© Dessin: Franck Herbreteau – L’Entrela’ – Centre culturel d’Evere

Immersion musicale à la prison de Haren: «On n’est pas dans une crèche ici: on est tous des criminels»

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Durant quatre mois, des condamnés et prévenus de la prison de Haren ont participé à un atelier de chant et d’écriture. Plongée au cœur de ce processus de création, d’émotions et de libération(s).

Il danse. La veille, il a été condamné à trois ans de prison. Mais il virevolte, les bras tendus, sourire aux lèvres, les mains ballerines. Une quinzaine de personnes battent des mains tandis que le rythme de la derbouka s’accélère. On se croirait dans le réfectoire d’une école, un jour de fancy-fair, si ce n’était ce promontoire auquel on accède par quelques marches et sur lequel trône une chaise. Celle du gardien lorsque le lieu accueille les visites des familles.

Pour l’heure, personne n’y est perché. Le temps ne s’égrène plus en secondes mais en croches, en claquements de doigts, en séquences rythmiques. Et en applaudissements pour les cinq détenus parvenus à la fin de cet atelier «chansons et écriture de chansons», initié à la prison de Haren par L’Entrela’, le centre culturel d’Evere, en partenariat avec le SLAJ-V (service laïque d’aide aux justiciables et aux victimes). Ce 28 mai, une aventure de quatre mois s’achève. Rideau.

Bella ciao

Un mercredi de février. Au bout d’interminables couloirs, dont on pourrait penser qu’ils sont conçus pour qu’on s’y perde tant ils se ressemblent, ils sont une douzaine à arriver au compte-gouttes dans ce local carré, à deux pas de la salle de musculation. Quelques tables, des chaises, un lavabo. Tous chaussés de baskets, ils se présentent en serrant la main. Ismaël, Nabil, Hugo, Imran, Samuel, Victor, Salim, Christophe, Rayan, Diego, Timeo, Miloud, Rafik (1).

Ils sont de toutes les couleurs, de tous les âges, de tous les gabarits, du plus fluet au plus musclé, du plus chauve au plus chevelu. Ils sont le monde. Certains se connaissent et se prennent dans les bras, contents de se revoir alors qu’ils vivent dans des unités différentes, ce qui rend leurs rencontres impossibles.

Dès qu’il aperçoit le clavier installé dans un coin de la pièce, Miloud se rue dessus. Depuis qu’il est ici, c’est-à-dire depuis deux mois, il n’a plus effleuré une touche de piano. Alors il s’assied et se met à jouer. Nabil, lui, s’empare de la derbouka dès qu’il l’aperçoit. A l’instar de ses parents qui faisaient de même au village, raconte-t-il, dans un français hésitant. Il suffit de ça, de doigts qui courent sur un clavier ou frappent un instrument, pour que d’invisibles fenêtres s’ouvrent. Même pour les non-musiciens. Ismaël se met à danser, ondulant du bassin. Les autres frappent dans les mains. Ça chahute, ça s’interpelle, ça questionne.

– On va chanter quoi? Moi, je n’aime que le rap.

– On va faire une chorale?

– Avec un diplôme à la fin?

Au milieu de cette gentille pagaille, l’artiste Geneviève Laloy, qui orchestre cet atelier musical, remet le cadre et évoque la manière dont le projet va se construire, avec eux et pour eux, jusqu’au mois de mai. Les chansons? Ils les choisiront eux-mêmes. Oui, ils en apprendront plusieurs pour n’en retenir que quelques-unes, mais on veillera à satisfaire tout le monde. Oui, seuls ceux qui le souhaitent s’attelleront à l’écriture d’un texte qui, mis en musique, sera interprété lors du spectacle final. Et non, jamais on ne se moque, ni de l’un qui chanterait faux ni de l’autre qui s’exprimerait maladroitement: le respect posé en règle absolue. Tous hochent la tête. Deux des candidats chanteurs sont hispanophones, un autre ne comprend goutte au français. On se débrouille, pourtant.

Les premiers échauffements vocaux débouchent sur de grands éclats de rire: ces gaillards emprisonnés, condamnés et prévenus mêlés, s’amusent comme des gamins à répéter des «dibadouda» sur différents tons, avant de prononcer des «brrr», des «waw!», des «non» de plus en plus fort. Quel a été leur parcours avant d’atterrir entre ces quatre murs? Quels manques, quelles blessures, quels choix? Quelles histoires ? Pour l’heure, on ne s’en dit rien, ou si peu. Pudeur. Secrets. Regrets?

