Les trois jours de grève prévus fin novembre pèseront lourdement sur les finances syndicales. Avec 40 euros d’indemnité quotidienne versée par affilié participant, la facture se chiffrera en millions d’euros.
Ils avaient promis de ne pas en rester là. Après une large mobilisation dans les rues de Bruxelles le 14 octobre, les syndicats remettront le couvert le mois prochain. Et plutôt trois fois qu’une. FGTB, CSC et CGSLB ont annoncé trois jours de grève les 24, 25 et 26 novembre. Du jamais vu dans l’histoire récente des mouvements sociaux.
Inédit, cet «appel de novembre» est adressé à tous les travailleurs du pays. Le personnel des transports en commun débrayera le lundi, suivi par une mobilisation des services publics le mardi, avant une grève interprofessionnelle le mercredi. Les cheminots, eux, devraient se croiser les bras durant les trois jours. Une succession d’actions qui risque de coûter cher à l’économie belge… mais aussi aux finances syndicales.
Pour rappel, tout travailleur qui décide de participer à une action de grève est contraint de faire une croix sur sa rémunération quotidienne. Une perte nette pour le gréviste, qui est toutefois partiellement compensée s’il est affilié à un syndicat. La FGTB, la CSC et la CGSLB verse en effet une indemnité de 40 euros à leurs membres participants (1), quels que soient leur profession ou leur statut (employé, cadre, ouvrier). Logiquement, plus la mobilisation est importante, plus l’argent à sortir des caisses syndicales est conséquent.
Un trésor bien gardé
Pour s’acquitter de cette facture salée, les syndicats peuvent compter sur l’apport de leurs affiliés eux-mêmes. Ces derniers versent une cotisation mensuelle qui avoisine les 20 euros, mais qui varie selon la centrale syndicale, la situation professionnelle de l’affilié et son secteur. A la CSC, les travailleurs à temps partiel, les chômeurs ou les jeunes bénéficient par exemple d’une réduction. Cette cotisation contribue aux frais de fonctionnement de l’organisation. Mais un pourcentage non négligeable alimente également les fameuses «caisses de grève», de précieuses réserves qui permettent aux syndicats de financer leurs actions de débrayage.
Le montant de ce trésor est gardé secret en Belgique. Les syndicats ne sont en effet pas tenus d’en révéler la teneur, contrairement à la somme qu’ils allouent à la gestion et au paiement des allocations de chômage. Une discrétion censée entretenir le flou autour de la force de frappe syndicale, et ainsi préserver leur capacité de réaction et de résistance face au patronat et aux gouvernements. Le principe est d’ailleurs garanti par l’Organisation Internationale du Travail depuis l’après-guerre.
Ces «caisses de grève» seront donc largement mises à contribution fin novembre. Le montant total que les syndicats devront débourser reste toutefois difficile à estimer, concède Jean Faniel, directeur général du Crisp (Centre de recherche et d’information socio-politiques). Il dépendra du degré de mobilisation lors de ces trois journées, qui sera sans doute influencé par les décisions budgétaires du fédéral, attendues sous peu.
10 millions en 2023
Mais d’autres facteurs pourraient peser dans la balance. «On pourrait imaginer que certains secteurs, comme la petite enfance ou la culture, décident de se mobiliser non pas un seul, mais plusieurs jours, à l’instar des cheminots», suppute Jean Faniel. Avec à la clé un doublement, voire un triplement des 40 euros d’indemnités à verser par les syndicats.
Imaginons a minima que les 120.000 manifestants présents le 14 octobre à Bruxelles refassent parler leur colère et débrayent au moins une journée. La facture grimperait alors à quelque 4,8 millions d’euros pour les syndicats. «Il se pourrait que ces grévistes soient rejoints par d’autres personnes qui ne voyaient pas (encore) l’intérêt de se mobiliser le 14, ou qui étaient dans l’incapacité de le faire, prédit Jean Faniel. On peut alors vite arriver à quelque 150.000 ou 200.000 participants.» Coût total pour les syndicats: entre six et huit millions d’euros. Un calcul a priori plausible, quand on sait que le montant total des indemnités versées par les syndicats à leurs affiliés grévistes dépassait les 10 millions d’euros en 2023, et les 19 millions en 2022, selon des données de l’Institut syndical européen relayés par la RTBF.
De leurs côtés, les syndicats estiment qu’il est bien trop tôt pour se livrer à des estimations chiffrées. Le président de la FGTB, Thierry Bodson, est toutefois convaincu que la participation sera au rendez-vous. «Si on a décidé, conjointement avec le front commun, de décréter trois journées de grève consécutives, c’est qu’on estime qu’il y aura une réussite à la clé, insiste le syndicaliste. Il n’y a rien de pire que d’annoncer une grève si elle fait « pschitt » ensuite. Or, après la manifestation hyper réussie du 14 octobre, on a senti qu’il y avait un momentum pour rassembler encore plus large.»
«C’est lourd»
La charge financière n’est d’ailleurs pas de nature à ébranler l’enthousiasme syndical. «Oui, c’est lourd, reconnaît Thierry Bodson. Mais l’étalement de la grève sur trois jours nous permet aussi d’étaler les coûts.» De leurs côtés, la CSC et la CGSLB insistent: ces considérations financières ne sont pas entrées en ligne de compte dans le choix de faire trois jours de grève. «Ce qui a guidé notre décision, c’est le besoin fondamental de redire que les conditions de travail et de rémunération se détériorent, tout comme les droits sociaux et le pouvoir d’achat, insiste Marie-Hélène Ska, secrétaire générale du syndicat chrétien. Face au mutisme, voire au mépris de la classe politique, la mobilisation est indispensable.» «On doit pouvoir continuer à peser sur les décisions du gouvernement, et il faut absolument qu’on puisse intervenir avant le vote des parlementaires sur les prochaines réformes, insiste Olivier Valentin, secrétaire national à la CGSLB. C’est tout ça qui nous anime.»
Mais pour Jean Faniel, un calcul financier a logiquement dû s’imposer avant la prise de décisions. «Ils ont dû poser ce choix en connaissance de cause, estime le directeur du Crisp. S’ils ont décidé, conjointement, de mettre le paquet pendant trois jours, c’est qu’ils ont estimé qu’ils pouvaient se le permettre. Ca ne veut pas dire pour autant que leur réserve est inépuisable, mais cela peut être une manière de marquer le coup, de montrer que, financièrement, ils ont les reins suffisamment solides pour se livrer à trois jours de grève.» Mais l’expert en mouvement social n’exclut pas «une part de bluff», car, «s’ils sont particulièrement suivis, ça risque tout de même d’être très douloureux pour leurs finances.»
D’autant que, ces dernières années, le nombre d’affiliés– et donc de recettes potentielles pour les syndicats – a tendance à s’éroder. De quelques 57% au début des années 2000, le taux de syndicalisation (NDLR : le rapport entre le nombre de travailleurs syndiqués et le nombre de salariés) en Belgique a chuté sous la barre des 50% début 2019, selon l’OCDE. Mais de là à épuiser complètement les caisses syndicales, il y a un pas…