L’idée? Rassembler des lecteurs au même endroit pour que chacun se perde en groupe dans son propre livre. © Emilien Hofman

L’étonnant succès des clubs de lecture: «Ca agit comme un lubrifiant social» (reportage)

A rebours des clubs de lecture classiques, certains espaces offrent aux participants l’opportunité de lire ensemble et au même moment pour déconnecter et parfois même socialiser. Des écoles s’en inspirent pour initier les jeunes à la lecture en groupe.

Tout un microcosme un peu hors du temps, s’est installé quelque part au premier étage d’une brasserie en vogue à Liège, séparé du reste du monde par un escalier de bois en colimaçon. Côté déco, le nombre de lampes à lumière chaude concurrence celui de plantes vertes, tapis épais, peintures et bougeoirs. Côté public, une quarantaine de femmes venues par petits groupes noient dans la masse les deux seuls hommes. Tous investissent les tables de façon anarchique, deux amies pénètrent non sans excitation dans un petit boudoir avec cheminée et fauteuils douillets. A leurs bras, un livre ou une liseuse. Alors que les conversations vont bon train, la montée soudaine du niveau d’éclairage fait office de tournant. Angèle, animatrice à la longue chevelure bouclée, rappelle aux participants de museler leur cellulaire. Puis, simplement, laisse la magie opérer. L’expérience est saisissante. D’un coup, cette assemblée jusque-là très prolixe se mue dans un silence impérial. Il y a bien quelques chuchotements, des pieds de verre qui cognent une table, les bribes d’états d’âme d’une cliente installée au rez-de-chaussée. Mais c’est tout. Pendant 60 minutes, chacun se plonge dans son Dan Brown, son roman graphique ou son essai féministe. Le temps se fige. Rien ne bouge. Seules l’heure et les pages tournent.

L’idée d’un slow reading club belge est apparue dans la tête d’Eloïse Steyaert peu après la naissance de son premier enfant. «C’était devenu très compliqué pour moi de jongler avec mon statut de mère et mon job de prof de français», rejoue la Liégeoise, une demi-heure avant le début de la session de novembre en Cité ardente. «En 2018, j’ai fait un burnout… qui n’a heureusement pas duré longtemps. Peut-être parce que les quelques jours passés à errer dans ma ville m’ont suffi à mettre le doigt sur ce qui me manquait le plus: lire pour le plaisir.» Un article sur un cercle de lecture néo-zélandais déniché dans un magazine feel good typique des espaces de bien-être achève de la convaincre: Eloïse est prête à créer son club de lecture en mode slow.

L’idée est simple et consiste à rassembler plusieurs lecteurs au même moment au même endroit pour que chacun se perde en groupe dans son propre ouvrage. «J’ai créé une page sur les réseaux sociaux où j’ai expliqué mon parcours puis lancé une invitation pour lire une heure dans une librairie de voyage du centre-ville. Ce n’était pas bien grave si je me retrouvais seule», sourit la quadragénaire, qui voit ce jour-là débarquer une quinzaine de curieux. «Il y a eu comme une forme de résonance: ces gens étaient dans le même état d’esprit et raisonnement que moi, en recherche de ralentissement… Le concept les a interpellés

Installées côte à côte sous une fenêtre et face à deux cocktails colorés, Sophie et Véronique sont des «lectrices lentes» depuis plusieurs années déjà. La première fois, en route vers le lieu de rencontre, elles se sont demandé ce qu’elles allaient bien pouvoir faire «au milieu de tous ces individus pendant une heure», mais elles ont directement adhéré. «Le silence est toujours respecté», célèbre Véronique, prise par le roman d’un auteur verviétois. «On apprécie aussi l’absence de consigne et la liberté de lire ce que l’on veut sans la pression de devoir faire une dissertation comme dans un club classique», abonde Véronique, dont la liseuse reflète une histoire d’amour. Momentanément coupées du téléphone, du signal du lave-vaisselle à débarrasser et de toute autre obligation de la vie quotidienne, les deux amies considèrent ces sorties comme des retrouvailles axées sur le repos et la découverte de lieux originaux.

