Avec Sangliers, la surdouée et singulière autrice française s’empare de la figure de l’influenceuse pour démonter le sexisme systémique des réseaux sociaux. Et offrir un grand album.
Il y aura probablement deux grandes catégories de lecteurs et lectrices qui se rueront sur le dernier et troisième album de Lisa Blumen; ceux qui y viendront par la bande dessinée alternative, pour ne surtout pas rater le dernier opus de l’autrice d’Avant l’oubli et d’Astra Nova, qui avaient complètement renouvelé le genre SF; et ceux, plus nombreux peut-être, qui seront attirés par sa thématique, qu’on n’attendait pas dans un roman graphique contemporain qui déborde d’intelligence: le monde des «influenceuses beauté», qui pullulent sur les réseaux sociaux et qu’il est de bon ton de moquer ou de détester malgré ou à cause de leurs millions de followers. Dans les deux cas, ils peuvent y aller les yeux fermés, avant de les ouvrir bien grands: Lisa Blumen n’en décevra aucun. Elle a créé avec Sangliers un formidable thriller psychologique au graphisme et à la narration très contemporains, autant qu’une plongée crue dans un monde beaucoup moins «gloss» qu’il n’y paraît, écrasé de solitude, et où une brutalité presque animale affleure. A l’image des sangliers, bêtes féroces et chimériques qui vont peu à peu envahir la raison de «Nina Makeup», littéralement victime de son succès, et inattendue héroïne de Lisa Blumen (lire par ailleurs).
«Il y a une telle haine envers les influenceuses, un tel refus d’empathie, que ça m’interroge.»
«Il y a quelques années, je me suis surprise à regarder des vidéos de maquillage, et à en regarder de plus en plus, avoue la strasbourgeoise de 30 ans. Une vraie boulimie, mais aussi la honte de les regarder! Ce n’était pas l’image que j’avais de moi, je voulais comprendre pourquoi ça me gênait. J’ai commencé à creuser et j’ai appris, notamment, que les influenceuses avaient besoin, bien plus que les influenceurs, de dévoiler leur quotidien et leur intimité. Que plus globalement, on revoyait se mettre en place des mécanismes qui ne sont pas que virtuels ou numériques: la dévalorisation des sujets féminins, les diktats de la beauté, la marchandisation des corps, le sexisme ordinaire… Il y a une telle haine envers les influenceuses, aussi de la part des intellectuels ou des « classistes », un tel refus d’empathie, que ça m’interroge. Je me suis rendu compte que le sujet était très politique. Que le problème, à nouveau, était le système.»
Sangliers ne se résume pas pour autant à la colère féministe qu’il contient et décortique; il est d’abord l’œuvre d’une formidable autrice et narratrice qui a mis ses cadrages (plein de «face cam»), ses couleurs («à l’esthétique clean girl plein de tons rosés») et ses habituelles manières de faire à la fois en danger et au diapason de son sujet.
Des manières de faire –aux feutres à alcool et cette fois dans une palette de couleurs où elle a remplacé le magenta par un pantone fluo– qui là aussi n’appartiennent qu’à Lisa Blumen, et qui expliquent sans doute l’impression de nouveauté et de fraîcheur, certes anxiogène, qu’exhalent ses «one shots»: «Si j’ai toujours aimé le dessin, et l’illustration, je n’ai vraiment découvert la bande dessinée qu’à 20 ans, avec des maisons indépendantes comme L’Association. Mes références sont plus dans la littérature ou le cinéma.» Reste à connaître sa pratique des réseaux sociaux après ce Sangliers qui vous en dégoûte encore un peu plus, et qu’auraient de fait probablement apprécié Alfred Hitchock et David Lynch: «Je n’ai plus vraiment envie de changer de réseaux. Peut-être juste d’arrêter.»
Sangliers
De Lisa Blumen. Editions L’Employé·e du moi, 208 pages.
La cote de Focus: 4,5/5
Nina est maquilleuse professionnelle, avide d’actrices et de comédiennes à maquiller, mais elle a bien plus de boulot et de sollicitations en tant que «Nina Makup», son profil créé sur les réseaux sociaux. Des réseaux et des vidéos à poster qui l’accaparent de plus en plus… avant, peut-être, de la broyer. Entre la pression que lui met son agent, les followers qui deviennent haters, les partenaires qui s’assoient sur la morale ou la déontologie, ce stalker qui la suit partout et de plus en plus près, et l’extrême solitude qui s’est installée dans son quotidien –thème récurrent des scénarios de Lisa Blumen– Nina perd pied. «Tout m’échappe. Pourtant, j’ai fait exactement tout ce qu’on m’a dit de faire. Je veux juste vivre de ma passion. Rendre les gens beaux, qu’ils s’aiment. Qu’ils m’aiment. Etre la meilleure version de moi-même. Pourquoi ça ne fonctionne pas? Pourquoi je me sens si vide?» La réponse de son agent sera aussi violente et brutale que les sangliers qui commencent à hanter l’imaginaire de Nina: «On te demande juste d’être jolie et divertissante.»
Avec Astra nova, on avait déjà dit ici tout le bien qu’il y a à penser, et surtout à lire, de Lisa Blumen, à la fois totalement singulière, et complètement dans son temps. Mais cette SF intimiste dans les tons sombres ne nous préparait en rien à ce thriller contemporain et psychologique qu’est Sangliers, soudain glossy, girly et plein de rose fluo! Une palette de couleurs imposée par son sujet, qui vire certes peu à peu au rouge sang, mais quand même aux antipodes de l’atmosphère pesante et la montée en tension que l’autrice impose dans ses 200 pages étouffantes, et souvent saisissantes. A nouveau, du grand (neuvième) art.