Des dizaines de milliers de chômeurs doivent s’attendre à être exclus. La réforme des allocations de chômage est donc bel et bien enclenchée. Au-delà des considérations politiques, Onem, services de l’emploi, syndicats et autres CPAS doivent désormais l’assumer.
«C’est la plus grosse réforme de l’histoire de notre organisation», «le choc sera conséquent», «la décision est prise, mais on n’a toujours pas les textes qui nous permettraient de nous organiser», «on navigue encore dans le brouillard», «beaucoup de gens ne vont rien comprendre, on va devoir assumer». Les commentaires glanés ça et là, dans les services régionaux de l’emploi, dans les CPAS, voire dans les syndicats, dépeignent souvent le même ressenti: la réforme des allocations de chômage est enclenchée, on fait ce qu’il faut, mais on attend un raz de marée.
La décision a été entérinée par la loi-programme votée à la Chambre le 18 juillet. On connaît la chanson: les partis de gouvernement y voient une mesure indispensable, pendant que l’opposition à gauche prédit un désastre social. Mais au-delà des postures politiques, la réforme des allocations de chômage représente aussi un fabuleux chantier pour une quantité de protagonistes de l’emploi et de la réinsertion. Plusieurs d’entre eux figurent au cœur de ce basculement vers une nouvelle ère. Ils doivent assumer, en ce moment même.
Les lettres de l’Onem aux chômeurs concernés
Les courriers sont partis voici quelques jours et ont même eu le temps d’atterrir dans bon nombre de boîtes aux lettres. L’Onem a prévenu toutes les personnes potentiellement concernées par la première vague d’exclusions, qui surviendra le 1er janvier 2026.
Pour l’ensemble de la réforme, l’Onem estime à environ 180.000 le nombre de chômeurs qui arriveront en fin de droits au fil des vagues successives. Au total, parce qu’il y a davantage d’allocataires potentiellement concernés que d’allocataires qui le seront effectivement en bout de course, près de 230.000 missives devraient être envoyées à terme.
Les courriers concernant la première vague ont donc été postés dès ce 15 septembre et concernent deux publics. Les demandeurs d’emploi ayant accumulé au moins 20 années de chômage complet: 11.094 lettres ont été envoyées, dont 1.976 en Région flamande, 3.620 en Région Bruxelles-Capitale, 5.465 en Région wallonne (hors Communauté germanophone) et 33 en Communauté germanophone. S’y ajoute un public dont on a moins parlé, à savoir celui constitué par les demandeurs d’emploi qui auront bénéficié d’une allocation d’insertion (accessible après les études) depuis un an, au 1er janvier 2026. L’Onem a envoyé 18.434 courriers à ce public: 3.385 en Région flamande, 1.701 en Région Bruxelles-Capitale, 13.266 en Région wallonne francophone et 82 en Communauté germanophone.
Au-delà de ces démarches épistolaires, la mise en œuvre de la réforme représente aussi «un défi important pour l’Onem. Nous mettons tout en œuvre pour que celle-ci se déroule de la meilleure façon et pour que les parties prenantes ainsi que les assurés sociaux soient correctement informés», indique-t-on à l’office. Permanences téléphoniques et physiques, vidéos et fiches explicatives, adaptation des logiciels informatiques, réaffectation des ressources, formation du personnel, communication avec les autres organismes concernés: le dispositif est conséquent. «Nous avons choisi de mobiliser nos propres ressources» en termes de personnel, précise encore l’Onem, qui n’a donc pas recruté pour l’opération.
Le casse-tête des CPAS
Beaucoup de choses ont déjà été exprimées sur l’impact de la réforme sur les CPAS, sur le plan des finances communales notamment. Une compensation de 300 millions d’euros a bien été prévue par le fédéral. Elle est jugée comme probablement insuffisante selon les estimations des fédérations de CPAS et accessoirement, elle n’est pas censée couvrir le surcroît de frais de fonctionnement ni les aides sociales complémentaires. «La compensation ne porte que sur le revenu d’intégration sociale (RIS). Mais il faut s’attendre à une augmentation importante des aides complémentaires. On estime qu’elles se chiffreront à 357 millions pour nos CPAS sur l’ensemble de la législature», indique Sandrine Xhauflaire, conseillère à la Fédération des CPAS de Wallonie.
En attendant, c’est également à un autre casse-tête que sont confrontés nombre de CPAS: celui du recrutement du personnel nécessaire pour absorber tout un nouveau public.
