Rongé par les délations et des dossiers judiciaires, le Port autonome de Liège est empêtré dans un climat hostile. De nombreux travailleurs dénoncent le laxisme de la direction, ce dont elle se défend.
Dix heures, le 6 juin, au 14 quai de Maastricht. Le Vif a rendez-vous au siège administratif du Port autonome de Liège (PAL) avec son directeur général ad interim, Yves Demeffe. Au menu: l’avenir des ports wallons et le climat délétère dans cette structure de 30 travailleurs, répartis entre personnel administratif et ouvrier, sur l’île Monsin, située entre la Meuse et le canal Albert. Au moment d’aborder le deuxième point, Yves Demeffe glisse une feuille avec des noms. «Voici la liste du personnel, là où il y a des flèches entourées d’un cercle, ce sont les personnes qui vous donnent des informations, commente-t-il aux côtés d’un juriste. On le sait en interne et au cabinet du ministre, ils passent leur temps à écrire pour essayer de me dézinguer.» Une telle entrée en matière interroge: chasse aux sorcières ou tentative de reprendre la main?
La scène résume la guerre des clans qui ronge le PAL depuis des années, toujours vive sous la direction actuelle. Un an après une première enquête du Vif, un tiers des travailleurs dénoncent une gestion sans vision et impassible face à des comportements problématiques: menaces de mort, harcèlement, délation, absentéisme, alcoolisme, règlement de travail toujours inexistant… En 2023, une analyse des risques psychosociaux menée par Cohezio, un service externe de prévention et de protection au travail, avait attribué la note médiocre de 4,9/10 à la gestion passée, conduite jusqu’alors par Emile-Louis Bertrand. L’année suivante, un audit de KPMG avait pointé des problèmes dans l’organisation du travail à Monsin.
Depuis lors, peu d’améliorations tangibles. «On a établi des fiches de travail et j’ai présenté un plan d’action, affirme Yves Demeffe. Celui-ci consistait à renouer les contacts entre les services administratifs et à restaurer une ambiance de travail, en réorganisant des repas d’entreprise. Je pense que parmi le personnel administratif, les gens se plaisent au boulot. Un règlement de travail est en cours d’élaboration en bonne entente avec les syndicats et sera présenté tout prochainement.» Il n’y aurait toutefois plus de comité de concertation de base depuis plus de six mois. Et à Monsin, la tension reste vive. Le superviseur chargé d’y remettre de l’ordre se heurterait à une direction inerte. «La confiance avec cette personne est rompue, commente Yves Demeffe. Plutôt que d’apaiser les choses, elle a remis de l’huile sur le feu.» D’autres estiment, au contraire, qu’il est impossible de régler les problèmes sans entendre les alertes du superviseur, qui a porté plainte pour harcèlement, faute de travail fourni par la direction entre fin mars 2023 et le 31 décembre dernier.
«On sort de dizaines d’années de despotisme sous Emile-Louis Bertrand. Yves Demeffe, lui, enterre certaines affaires.»
«Une véritable omerta»
Le PAL est un panier de crabes, où les accusations –souvent sans preuves– fusent de toute part. «Cela fait des années que ça dure, soupire un membre du conseil d’administration, composé d’élus liégeois et de représentants de la Région. Alors, une lassitude s’installe.» La direction penche-t-elle pour un camp? «Moi, je traite tout le monde sur un pied d’égalité», prétend Yves Demeffe, juste après avoir pointé «cinq meneurs qui veulent faire la loi et qui ne veulent pas travailler», sur la base des allégations de quelques-uns. «C’est tout le contraire!, s’indigne-t-on dans les rangs du Port. La direction protège les éléments les plus problématiques et musèle ceux qui veulent respecter les règles.» Selon ce travailleur, craignant d’être étiqueté dans le camp des frondeurs, «il règne une véritable omerta, et le conseil d’administration n’agit pas. On sort de dizaines d’années de despotisme sous la direction d’Emile-Louis Bertrand. Yves Demeffe, lui, enterre certaines affaires.»
Au-delà des allégations, quels sont les faits? Depuis plus d’un an, le parquet de Liège instruit un dossier de corruption visant l’ancien directeur général. Ce dernier est suspecté d’avoir attribué, pendant des années, des redevances anormalement basses à un concessionnaire du port. Le dossier étant toujours au cours, aucune information supplémentaire ne filtre de la part du parquet. «Le conseil d’administration en a été informé et a décidé à l’unanimité de se constituer partie civile afin de défendre ses intérêts», indiquaient l’année dernière Yves Demeffe et Willy Demeyer, président du CA et bourgmestre de Liège (PS). Pour ce dossier, on ne peut donc conclure que la direction soit passive.
