En transformant l’Etat-providence en Etat contrôleur, les gouvernements démocratiques accroissent le ressentiment qui fait le lit de la droite radicale, avertit le rapporteur de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté Olivier De Schutter.
En conclusion de son rapport «Le populime d’extrême droite et l’avenir de la protection sociale» présenté le 22 octobre à l’Assemblée générale des Nations unies, le rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, le Belge Olivier De Schutter, avance que «les partis traditionnels ont créé un terrain fertile pour la montée du populisme d’extrême droite en remodelant l’Etat-providence, en véhiculant l’idée que la protection sociale devait bénéficier aux « pauvres méritants » et aux natifs d’abord, (…) et en présentant la protection sociale comme une charge grevant les budgets publics, alors qu’elle est en réalité un investissement dans l’avenir, qui peut s’avérer très rentable». A l’heure où de nombreux gouvernements font de la réduction du déficit budgétaire la priorité de leur action et que des forces politiques de droite radicale se rapprochent du pouvoir quand elles ne l’exercent pas déjà, la question de la lutte contre la pauvreté, de plus en plus dévoyée en lutte contre les pauvres, est particulièrement cruciale. Olivier De Schutter en dessine les enjeux.
Décrivant l’évolution récente de la protection sociale dans le monde, vous évoquez «un système dans lequel les populations vulnérables sont surveillées et traitées comme des éléments à “corriger” et non à aider». Comment cette tendance se traduit-elle?
Cette évolution remonte à la fin des années 1990, lorsque le président Bill Clinton a réformé l’assistance sociale aux Etats-Unis et que le Premier ministre Tony Blair, au nom du New Labour, a renforcé les exigences d’activation des prestations sociales au Royaume-Uni, suivi en cela par le chancelier Gerhard Schröder au début des années 2000 en Allemagne. A l’époque, l’idée était de réinventer l’Etat-providence pour éviter que des personnes développent une dépendance à long terme à l’égard des allocations de chômage ou de l’aide sociale. Il fallait les inciter à rejoindre le marché du travail. La tendance date d’il y a plus de 25 ans. Dans ce cadre, on a renforcé les conditionnalités attachées aux allocations de chômage et on a de plus en plus subordonné l’octroi de l’assistance sociale à des obligations. En France, la récente réforme du RSA (revenu de solidarité active), attaquée en justice par onze associations, impose quinze heures d’activités hebdomadaires au minimum pour pouvoir en bénéficier.
La deuxième traduction de cette évolution réside dans l’utilisation d’algorithmes pour identifier les potentielles fraudes sociales. Le rapport revient sur plusieurs scandales qui ont eu lieu en Australie, au Royaume-Uni et en France, avec la Caisse d’allocations familiales, autour de l’utilisation de l’algorithme. Pour identifier les allocataires sur lesquels enquêter, ces algorithmes se basent sur l’idée que les personnes les plus en demande d’aide sociale sont les plus suspectes d’en abuser, les familles monoparentales, les personnes en situation de handicap, celles qui changent fréquemment de domicile ou celles qui sont tombées plusieurs fois dans la pauvreté avant d’en sortir provisoirement.
Enfin, troisième illustration: le rôle des assistants sociaux et assistantes sociales. De plus en plus, ils sont perçus non pas comme soutenant les démarches des familles qui cherchent à obtenir des aides, mais comme intervenant de manière paternaliste sur la façon dont les personnes aidées doivent gérer leur budget et rechercher un emploi. Ce malaise dans le monde des assistants sociaux, j’ai pu l’observer très clairement en Belgique sur la base d’une étude réalisée avec une association. Il était frappant de constater la méfiance qui s’installait entre eux et les familles qu’ils devaient soutenir. Ils vivent assez mal cette transformation de leur rôle, puisqu’ils sont formés pour soutenir et que, de plus en plus, ils sont là pour contrôler. Du coup, les demandeurs d’aide se sentent traités comme de potentiels fraudeurs. Cela peut déboucher sur le non-recours aux droits à la protection sociale et sur une méfiance accrue à l’égard des institutions de l’Etat-providence.