Il y a quelque chose de saugrenu à s’appliquer à lancer de puissants «ha ha ha» dans ce lieu clos, où l’on imagine que chacun tient pour acquis qu’il faut garder le contrôle. Autant que faire se peut. Mais il faut bien reconnaître que l’on n’en sait rien. Que les logiques du dehors ne sont peut-être pas celles du dedans. De la vie en prison, nous, les animateurs et le musicien venus de l’extérieur pour cette première séance de travail, nous ne savons rien. Nous sommes un peu des analphabètes de la vie carcérale.

Alors dans cette classe blanche qui donne sur quelques parcelles d’herbe bordées par un grillage, on se lâche, tous. Et c’est comme si d’un coup, les murs tombaient. Bien sûr, tout le monde se trompe sur les premiers exercices de rythme –pied droit, pied gauche, frapper deux fois sur les cuisses, deux fois sur le torse, à nouveau deux fois sur les cuisses puis taper dans les mains. Mais peu importe. On chante? Va pour Bella ciao, une histoire de partisan, «morto per la liberta» (2).

With or Without You

Pour apprendre à jouer avec les mots, quelques petits exercices sont proposés, oraux et écrits. Règles de base: l’orthographe et la syntaxe n’ont pas d’importance. On peut écrire ce qu’on veut mais rien d’insultant, pas d’attaque personnelle ni de jugement sur le travail des autres. Et aucune obligation d’écrire.

Si j’étais un objet?

– Je serais une arme.

– Moi, une Lamborghini.

– Un oreiller.

– Moi, je me sens comme une fleur qui perd ses pétales. Je suis de plus en plus désespéré, avec toutes les conneries que j’ai faites.

Si j’étais un son?

– Un coup de feu.

– Le bruit de la mer.

– Un cri de colère.

J’adore… et je déteste?

– J’adore la liberté et je déteste les matons.

– J’adore la vérité et je déteste l’hypocrisie.

– Je n’adore que Dieu et je déteste la prison.

– J’adore le jazz.

Mine de rien –c’est là toute la magie des jeux–, on a le sentiment que des coffres fermés à double tour dans la tête des détenus s’entrouvrent. Des voix s’en échappent, soudain libres. Comme si elles n’attendaient que ça, un espace, un silence, une écoute, pour s’épanouir et déposer enfin leur fardeau. Qu’il soit de colère, de désespérance, ou de lassitude face au temps qui, ici, passe plus lentement qu’ailleurs. En fin d’atelier, chacun exprime d’un mot son état d’esprit du moment: «En paix», «tranquille», «renovado». Il est l’heure de se quitter. Des «merci» se murmurent, tandis que le titre With or Without You emplit la pièce.

«On n’est pas à la crèche ici. Regarde autour de toi: nous sommes tous des criminels.»

Il en faut peu pour être heureux

Un autre mercredi.

Sur la liste de mes peurs, il y a…?

– Les cafards.

– La mort de mes proches.

– Une condamnation.

– Le racisme.

– L’injustice.

– La peur de Dieu.

– La douleur.

– La peur de ma mère.

Sur la liste de mes rêves, il y a…?

– Etre libéré.

– Avoir une belle maison.

– Retrouver mon frère.

– Inscrire un jour mon fils à l’université.

– Que ma famille soit à l’abri.

– L’égalité.

– Que ma femme accouche sans césarienne.

Je suis né il y a un jour et…?

– Je ne peux pas faire cet exercice, lance Christophe, fâché. Qui se souvient du premier jour de sa vie? Personne. Ça n’a pas de sens, cette question. D’ailleurs, je pars au préau.

Le préau devra attendre: l’heure est passée.

Un gardien entre, liste à la main. «Je vérifie qui est là. Donnez-moi vos noms. Combien êtes-vous?» Il compte et englobe d’office dans son relevé Bilel, le guitariste d’origine gabonaise, qui accompagne les chants.

– Non, pas lui! Lui, c’est le musicien. Il n’est pas d’ici!

