veut, pour paraphraser l’un des titres du disque. Elle est par exemple celle qui ridiculise son agresseur dans Speedy Gonzales –«Chaque fois que le minet fait mine/De passer la main sur ses fesses/Elle l’assomme en deux coups de tresses». Dans Sage comme une image, c’est encore plus clair: «Les petites filles modernes/Ne pleurent pas car elles savent/Elles n’attendent personne/Elles préfèrent jouer seules/Et apprendre à mener le jeu/Comme elles le veulent».
Même dans l’artificialité et l’atmosphère machiste des années 1980, Lio n’a jamais été une poupée préfabriquée, manipulée par une équipe de producteurs. C’est sans doute aussi pour cela que son personnage a autant détoné. Depuis, l’époque a, heureusement, changé. Mais pas Lio. Elle a évolué évidemment. Mais malgré les bourrasques et les tempêtes, Vanda Ribeiro de Vasconselos est toujours restée elle-même. Libre et indépendante.
