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Pourquoi on manifeste plus pour la Palestine, et moins pour l’Ukraine: les dessous d’une solidarité à géométrie variable

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

Le soutien à l’Ukraine s’essouffle, celui à la Palestine s’amplifie. Lassitude, décalage entre action politique et émotion populaire, ancrage militant ancien: la solidarité européenne ne s’exprime pas avec la même intensité selon les causes.

Des marées jaunes et bleues, de Tokyo à New York. 100.000 personnes à Berlin. Plusieurs milliers à Bruxelles. En 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie suscitait l’indignation collective dans toutes les capitales européennes, ou presque. La Tour Eiffel s’illuminait alors aux couleurs ukrainiennes et les grandes avenues, de Dublin à Rome, revêtaient des drapeaux à la gloire de Kiev.

Plus de trois ans et demi plus tard, et alors que Vladimir Poutine poursuit ses crimes de guerre quotidiennement, la dynamique de soutien populaire à l’Ukraine a fondu comme neige au soleil. Dernière manifestation en date à Bruxelles: le 2 mars 2025, devant l’ambassade américaine. Elle rassemblait à peine… 250 personnes.

En parallèle, le soutien à la Palestine, lui, a explosé. Mi-juin, entre 75.000 et 110.000 personnes ont défilé dans les rues de Bruxelles pour dénoncer les crimes de guerre israéliens, alertant sur un «génocide en cours». Plus récemment, des protestations «dispersées» ont vu le jour, parfois accompagnées d’actes de vandalisme.

Ukraine et Gaza: deux conflits aux natures distinctes, aux revendications pas toujours comparables, et dont les dynamiques de mobilisation dans la rue connaissent des courbes opposées. Comment l’expliquer?

1. Palestine – Ukraine: une action politique différente

Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, l’Europe a réagi au quart de tour: aide militaire et économique, accueil de réfugiés, prise de sanctions contre Poutine. «A l’inverse, lorsqu’Israël a intensifié sa guerre à Gaza, l’Union européenne n’a rien fait ou presque», dénonce Henri Goldman, ancien rédacteur en chef de la Revue politique et membre de l’Union des Progressistes Juifs de Belgique (UPJB). Il existerait donc «un vrai lien entre l’action ou l’inaction des autorités officielles et les répercussions dans la rue.»

Sur le terrain, et aussi cruelle que soit la constatation, le conflit en Ukraine a trouvé son «rythme de croisière», provoquant une certaine lassitude dans la population, alors que, dans le même temps, «les événements à Gaza ont pris des proportions délirantes.»

«Il existe un vrai lien entre l’action ou l’inaction des autorités officielles et les répercussions dans la rue.»

Politiquement aussi, la disparité est claire: certains Etats européens condamnent plus fortement Israël que d’autres. Ce sont les mêmes, comme l’Espagne, qui ont rapidement reconnu l’Etat palestinien. «Mais aucun consensus ne se dégage, au sein de l’UE, pour un soutien massif en faveur de Gaza. La solidarité étatique n’est pas collective, telle que c’est le cas pour l’Ukraine», regrette Marie Kortam, chercheuse associée à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo).

Pour Youri Lou Vertongen, chercheur en sciences politiques et sociales à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles, le solide mouvement de soutien à la Palestine «est inversement proportionnel à la mollesse des sanctions occidentales envers Israël.» La réaction actuelle de la société civile «consiste donc à prendre le pli inverse de ce qui est reconnu institutionnellement.»

Car, cela va de soi, l’essence même du mouvement social est de faire pression contre les organes décisionnels. «Or, dans le cas de l’Ukraine, la pression extérieure est moins indispensable, puisque des mesures fortes ont été prises spontanément contre la Russie», déduit le chercheur. Par exemple, et de façon plus symbolique, «si la Russie a rapidement été exclue des compétitions sportives, le débat n’est pas tranché concernant Israël.»

2. Palestine – Ukraine: l’ancrage local des causes

Contrairement à la cause ukrainienne, le combat palestinien est aussi plus ancien. En Belgique, il est enraciné à plusieurs égards. «Il peut compter sur de larges soutiens, et ce depuis des décennies», observe Jean Faniel, directeur général du Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp). Monde associatif, milieux syndicaux, partis politiques de gauche, ONG, «tous incluent la cause palestinienne dans leurs revendications.» Cette dernière «est inscrite de longue date dans les répertoires du militantisme en Europe, embraye Marie Kortam, à travers les mouvements étudiants ou altermondialistes.»

En Belgique, singulièrement, la population est aussi émotionnellement impliquée des deux côtés du conflit israélo-palestinien, observe encore Henri Goldman. «La population immigrée, en partie issue de la colonisation, développe une sympathie naturelle envers le peuple palestinien. En parallèle, la communauté juive, importante chez nous, est historiquement en phase avec Israël. Cette binarité n’est pas de mise dans le cadre du conflit entre la Russie et l’Ukraine», distingue-t-il.