– Si tu veux, Bilal, on peut te donner quelques trucs pour pouvoir rester ici plus longtemps…

Une voix surgit des haut-parleurs, qui crachotent un message que seuls les initiés peuvent comprendre. Dedans, on capte juste les mots «contrôle» et «portes».

Proposition est faite aux participants qui le souhaitent de se lancer dans l’écriture d’un texte, avec comme consignes de respecter les rimes et de rédiger des phrases de douze pieds.

– Qu’est-ce que c’est, un pied?

– Ah non, moi, je n’écris rien. Je n’aime que le rap sale. Ici, c’est une chorale, gentille, comme dans mon village, et je ne veux pas la salir. Moi, si j’écris, putain, je vais tout sortir!

Il est 15h30. Après avoir écouté quelques raps longuement réclamés, un autre type de musique sort soudain de l’ordinateur: Il en faut peu pour être heureux, célèbre bande-son du film Le Livre de la jungle. Soudain, tout le monde s’arrête. Et rembobine sa vie.

– Je connais cette musique, c’est Baloo!

– J’écoutais ça quand j’étais enfant!

– Moi aussi, moi aussi, moi aussi…

Chacun s’en repart, le plus lentement possible, en fredonnant. Mains serrées, embrassades, le début d’un groupe. Baloo parmi les hommes. A la semaine prochaine.

Chan chan

Un autre mercredi. Aujourd’hui, ils ne sont que six, dont un nouveau, entraîné là par son compagnon de cellule. Les uns sont au palais de justice pour une comparution, d’autres sont malades, reçoivent de la visite et le dernier, profondément déprimé, a commis une tentative de suicide. Il ne viendra plus.

Ismaël est très énervé. Il vient d’apprendre qu’il risquait les Assises. «Je n’ai tué personne, jure-t-il. Mais je vais déjà prendre distance avec ma femme. Parce que si je suis condamné, je ne veux pas que mon fils ait un père en prison.» Miloud n’a pas le moral. Son avocat n’a pas envoyé la demande de libération conditionnelle comme il devait le faire. Son séjour ici n’en sera que plus long. Diego et Timeo ne sont pas là non plus: ils travaillent désormais dans la prison et sont occupés à l’heure de l’atelier. Et Rayan? Il a été libéré sous bracelet électronique. Parti, donc, sans qu’on le sache et sans qu’on ait pu lui dire au revoir. On ressent comme un petit déchirement, inavouable: bien sûr, on est ravis qu’il soit libre, mais tristes qu’il ne soit plus là. De là à souhaiter que ces gaillards restent le plus longtemps possible ici pour poursuivre cette aventure chantante et humaine… Allez, un petit tour de météo personnelle.

– Je remonte la pente après quelques jours de maladie.

– C’est comme dans les montagnes, coupe Victor: c’est quand la pente est rude qu’il faut être fort.

– Je commence à comprendre comment fonctionne la maison, lance un autre. Ici, personne ne nous écoute. On annule des activités sans nous expliquer pourquoi.

– Moi, je suis un peu comme le temps, donc gris.

– Je suis très content d’être là. C’est bizarre mais vous nous manquez pendant la semaine…

– C’est ma première sortie après cinq jours enfermé en cellule: j’ai juste regardé la télévision, dormi et mangé. C’était une punition collective. On a tous été privés de sortie.

Les exercices vocaux s’enchaînent.

– Pouvez-vous inventer un métier imaginaire? Arracheur de crottes de nez? Testeur de joints? Compteur de larmes?

– Répétez après moi, propose Geneviève: «Viens me chercher ce soir chez ce cher Serge.» Bafouillements, cafouillages, fous rires.

© Dessin: Franck Herbreteau – L’Entrela’ – Centre culturel d’Evere

A la demande quasi générale, on entonne Meuda, du rappeur Tiakola. «Ça vend la beuh d’Meuda, c’est l’heure des gérants. Y a des armes de poing et des fusils d’assaut […] Ils savent qu’on est prêts pour un murder.» Certains détenus connaissent les paroles par cœur, gestuelle à l’appui. Ce morceau n’est peut-être pas le plus indiqué pour le concert final?

A deux reprises, ce mercredi-là, les gardiens viennent vérifier les badges des détenus. Brusque retour au réel. A la fin de l’atelier, on partage des dattes, des madeleines, du jus de fruit. Ceux qui observent le ramadan emportent en cellule de quoi se régaler après la rupture du jeûne.