Le Slow Reading Club est en effet itinérant. «J’ai beaucoup voyagé dans ma vie, donc je voulais maintenir la possibilité de s’évader près de chez soi, détaille Eloïse Steyaert. Chaque espace doit être plus ou moins fermé ou cosy, avec une atmosphère sonore qui permet la concentration. C’est encore mieux si l’endroit est insolite: à la bibliothèque du Séminaire de Liège, on avait l’impression d’être dans Harry Potter

Prendre distance, contrer l’isolement

Selon une étude menée par l’université britannique de Sussex il y a plusieurs années, six minutes de lecture quotidiennes contribueraient à diminuer le stress de près de 70%. Lisa Joseph reconnaît qu’elle a encore du mal à se fixer des moments pour ralentir –la fameuse addiction au téléphone–, mais cette ancienne assistance sociale se soigne. Elle et les autres. Reconvertie en bibliothérapeute, la Namuroise organise notamment des ateliers articulés autour des bienfaits du livre, mais aussi d’autres moments de lecture commune et silencieuse. «Il y a quelque chose de fort, presque militant, dans l’acte de dégager du temps puis de se déplacer uniquement pour lire. Dans cette société qui va aussi vite, où l’on est autant sollicité, où l’on doit constamment être productif, c’est une belle façon de prendre de la distance.»

Et de se faire plaisir en s’immergeant dans un univers agréable. La librairie carolo Livre ou Verre répond parfaitement à ce besoin avec ses hauts murs intégralement recouverts de bibliothèques en bois bourrées de livres et de bandes dessinées. Ici, les classifications sont variées et les prix honnêtes, puisque tout est en seconde main. «L’idée de départ est de désacraliser le livre en permettant aux gens de s’en emparer, de s’en imprégner en le feuilletant le temps d’un café et de voir s’il leur plaît vraiment, sans aucune obligation d’achat», détaille la gérante Blandine Grandchamps. A l’occasion d’événements organisés ou de manière impromptue, la libraire voit régulièrement familles, amis et autres flâneurs solos bouquiner religieusement, simplement par plaisir de se faire une petite bulle au milieu d’un joyeux bordel.

6 minutes

de lecture quotidiennes contribueraient à diminuer le stress de près de 70%.

«La société actuelle manque de rituels et de spirituel, commente la bibliothérapeute Lisa Joseph. Longtemps, les retrouvailles dominicales à l’église ont offert à une partie de la population des moments de rassemblement majoritairement silencieux autour du déchiffrage d’un texte, mais vu le déclin de la religion catholique, on manque d’endroits pour se retrouver, « communier », « faire ensemble »

Se sentir entouré sans avoir l’obligation de parler fait beaucoup de bien.

La soigneuse littéraire croit également aux connexions que la lecture en groupe peut offrir à ceux dont les cercles sociaux sont restreints et qui ont du mal à supporter l’isolement. «Ces ateliers de lecture en groupe répondent à un réel enjeu de présence silencieuse», reprend la Namuroise. «S’il est très fréquent pour un couple ou des colocataires de partager des moments sans spécialement échanger, ça l’est beaucoup moins pour ceux qui vivent seuls. Et s’ils invitent un.e ami.e, ils auront plus facilement le réflexe de papoter que celui de s’installer dans le divan pour lire un bouquin…» Se sentir entouré sans avoir l’obligation de parler fait donc du bien. L’échange avec d’autres passionnés de lecture intervient finalement dans un second temps, comme un bonus.

Ce mercredi soir à Liège, deux participants du Slow Reading Club parasitent légèrement la douceur ambiante en se rendant aux toilettes. Sans toutefois perturber l’assistance. Les plus absorbés par leur récit poursuivent leur lecture, les plus curieux relèvent la tête et en profitent pour laisser leur esprit s’évader. «L’idée n’est pas de bûcher comme on travaille un syllabus, tempère Eloïse Steyaert. On peut tout à fait s’octroyer une pause, se laisser flotter grâce à ce que l’on est en train de lire. C’est de la pleine conscience par les cinq sens. Je ressens aussi une énergie partagée dans le silence, une connexion sans avoir besoin d’en parler.»