Cette situation peut-elle aller jusqu’à mettre à mal le tissu social?
Quand on donne la parole aux allocataires sociaux, on se rend compte qu’ils ont l’impression d’être traités avec méfiance. Ils ont honte, sont stigmatisés et vivent mal cette situation. C’est déjà assez dur de ne pas avoir de travail, mais quand, en plus, on vous reproche de ne pas faire assez d’efforts, c’est pire. Le discours politique qui culpabilise les personnes en pauvreté polarise et conduit celles qui ne dépendent pas de la protection sociale à voir les autres comme profitant du système. Même parmi les personnes en pauvreté, il existe ce souci de se distinguer des «mauvais pauvres». J’ai entendu beaucoup de personnes vivant dans des conditions très précaires dire: «Nous, on est honnêtes, mais je connais des « cassos » qui abusent du système et qui sont dans leur canapé.» C’est l’une des sources majeures de la montée du vote pour des partis de droite radicale populiste. Ces personnes ont le sentiment d’être menacées dans une situation où l’insécurité sociale est de plus en plus grande et se tournent vers des partis qui vont protéger les «bons pauvres» et sanctionner les «mauvais pauvres».
D’autres éléments établissent-ils un lien entre l’affaiblissement de la protection sociale et la montée de l’extrême droite?
Un aspect important de ce débat réside dans l’attitude face aux migrants. Tant qu’on décrit la protection sociale comme une faveur accordée à des personnes qui ne s’en sortent pas mais qui coûtent cher à la société et pèsent sur les finances publiques, les étrangers qui «profitent» du système sont vus comme entrant en concurrence avec les nationaux et abusant d’un système généreux. Ce discours alimente le sentiment xénophobe, qui se fonde sur des différences culturelles entre «eux» et «nous». Même si la montée de la haine de l’autre a aussi des racines structurelles, parfois manipulées par des politiciens irresponsables, la perception de la protection sociale comme un fardeau difficile à assumer renforce l’attractivité de ce discours xénophobe.
Les populistes d’extrême droite prétendent parler au nom des «gens ordinaires». Mais vous expliquez que souvent, une fois arrivés au pouvoir, leurs actions contredisent cette profession de foi…
On peut observer deux types d’attitude. Il y a la version dont Javier Milei (NDLR: le pouvoir du président argentin a été conforté par la première place de son parti aux élections législatives de mi-mandat le 26 octobre avec plus de 40% des voix) donne l’exemple en Argentine: il démantèle l’Etat social, coupe à la tronçonneuse dans les services publics et dans la protection sociale au nom d’un néolibéralisme décomplexé. Et puis, il y a la version du welfare chauvinism, le «social-chauvinisme», où l’on ne démantèle pas la protection sociale, mais où on la réserve aux méritants, aux gens du territoire, aux nationaux plutôt qu’aux étrangers… Ces dirigeants se présentent à l’électorat comme protégeant celles et ceux qui «méritent» d’être aidés, tout en évitant que d’autres ne leur fassent concurrence. C’est davantage le modèle de Donald Trump aux Etats-Unis, de Nigel Farage au Royaume-Uni ou du Rassemblement national en France.

Vous plaidez pour un retour à l’universalité de la protection sociale, mais vous parlez d’un «universalisme ciblé». Qu’entendez-vous par là?
Le droit à la sécurité sociale est reconnu en droit international. En principe, il doit bénéficier à toutes les personnes présentes sur le territoire, y compris celles qui ne disposent pas d’un droit de séjour. Mais ce droit à la sécurité sociale ne s’étend pas à tous les régimes dits contributifs: allocations de chômage, pensions de vieillesse, soins de santé non urgents, etc. Bref, la protection sociale ne bénéficie pas à tous de la même manière. En revanche, tout le monde doit être protégé contre l’extrême pauvreté, grâce notamment à l’aide sociale.