En revanche, sa ligne de conduite sur deux autres dossiers soulève des questions. En novembre, comme le confirme la Cour d’appel de Liège, un ouvrier du port a été condamné à six mois de prison avec sursis et 1.600 euros d’amende pour avoir entreposé, à Monsin, une douzaine d’armes. Son comportement est, encore aujourd’hui, qualifié «d’instable» par bon nombre de ses collègues: agressivité, travail en état d’ébriété, consommation de drogue… Il viendrait aussi travailler avec son fils d’une quinzaine d’années au Port, sans aucun statut légal. Certains assurent par ailleurs avoir identifié l’ouvrier dans un récent documentaire de la RTBF, où il se présente en tant qu’ami de Nordine Amrani, l’auteur de la tuerie de Liège en 2011.
Passivité?
Face à la découverte des armes, pourquoi la direction du PAL ne s’est-elle pas constituée partie civile? «C’étaient de vieilles armes de chasse, ce qui n’excuse rien, répond Yves Demeffe. Nous en avions parlé au CA et le président, très soucieux de son image et de celle du port, avait suggéré qu’on attende un retour de la justice.» Pourtant, plus de six mois après, CA et direction semblaient ignorer le jugement, jusqu’à ce que Le Vif les en informe. De même, pourquoi ne pas prendre des dispositions concernant les assuétudes persistantes de l’ouvrier concerné? «Qui vous a dit ça?, rétorque Yves Demeffe. Dans la bande des autres, il y en a un qui boit aussi, mais ça, vous ne le savez pas. Si j’ai la confirmation qu’un ouvrier boit ou se drogue, je serai obligé de le licencier. Mais je ne vais pas le faire parce que cinq personnes me disent qu’il est au café tous les jours.»
En parallèle, une information judiciaire pour prise illégale d’intérêts cible le responsable des ouvriers à Monsin. Il est soupçonné d’avoir utilisé les ressources du port pour des travaux privés (une barrière métallique, notamment). Dans le dossier figurerait aussi une tentative d’extorsion à l’égard d’une entreprise, à qui il aurait demandé –et obtenu– du matériel pour son usage propre, parmi une liste de produits destinés au PAL. «Le responsable des ouvriers affectés au site de Monsin n’attribue pas de marché», avait clarifié la direction l’année dernière. Mais il continuerait aujourd’hui à démarcher des entreprises de son choix pour obtenir des remises d’offres. «Cette personne a été convoquée au CA et sait qu’elle doit se tenir à carreau, commente Yves Demeffe. Si j’apprenais demain que ça recommence et si cela se vérifie, je la mets dehors sur-le-champ.» A ce jour, des ouvriers rapportent qu’il continuerait à subtiliser du matériel. «Sans preuves, je ne peux rien faire», soupire Yves Demeffe. L’information judiciaire, elle, suit son cours.
Visite imminente du ministre
Le ministre de tutelle, François Desquesnes (Les Engagés), confirme avoir connaissance de certains faits. «En avril, mon commissaire du gouvernement wallon a sollicité la direction pour refaire le point. C’est prévu au conseil d’administration de ce mois de juin. En revanche, il y a des éléments plus récents que vous m’apprenez, et qui m’imposent de demander à bref délai des explications à la direction. Je sais qu’il existe une tension et que la séparation physique des sites du Port n’aide pas. C’est pourquoi j’ai demandé, lors de ma prochaine visite au PAL, de pouvoir me rendre sur les deux sites.» De nombreux travailleurs font part, quant à eux, de leur souhait de rencontrer les membres du CA, voire le ministre, afin d’exprimer leur version des faits, plutôt que celle, unilatérale, de la direction.
Auditeur à la Cour des comptes, Yves Demeffe fut désigné au PAL pour remettre de l’ordre dans les finances. Mais il ne disposait pas d’expérience en management. Après deux ans d’intérim, sa succession approche. «Nous avons lancé une première salve d’ouverture de postes de fonctionnaires mandataires, renseigne François Desquesnes. Dès qu’elle sera terminée, il y en aura une deuxième, dont fera certainement partie le PAL.» Celle-ci doit aboutir dans le courant de l’année.