«Mais que faites-vous ici, à perdre votre temps avec nous, alors que vous pourriez être dehors?»

O grand saint Nicolas

Un autre mercredi. Miloud a à son tour été libéré. Les textes qu’il avait écrits ne seront pas mis en musique, ni interprétés. Franck, en revanche, est présent. Venu du centre culturel d’Evere, il vient esquisser les croquis des chanteurs. Rien qui permette d’identifier quiconque: juste des postures, des regards, des gestes de danse. Un carnet sera réalisé à la fin de l’atelier, dans lequel les textes chantés et écrits seront repris, et illustré de ces dessins crayonnés. Pour qu’il reste une trace, au-dehors, de tout le travail réalisé ici.

– Tu peux me faire un moins gros nez?

Que dit la météo du jour, alors qu’un incident avec couteau s’est produit peu auparavant au préau?

– Même les chefs de service sont contents quand on vient chanter ici. Ils savent que ça nous fait du bien. C’est comme une thérapie pour certains. On devient une famille.

– Evidemment, je suis content d’être là.

– Moi, je suis un peu perdu. La prison, c’est dur, même si on fait les malins. Quand on sait combien de temps ça va encore durer… Aller voir un psy ne sert même plus à rien. Les deux heures ici, ce sont les deux seules de la semaine qui me font du bien.

– Il ne faut pas attendre le printemps pour sourire, sinon, on attend jusqu’au cercueil. Sans chant, il n’y a pas de vie, sans vie, il n’y a pas de but.

Aujourd’hui, les détenus qui ont commencé à rédiger un texte le soumettent une première fois à d’éventuelles corrections. Salim a oublié ses lunettes et emprunte celles d’une animatrice. Penché sur sa feuille, il explique: «J’ai changé le français de 2025 pour créer la surprise.» Dans la pièce voisine, les autres participants chantent. L’un d’entre eux, grand amateur de cannabis, est pété et ne s’en cache d’ailleurs pas. Un autre, hyperactif, a fixé un petit instrument à clochettes sur sa cheville, qu’il fait sonner à chaque mouvement de pied. Il a appris à son codétenu, anglophone, la chanson du grand saint Nicolas, «patron des prisonniers».

Debout face au groupe, Salim s’apprête à lire son texte à haute voix. Ses premiers mots sont un murmure. Il s’arrête, des sanglots dans la voix. «Excusez-moi, je pense à mon frère jumeau, que j’ai perdu. Attendez… Ça va aller.» Il réessaie. S’arrête à nouveau. Nabil se glisse derrière lui et lui pose une main sur l’épaule.  Il reprend doucement. Quand le silence se fait, à la fin de son texte, tous applaudissent.

– Je pourrais peut-être moi aussi écrire un texte, suggère Nabil.

– Moi, il me faut une instru sombre et mélo. Sinon, je ne parviens pas à écrire, dit Ismaël.

– Moi, je ne ferai rien du tout. D’ailleurs, pourquoi vous perdez votre temps ici, avec nous, alors que vous pourriez être dehors?, s’emporte Christophe. Moi, je n’écris pas pour des gamins.

– Des gamins? Regarde-nous: on est tous des criminels.

Nabil se lance dans un chant en arabe, derbouka à la main. Il est l’heure. Mais 30 gardiens déboulent dans le couloir. Ordre est donné de ne pas sortir de la classe: un détenu manque à l’appel et la prison est bouclée, le temps de le retrouver. Une erreur d’encodage, en fait, comme il s’en produit parfois. Christophe est furieux. Il claque la porte: sa sortie au préau est compromise.

«J’ai vu des cœurs s’ouvrir pendant cet atelier.»

Parce qu’on vient de loin

Un autre mercredi. Ismaël, qui se croyait en route pour les Assises, a été libéré sous bracelet électronique et est parti sans laisser d’adresse. On n’entendra jamais le texte qu’il aurait pu écrire sur une instru sombre et mélo. Christophe a pris treize ans quelques jours plus tôt. Salim assure qu’il pourrait être rapidement libéré mais qu’il fait traîner un peu la procédure pour participer à l’atelier jusqu’au bout et prendre part au spectacle.