Cela, c’est la réponse juridique. Le débat politique est plus intéressant: est-il préférable d’aider tout le monde, ce qui suscite un très fort consensus politique, ou de réserver l’aide aux personnes en pauvreté, ce qui n’est pas très populaire? La bonne approche, me semble-t-il, est ce que j’appelle «l’universalisme ciblé»: les protections doivent bénéficier à tout le monde, mais certains, précarisés, méritent qu’on les aide davantage. Par exemple, l’accès à l’enseignement primaire et secondaire ou aux soins de santé doit être universel, mais d’autres aides, comme le revenu d’intégration sociale, peuvent être réservées à ceux qui en ont réellement besoin. Le bon système est sans doute un équilibre entre universalité et ciblage.
L’heure est aux politiques d’austérité dans plusieurs pays. Comment combiner réduction des déficits budgétaires et préservation de la protection sociale?
Les inégalités de patrimoine ont augmenté beaucoup plus vite que les inégalités de revenus au fil des années. Cela explique que le débat sur la taxation des patrimoines et de l’héritage soit relancé. Ces inégalités deviennent de moins en moins justifiables, d’autant que les fortes concentrations de richesse favorisent la spéculation et nuisent à la stabilité économique. C’est une des réponses à la question de la viabilité financière de la protection sociale.
Un autre argument, plus important encore, est que la protection sociale est un investissement, même si, du point de vue comptable, elle apparaît comme un coût. De nombreuses études montrent que le retour sur investissement de la lutte contre la pauvreté peut être très élevé. Pour un euro investi dans la réduction de la pauvreté infantile, le retour se chiffre entre sept et douze euros selon les études. Un enfant mieux nourri, mieux logé, mieux soigné apprendra davantage à l’école, fera des études plus longues, sera plus productif dans sa vie d’adulte, contribuera aux cotisations sociales et paiera des impôts. Ce retour sur investissement ne se manifeste toutefois qu’au bout de huit à douze ans. La logique comptable actuelle, dans un contexte de discipline budgétaire, ne prend pas en compte ce caractère d’investissement social de la protection sociale. Je sais gré à Frank Vandenbroucke (NDLR: ministre de la Santé et des Affaires sociales du gouvernement de Bart De Wever) d’avoir popularisé cette notion lorsqu’il était académique. Elle traduit bien cette réalité.
Est-ce aussi un rempart contre le populisme, parce que plus les inégalités sont marquées, plus le ressentiment de la population est grand?
C’est paradoxal, car toutes les grandes figures de l’extrême droite, Donald Trump, Nigel Farage, Marine Le Pen, Geert Wilders, sont des élites. Elles ne sont pas issues des classes populaires, mais parviennent à se présenter comme les défenseuses des «petites gens» contre les élites. Il y a aussi une dimension territoriale: ce sont souvent des élites urbaines dénoncées comme indifférentes aux intérêts des habitants des zones rurales et des périphéries. Ces inégalités territoriales sont très fortes dans des pays comme l’Allemagne ou la France. C’est pour cela que l’Alternative pour l’Allemagne réalise de bons scores dans les régions de l’ex-Allemagne de l’Est ou dans les zones rurales déshéritées. Ces inégalités nourrissent la frustration et permettent aux partis de droite radicale de dénoncer une prétendue indifférence des élites envers les classes populaires. C’est un discours démagogique mais efficace, d’autant plus que les élites sont surreprésentées dans les systèmes politiques. En France, le débat sur la «parité sociale», comme la parité de genre, illustre cette préoccupation: plusieurs propositions visent à mieux représenter les ouvriers et les classes populaires dans la vie politique.
«Pour un euro investi dans la réduction de la pauvreté infantile, le retour se chiffre entre sept et douze euros.»
«L’extrême droite est composée d’élites qui se présentent comme les défenseuses des “petites gens” contre les élites.»