3. La perception des conflits

En plus d’une différence d’enracinement des conflits, Jean Faniel distingue leur nature: «une invasion armée dans le cadre de l’Ukraine, une colonisation dans le cadre de Gaza, avec une aspiration à l’autodétermination du peuple palestinien.»

Le conflit en Palestine s’inscrit «dans un schéma auquel nos sociétés sont davantage habituées, ajoute Henri Goldman. Il est lisible, presque séculaire, et représente quelque chose de central dans le monde occidental. Pour la population, il est donc plus aisé de prendre position.» A l’inverse, le conflit entre la Russie et l’Ukraine «est beaucoup plus difficile à lire. Nous n’avons toujours pas les clés pour le décoder entièrement.»

«La Palestine est devenue est symbole général de lutte contre l’oppression.»

La crise humanitaire aiguë à Gaza suscite aussi un sentiment d’urgence, moins perceptible dans le cas ukrainien. «Cet élément change toute la donne, juge Marie Kortam. La mobilisation étatique et institutionnelle s’avère insuffisante pour répondre à l’impératif humanitaire. La mobilisation populaire, civile et sociale tente donc, sinon de combler ce manque, de l’exposer à la lumière du jour.» Ainsi, selon la chercheuse, Gaza devient un symbole plus général de lutte contre l’oppression. «La guerre y est asymétrique et coloniale: une puissance militaire –Israël– face à une population assiégée et démunie –les Gazaouis.»

Par ailleurs, le mouvement d’accueil des réfugiés ukrainiens a été extrêmement fort en Europe, «alors qu’il est rendu impossible pour le peuple palestinien, sous blocus israélien», observe Jean Faniel.

Et si la guerre en Ukraine a elle aussi d’abord dégagé ce sentiment de «David contre Goliath», «le soutien apporté par les puissances occidentales a ensuite rééquilibré cette impression, observe Jean Faniel. Face à la lassitude pour l’Ukraine, la notion de génocide est évoquée pour la Palestine. Cette graduation à deux vitesses mobilise les foules différemment.»

D’un point de vue géopolitique, aussi, Israël représente le dernier bras armé «d’une forme d’impérialisme occidental résiduel au Proche-Orient», estime Youri Lou Vertongen. A cet égard, «les manifestations propalestiniennes s’inscrivent aussi dans une réaction anti-impérialiste.»

«Le soutien apporté par les puissances occidentales à l’Ukraine a rééquilibré cette impression de “David contre Goliath”.»

Début des années 2000, période où l’altermondialisme connaissait sa plus grande influence, la question de la libération du Tibet était un incontournable. «Aujourd’hui, dans la gauche militante, la solidarité avec la Palestine est devenue cet incontournable.» Ceci étant, les mouvements de solidarité pour la Palestine restent «composites, hétérogènes, et dissensuels en leur sein», souligne le chercheur.

4. Une sélectivité de l’indignation?

La couverture médiatique intense à propos de l’Ukraine et Gaza tend également à masquer d’autres conflits actuels, eux aussi meurtriers, mais qui ne font pas l’objet du même soutien populaire. Au Yémen, au Congo, ou au Soudan, pour ne citer qu’eux. Pourrait-on dès lors parler d’une «humanité à la carte», ou d’une «sélectivité de l’indignation», aussi bien de la part des médias que de la population?

Non, estime Henri Goldman, car «il existe une implication politique et émotionnelle de longue date de nos sociétés envers les conflits au Proche-Orient. Le Soudan, le Yémen, ou les Ouïghours en Chine (NDLR: ces derniers subissent aussi une forme de génocide) sont des sociétés qui nous sont totalement extérieures, et pour lesquelles nous n’avons pas de liens historiques ou politiques. C’est déplorable, mais logique.»

«L’indignation militante anti-impérialiste est aussi un élément qui n’est pas projeté dans ce qui se passe au Yémen ou au Soudan», relève Marie Kortam. Ces autres conflits «ne suscitent pas la même polarisation au sein de la société belge, et donc des prises de position politique moins tranchées», ajoute pour sa part Jean Faniel.

5. La Palestine, catalyseur des débats nationaux

Les prises de position politique interne sont d’ailleurs devenues incontournables pour Gaza, qui «est devenue un catalyseur des débats nationaux en Europe», assure Marie Kortam. «Désormais, le degré d’humanité des partis n’est plus spécialement établi selon leur programme propre, mais surtout en fonction de leur position sur Gaza.»

Le conflit israélo-palestinien «représente une ligne de clivage très nette entre les partis», abonde Jean Faniel. Cette division politique interne, limpide, «favorise aussi la manifestation.» En parallèle, «l’Ukraine dispose d’un soutien politique belge unanime, si ce n’est l’ambiguïté notable du PTB, surtout au début du conflit. Les voix qui soutiendraient la Russie sont inexistantes, ou inaudibles.» A l’inverse, «des voix importantes, du Premier ministre au président du MR, soutiennent Israël de façon assumée, jusqu’à nier la possibilité d’un génocide.»

Gaza-Ukraine: deux guerres, deux récits, deux émotions collectives. La solidarité, elle aussi, obéit à ses propres frontières.

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