Lors de l’échauffement en cercle, chacun serre la main de son voisin en le regardant droit dans les yeux et en lui disant successivement «bonjour», «hello», «buenos días». Puis on passe au suivant. De l’art de créer du lien… et de reconcentrer le groupe. On entonne Aïcha, en français et en arabe, grâce au solo de Nabil. Et Parce qu’on vient de loin. La météo du jour n’est pas fameuse: «A moitié», «pas bien du tout», «en colère». On sait qu’en fin de séance, le moral est heureusement toujours meilleur. «Je me sens bien.» «Apaisé.» «Tranquille.»

Le dernier mercredi. Un musicien supplémentaire est présent pour la répétition générale et pour le spectacle prévu en fin d’après-midi. La direction y assistera.

– On ne pourrait pas repousser le spectacle d’une semaine?, demande Salim. Et on ne pourrait pas plutôt jouer Jeux interdits en fond sonore de mon texte?

Une dernière fois, les participants et les animateurs de l’atelier se retrouvent, assis en cercle dans la salle des visites. Le temps d’un bilan, pas encore celui des adieux.

– J’ai rencontré des gens chaleureux et aimables, dit Christophe, rompant soudain avec son ton volontiers plus provocateur. Je suis très content. Moi, j’ai zéro cœur et zéro attache, mais je suis sympa. Merci à tous. J’ai un seul regret: j’aurais quand même dû écrire un texte.

– Merci pour l’écoute et la gentillesse, enchaîne Victor. J’aurais bien aimé découvrir plus d’instruments et de langues différentes.

– Merci à l’équipe pour le respect et la gentillesse, dit Hugo. J’aurais juste aimé que vous apportiez… des frites.

– J’aime bien être autorisé à jouer de la musique en prison, embraie Nabil. Ce serait bien de pouvoir jouer avec d’autres musiciens lors des préaux.

– Je n’oublierai jamais ces moments, assure Imran. C’est la première fois de ma vie que je vis ça.

– J’aimerais que des cours de chant soient organisés en prison. J’ai vu des cœurs s’ouvrir pendant cet atelier. Je ne vais pas vous dire que je ne vous oublierai pas, prévient Salim. Ce n’est pas la peine: vous êtes inscrits dans ma peau.

En fin d’après-midi, ils sont cinq –le sixième n’étant pas revenu après la pause pour une raison inconnue–, à faire face au public pour huit morceaux et un texte mis en musique. Il flotte dans l’air un peu de stress, beaucoup d’excitation, et un brin de fierté. Les invités, enthousiastes, chantent eux aussi et frappent des mains, l’unique gardien présent y compris. Tandis que les chants se succèdent, des clins d’œil s’échangent dans le groupe. On perçoit une forme de joie, aussi, même si parfois, des yeux se mouillent. On sait tous que le temps ensemble, désormais, est compté. Quelle est la probabilité que l’on se recroise un jour? Que vont-ils devenir? Combien de temps resteront-ils ici? Auront-ils envie de tout casser quand ils sortiront, comme certains l’ont assuré? Retourneront-ils au pays, cette terre qui leur manque tant? Retrouveront-ils leurs proches dont quelques-uns ne savent rien de ce séjour en prison? Quelles traces ces heures partagées de musique, de rires, de liberté entre les murs laisseront-elles en eux? Et en nous? Dans ce temps suspendu, sous les fanions de fête accrochés au plafond, les paroles du chanteur Corneille résonnent étrangement. Mieux que personne, elles disent, à ce moment précis, ce qui se joue pour chacun de nous: l’indicible.

«Alors on vit chaque jour comme le dernier,

Et vous feriez pareil si jamais vous saviez.

Combien de fois la fin du monde nous a frôlés,

Alors on vit chaque jour comme le dernier.

Parce qu’on vient de loin.»

(1) Tous les prénoms des détenus ont été modifiés.
(2) Bella ciao (chant révolutionnaire italien), With or Without You (U2), Chan Chan (Buena Vista Social Club), Meuda (Tiakola), Il en faut peu pour être heureux (Titre original: The Bare Necessities, chanson composée par Terry Gilkyson pour le film d’animation Le Livre de la jungle), Aïcha (Khaled), Parce qu’on vient de loin (Corneille).

 

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