Le temps d’une heure, c’est donc l’occasion d’entrer en contact avec ses semblables autrement que par la discussion. Même si elle n’est jamais très loin. Aux alentours de 19h30, Angèle, l’animatrice, invite les participants à mettre matériellement fin à leur lecture en sortant leur marque-page. Comme sorti d’une séance de méditation, le public se réveille lentement, s’autorise quelques étirements. A la première personne debout, toutes les conversations reprennent néanmoins de plus belle. Grande habituée du club, Aurélie profite toujours de ce moment pour déambuler entre les tables et «repérer les livres déposés par les autres, m’en inspirer, demander conseil.» «La lecture agit comme un lubrifiant social, théorise Eloïse Steyaert. C’est un point de départ idéal pour parler de soi ou découvrir l’autre. Je trouve même parfois plus pertinent, pour faire connaissance avec quelqu’un, de lui demander ce qu’il lit plutôt que ce qu’il fait comme métier.»

Quart d’heure scolaire

L’originalité de la sonnerie –trois longs temps façon O de SOS– ne surprend plus les quelque 500 élèves, professeurs et employés de l’institut Saint-Michel de Neufchâteau. Logique quand on a pris l’habitude de l’associer, à chaque première heure de l’après-midi, à ce moment consacré à la lecture en groupe. Ce lundi, à l’ombre du squelette Oscar et de l’inévitable tableau de Mendeleïev du laboratoire de biologie, une classe d’étudiants de 5e secondaire se partage entre des œuvres de John Steinbeck, Barbara Abel et Armel Job. Réputé à travers la Wallonie pour son palmarès au Rhéto Trophée, l’établissement niché sur un pic rocheux de la petite cité luxembourgeoise se démarque désormais aussi grâce à ce quart d’heure littéraire plutôt rarissime. Côté consignes, romans, mangas et BD sont autorisés, qu’ils soient déclinés matériellement ou sur liseuse, mais pas les manuels de maths ni le guide du permis de conduire. «On encourage la fiction pour permettre l’évasion de l’esprit», souligne la directrice Catherine Saudmont, les mains posées sur la très large table en bois de son bureau.

«Nous pensons aussi que laisser le choix de l’ouvrage aux jeunes fait office d’incitant, peu importe si certains en profitent pour avancer dans leur lecture imposée au cours de français.» L’école chestrolaise a choisi d’établir cette phase de lecture directement après le temps de midi, moment où la concentration est unanimement reconnue en baisse, pour offrir un répit qui fait du bien avant d’attaquer l’après-midi. Et pour éviter de rogner sur la récréation ou le premier cours d’après-dîner, chaque période de la journée a été rabotée de deux minutes, histoire qu’un petit quart d’heure affranchi soit toujours exploitable, de 13h17 à 13h31 précises.

Livre ou Verre, à Charleroi, désacralise le livre pour s’en emparer le temps d’un café sans aucune obligation d’achat.

Difficile d’imaginer que le célèbre poncif selon lequel les jeunes liraient de moins en moins n’ait pas servi d’élément déclencheur au projet. Au départ, c’est pourtant dans le but d’améliorer la maîtrise du français que l’institut s’est lancé dans l’aventure. Il s’est alors adjoint les services de l’association française Silence on lit (SOL), qui a accompagné deux autres établissements belges dans la promotion de la lecture. Le but était de faire coller l’initiative à l’ADN de l’école tout en séduisant un maximum le personnel et les élèves, notamment par l’accompagnement du public non lecteur dans ses choix littéraires. «Notre objectif est de faire comprendre aux jeunes que la lecture n’est pas qu’une matière scolaire: elle peut devenir un plaisir qui les accompagne toute la vie, estime l’un des cofondateurs de SOL, Olivier Delahaye. Des études scientifiques ont prouvé que le livre peut enrichir à tout point de vue. Il participe au développement cérébral, émotionnel et culturel, il renforce la maîtrise de soi, la concentration, etc.» Deux ans après l’instauration du temps de lecture quotidien, Catherine Saudmont admet qu’il est difficile de mesurer son effet sur l’amélioration éventuelle du niveau de français. «En revanche, le calme de la sixième heure en classe a quelque chose de magique. Certains confient aussi leur apaisement, leur bien-être, sourit la directrice. Et puis, ce projet renforce le sentiment d’appartenance à l’école et crée des échanges entre élèves, entre profs et élèves, etc. La lecture peut devenir un sujet de conversation comme le foot ou le cinéma.»

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