Protester
Manifestation à Bruxelles, le 7 septembre, pour dénoncer l’action d’Israël dans la bande de Gaza.

Pourquoi protester sert encore à quelque chose

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Que ce soit pour la Palestine, le pouvoir d’achat ou l’âge de la pension, les mouvements de protestation ont rarement un effet immédiat. Et à l’avenir?

Protester est-il efficace? Le 7 septembre, entre 70.000 et 120.000 personnes défilaient dans les rues de Bruxelles pour exiger du gouvernement qu’il reconnaisse la Palestine et sanctionne Israël pour sa façon de mener la guerre à Gaza. Le 10 septembre, en France, une partie de la population, excédée, manifestait son opposition aux mesures d’austérité annoncées, à travers le mouvement «Bloquons tout». Or, interrogés lors d’un récent sondage lancé par Amnesty International (1), près de la moitié des sondés doutent que leurs efforts déboucheront sur un changement. Seuls 26% affirment que leur action a modifié la donne de départ. Pourtant, le nombre de protestations de désaccord ne faiblit pas en Belgique, que ce soit par une action de grève, la signature d’une pétition ou la participation à une manifestation. Alors?

«Si la seule motivation d’un manifestant pour rallier un cortège était d’obtenir immédiatement un changement de politique publique, il n’y aurait plus de manifestations», affirme Youri Lou Vertongen, chercheur en sociologie des mouvements sociaux à l’UCLouvain-Saint Louis. Car l’effet d’un mouvement social se mesure très rarement à court terme. C’est souvent des mois, voire des années plus tard, qu’un changement de politique survient. Le droit de vote des femmes, en 1948, a été obtenu après des années de lutte. Et «le débat sur la Palestine a fait effraction au Parlement parce qu’il est porté depuis des mois par des mouvements sociaux», note le chercheur. Et on ne peut pas nier que la position de la Belgique ait évolué sur ce sujet.

«Au XIXe siècle, embraie Bruno Frère, professeur à l’ULiège et spécialiste de la sociologie des mouvements sociaux, les gens ont longtemps manifesté pour obtenir des droits précis. En vain, à court terme. Mais ces manifestations ont fini par déboucher sur une véritable transformation sociale, avec de nouveaux droits pour les travailleurs. Sur le long terme, la transformation sociale est donc possible grâce aux mouvements sociaux.»

En elles-mêmes, les retombées d’un mouvement de protestation sont quasi impossibles à quantifier, même à long terme. Tout au plus peut-on observer, dans des cas flagrants, que les choses ont changé après des manifestations d’ampleur. Ainsi en a-t-il été de la Marche blanche, qui, en octobre 1996, avait poussé 300.000 personnes à manifester à Bruxelles dans le cadre de l’affaire Dutroux. Elle avait débouché sur la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire, suivie d’une profonde réforme du système judiciaire et policier. Un exemple rare de mouvement social massif, soulevé par la population –et non par des organisations syndicales.

«En règle générale, une manifestation en soi n’a jamais provoqué un tournant, assurait Bruno Bauraind, politologue et secrétaire général du Gresea, le Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative, au Vif, en 2023. Elle est une pièce du répertoire d’actions collectives qui va de la pétition à la grève.»

Se réchauffer

L’expression d’une désapprobation collective a d’autres vertus: elle réchauffe. «Le collectif apporte le confort de la communauté, résume Bruno Frère. On apaise sa colère en la partageant.» L’éventuelle violence des manifestants est ainsi canalisée, la plupart du temps avec succès. La motivation à se mobiliser ne s’appuie en effet pas seulement sur la défense du bien collectif: les raisons individuelles jouent un rôle non négligeable dans l’adhésion à des mouvements sociaux. Etre reconnu dans son identité de leader ou de militant, se rassurer sur sa propre cohérence en défilant pour défendre des valeurs essentielles, retrouver, dans un contexte différent, des collègues ou des associations que l’on apprécie, toutes ces raisons interviennent dans la motivation à protester. «Agir en accord avec ses valeurs, y compris pour des causes perdues d’avance, pèse beaucoup plus lourd que l’issue finale de la mobilisation», assure Youri Lou Vertongen.

«La classique “promenade” Nord-Midi tourne davantage à une opération de comptage des participants.»

