La réforme des allocations de chômage conduira un tiers des exclus vers l’emploi et un autre tiers vers les CPAS, entend-on souvent. Le dernier tiers, lui, sera voué à «disparaître des radars». Une formule pudique, qui semble ne pas reposer sur grand-chose.
L’idée a désormais fait son chemin et la réforme des allocations de chômage s’apprête à entrer en vigueur, au début de l’année 2026. Les chiffres du gouvernement fédéral, du ministre de l’Emploi David Clarinval (MR), sont connus: les exclusions se dérouleront par vagues successives, pour s’élever grosso modo à 180.000 exclus du chômage en bout de course.
Que deviendront ces personnes? La finalité de la réforme consiste bien entendu à diriger un maximum de ces exclus du chômage vers le marché du travail, avec cette boussole d’un taux d’emploi à 80% qui guide les gouvernements des différents niveaux de pouvoir.
Dans les prises de parole politiques, bon nombre de commentaires et autres articles de presse, une répartition en trois tiers est régulièrement évoquée. Ainsi, selon les prévisions, un tiers environ des exclus se dirigerait vers l’emploi, un tiers s’adresserait à son CPAS, tandis que le dernier tiers… «disparaîtrait des radars». Cette formule, telle une petite musique, s’est progressivement imposée, sans qu’il soit évident de déterminer exactement ce qu’elle recouvre.
Disparaître des radars, cela implique que la personne n’a pas d’emploi, n’a plus d’allocations de chômage et n’a pas recours à l’aide du CPAS, parce qu’elle n’y a pas droit ou qu’elle n’en fait tout simplement pas la demande –il s’agit d’un non-recours au droit. Typiquement, il peut s’agir de jeunes vivant toujours chez leurs parents ou de personnes qui cohabitent avec une personne touchant un revenu «trop élevé» pour pouvoir accéder au revenu d’intégration sociale.
On croise d’autres profils, dans les différentes déclarations sur le sujet. Ainsi, les «disparus des radars» seraient notamment ceux qui sont actifs, mais dans l’économie informelle comme le travail au noir, ou tableraient sur la solidarité familiale, risqueraient de tomber dans la précarité ou, à l’inverse, ne solliciteraient pas le CPAS parce qu’ils ont suffisamment de moyens.
«Personnellement, je n’aime pas tellement cette formulation, commente le ministre wallon de l’Emploi, Pierre-Yves Jeholet (MR). Le but de la réforme n’est certainement pas de faire disparaître des gens des radars, ce qui est une manière négative de présenter les choses. Nous voulons que les gens se dirigent vers l’emploi, ou qu’ils trouvent le chemin qui les mènera vers l’emploi. Il s’agit aussi de responsabiliser les personnes», y compris celles qui n’auront pas accès au revenu d’intégration sociale, sans pour autant «passer sous les radars» avec le côté péjoratif qui en découle.
Une vieille étude
A vrai dire, pour l’économiste Philippe Defeyt, ancien président (Ecolo) du CPAS de Namur, «on se plante complètement quand on parle d’un tiers de gens qui disparaissent des radars. C’est une proportion qui ne repose sur rien et qui ne correspond pas à la réalité. En fait, on interprète des résultats issus d’une étude réalisée par l’Onem en 2017 et que pas grand-monde n’a relue, manifestement.»
De fait, l’Onem avait alors publié une série de données sur l’impact de la limitation du droit aux allocations d’insertion, pour les personnes en fin de droit. On parlait déjà d’exclus du chômage. Il s’agissait alors d’une mesure prise par le gouvernement Di Rupo. L’Onem établissait dans son étude la position socioéconomique des personnes six mois après leur exclusion.
En réalité, 30,7% des personnes avaient effectué une sortie vers l’emploi, 21,9% avaient recours au revenu d’intégration, 6,7% étaient en maladie, 0,2% avaient un autre statut à l’Onem et 0,1% étaient décédées.
Pour le reste, les fameux «disparus des radars» étaient 40,4%, dont 38% de demandeurs d’emploi sans allocations et 2,4% de non-demandeurs d’emploi sans allocations. «Il faut arrêter de dire qu’ils ont disparu des radars, puisque la grande majorité étaient inscrits comme demandeurs d’emploi libres dans leur organisme respectif, le Forem, le VDAB ou Actiris», commente Philippe Defeyt.
Par ailleurs, toute extrapolation faite à partir d’une étude portant sur la sortie des allocations d’insertion est hasardeuse, souligne-t-il encore. «Moins de 2% des chômeurs concernés avaient plus de 50 ans à l’époque, aujourd’hui ils sont 45%. Pourquoi projeter des comportements sur des catégories d’âge qui ne correspondent pas du tout, entre les deux réformes?», s’interroge-t-il.
«Pure spéculation», lâche également Luc Vandormael (PS), qui était jusqu’il y a peu le président de la Fédération des CPAS de Wallonie (il est encore vice-président). «Vraiment, il faut prendre cette histoire des trois tiers avec d’énormes pincettes», insiste-t-il.
«Permettez-moi déjà d’émettre des doutes sur l’objectif d’un tiers de remise à l’emploi. Près de 50% sont qualifiées par le Forem de très éloignés de l’emploi. Je ne pense pas que tout à coup, grâce à un électrochoc, les personnes au chômage depuis longtemps vont toutes reprendre le chemin de l’emploi», poursuit le socialiste qui craint les conséquences pour les CPAS, malgré les aides apportées par le fédéral.
Des cohabitants, en grande partie
Quant au troisième tiers hypothétique, celui qui passerait sous les radars, «il s’agit en grande partie de cohabitants, qui sont majoritairement des cohabitantes d’ailleurs». En bref, rappelle Luc Vandormael, «le régime du chômage est différent de celui du revenu d’intégration sociale. Le CPAS prend en considération les revenus du ménage. Il suffit qu’une personne touche un revenu supérieur au taux fixé pour le revenu d’intégration et le cohabitant n’y a pas droit», ce qui risque souvent de se matérialiser par une perte nette pour les personnes concernées.
Les projections établies sur base de l’étude de l’Onem sont d’autant plus hasardeuses, selon Luc Vandormael, que la proportion de cohabitants n’est pas la même parmi les personnes concernées par la réforme actuelle. «Il faut aussi garder à l’esprit une catégorie importante: les personnes se tourneront vers l’Inami, c’est-à-dire vers un statut lié à la maladie ou à l’invalidité», considère-t-il encore.
Fin 2024, Dulbea, le département d’économie appliquée de l’ULB, réalisait également une étude sur le sujet. Pour le coup, elle se répartissait plutôt en trois tiers. Les chercheurs ont mis au point un simulateur comprenant 89.112 individus concernés, âgés de 18 à 55 ans et au chômage depuis plus de deux ans. Selon les projections, quelque 30.122 deviendraient bénéficiaires du revenu d’intégration sociale, 25.433 trouveraient un emploi et 33.557 glisseraient vers des indemnités d’invalidité ou d’incapacité de travail. Il ne s’agit pas non plus de «disparaître des radars», bien au contraire.