La théorie dite «du passager clandestin», développée par l’économiste américain Mancur Olson, devrait pourtant inciter les gens à rester chez eux à l’heure de la manifestation. Cette théorie postule que rationnellement, il vaut mieux laisser à d’autres le soin de se mobiliser, dès lors que cette mobilisation a un coût: perte éventuelle de salaire ou d’un jour de congé, obligation de se lever et d’assurer son transport jusqu’à la manifestation, risques encourus en cas de débordement violent, etc. Si cette mobilisation débouche sur un résultat collectif positif, tout le monde en profitera, même ceux qui n’y ont pas participé. Si en revanche, elle n’a aucune conséquence sur les politiques publiques, ceux qui n’ont pas bougé n’auront rien perdu. Si chacun agissait en vertu de cette théorie, on ne devrait logiquement plus voir de manifestations s’organiser. Or, tel n’est pas le cas: les raisons de se mobiliser sont donc bien plus complexes et plus hétérogènes qu’il n’y paraît.

Manifestations ritualisées?

Des voix s’élèvent toutefois aujourd’hui pour reprocher aux manifestations leur ritualisation. Les organisateurs de cortèges sont tenus d’en informer au préalable les autorités, le parcours doit avoir été décidé en commun et en amont, les syndicats doivent assurer le service d’ordre… Et tout débordement hors de ce cadre peut donner lieu à de rudes interventions policières. «Le droit de manifester n’est pas véritablement mis en danger, rappelle Bruno Bauraind. Mais la manifestation est devenue une action largement ritualisée. Dans les cortèges se pose la question de la réelle utilité que peut encore représenter une classique « promenade » Nord-Midi (NDLR: l’itinéraire de la gare du Nord à la gare du Midi) à Bruxelles. La manifestation tourne davantage à une opération de comptage des participants dans le cadre d’un rapport de force.»

Si l’on observe systématiquement un jeu d’influences autour du nombre de manifestants –autant selon les organisateurs et toujours moins selon la police–, c’est précisément que ce nombre importe. Car il modifie le rapport de force, ce levier du changement. A partir de quand le message de la rue peut-il être entendu? En fonction précisément du nombre de manifestants? En fonction des conséquences du mouvement? On observe bien que si les éboueurs se mettent en grève, il ne faut pas attendre longtemps avant que leurs représentants soient reçus par les autorités et qu’une partie au moins de leurs revendications soient rencontrées. «Tant qu’une action de protestation ne dérange personne, elle reste lettre morte, observe Bruno Frère. Ce qui fonctionne, c’est un rapport de force politique qui met la pression sur les élus et/ou qui expose au grand jour leurs incohérences.»

«Le pouvoir en place ne change pas une de ses politiques publiques de sa propre initiative, embraie Youri Lou Vertongen. Il ne le fait que sous pression. Pour autant, ce point de bascule n’est évidemment jamais prédéfini.» Ce serait trop simple…

Hémiplégie démocratique

Depuis quelques années, ce rapport de force semble plus difficile à établir. Les gouvernements en place en Belgique, mais aussi ailleurs en Europe, imposent majoritairement des politiques d’austérité néolibérales qui ne laissent guère de place à la contestation. «C’est bien là le problème: ni par les démonstrations de force ni par les tête-à-tête avec les responsables gouvernementaux, les syndicats n’arrivent à obtenir des concessions de fond. Ils se heurtent à un mur, constate Stéphane Sirot, professeur d’histoire à l’université de Cergy-Pontoise et spécialiste du syndicalisme dans le journal La Croix. C’est un problème démocratique: cela laisse entendre que la démocratie se limiterait aux processus électoraux, ce qui constitue un contresens. La démocratie a, en effet, besoin de contre-pouvoir. Elle fonctionne aussi grâce aux droits de grève et de manifester. Si ces droits n’ont plus d’incidence, c’est comme si on devenait hémiplégique en matière de démocratie. Cela participe à la crise du politique de ces dernières années.»

C’est peut-être ce qui explique aussi l’émergence de nouvelles formes de protestation collective, comme la désobéissance civile. Hors des canaux de contestation classiques, elle se déploie à l’initiative de citoyens qui ne sont pas toujours structurés en mouvement. Les gilets jaunes, nés en France à l’automne 2018, en sont un exemple. Les protestations autour des mégabassines, en France également, en sont un autre. «La manifestation et la grève sont devenues seulement des formes d’expression et plus d’action, s’indignait le sociologue et politologue français Geoffroy de Lagasnerie sur les ondes de France Inter: on sort dans la rue et on s’exprime, mais on n’a pas agi politiquement. […] On perd le contact avec les possibilités de la transformation radicale.» Et de suggérer d’opter plutôt pour des modes d’action directe, notamment en investissant les lieux de pouvoir, les écoles, es universités. Une autre façon de penser les mouvements sociaux qui tous, chacun à leur manière, misent sur un long et lent travail d’usure. Qui paie, quand on est patient…

(1) Sondage Ipsos, réalisé en ligne entre le 25 février et le 1er mars 2025, auprès de 2.000 personnes de plus de 18 ans vivant en Belgique.

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