«En principe, il faut rappeler que la réforme du chômage ne devrait pas automatiquement renvoyer les gens vers le CPAS. Le lien n’est pas direct. Mais en effet, à partir du moment où des personnes n’auront plus aucun revenu, elles se tourneront vers les CPAS. Nous estimons qu’environ 60% des exclus le feront», indique Georgy Manalis, le directeur de la Fédération des CPAS bruxellois.
Les CPAS devraient en théorie recruter 550 agents à Bruxelles, 1.500 agents en Wallonie.
Il en découle d’importants besoins en renfort de personnel, en théorie du moins. Plus d’un président de CPAS s’arrache les cheveux à ce sujet. En Région bruxelloise, la Fédération a dégainé la calculatrice. Elle table sur un transfert potentiel de 24.465 personnes vers les CPAS. Partant du principe qu’il faut recruter un équivalent temps plein (ETP) pour 80 dossiers, elle évalue à 306 le nombre d’agents supplémentaires nécessaires pour les 19 communes, l’an prochain. A cela s’ajoutent 245 agents administratifs (un ETP pour 100 dossiers).
Ces besoins placent les CPAS dans une situation de concurrence, d’autant plus rude qu’assistant social figure sur la liste des métiers en pénurie des trois services régionaux de l’emploi. Et puis, «franchement, vu les conditions salariales et la nature du travail qui les attendent, ce n’est pas nécessairement vers les CPAS qu’accourent les candidats assistants sociaux», laisse-t-on entendre.
Du côté wallon, la fédération émet également de vives craintes. «Un cadastre des besoins des CPAS avait été réalisé avant l’annonce de la réforme», rappelle Sandrine Xhauflaire. Quelque 800 ETP manquent. A cela s’est ajoutée, plus récemment, la crainte de la perte d’environ 500 emplois existants, en raison de la disparition d’une série de subsides et de coupes budgétaires. Viennent encore s’y greffer, selon les estimations, environ 1.500 ETP dus à la réforme des allocations de chômage (824 travailleurs sociaux et 659 travailleurs administratifs). Indirectement, une partie de ces emplois théoriques pourrait être subsidiée, «mais environ 700 restent non couverts».
«Un momentum» pour le Forem
«L’idée, c’est bien qu’un maximum de personnes aient retrouvé le chemin de l’emploi avant l’échéance» et n’aient pas à s’adresser à leur CPAS, rassure Thierry Ney, porte-parole du Forem. Les services régionaux de l’emploi, comme l’ensemble des opérateurs de la formation et de l’insertion, sont au taquet. Avec les moyens du bord, sans avoir renforcé les effectifs.
«Mais on n’a pas attendu l’envoi des lettres par l’Onem pour prendre les choses à bras-le-corps», ajoute-t-on au Forem. En Wallonie, deux tiers des personnes concernées par la première vague sont des bénéficiaires d’allocations d’insertion, un tiers sont des chômeurs depuis au moins 20 ans. «Ce sont des cohortes mouvantes, avec des personnes qui bougent vers l’emploi.» Sur les six derniers mois, 9% des allocataires depuis plus de 20 ans ont trouvé de l’emploi, ils sont 37% parmi les bénéficiaires de l’allocation d’insertion.
Il existe donc des opportunités, «c’est un momentum important et le Forem fait ce qu’il faut», c’est-à-dire une floppée d’initiatives pour informer et mobiliser les demandeurs d’emploi. Une certaine prise de conscience s’opérerait, auprès d’une part du public concerné, quant au fait d’être concerné, ou de ne pas avoir droit à un éventuel RIS dans un second temps.
Le Forem à proprement parler a lui aussi dû se réorganiser, selon trois leviers en particulier: au niveau des outils digitaux, de la réorganisation interne de la première ligne et des méthodologies de travail.
«Ce n’est pas le paiement des allocations qui prend du temps, mais le traitement des réinscriptions et désinscriptions.»
Même les syndicats doivent assumer
Les organisations syndicales ont largement exprimé tout le mal qu’elles pensent de la réforme. Mais elles sont aussi, de façon plus pratico-pratique, des organismes de paiement des allocations. «On informe, on accompagne, on communique. La communication gouvernementale s’est beaucoup focalisée sur les chômeurs, mais dans certaines régions, 40 à 50% des personnes concernées reçoivent des allocations d’insertion. On s’attend à ce que beaucoup soient surpris», explique Marie-Hélène Ska, secrétaire générale de la CSC. A cela s’ajoute tout un travail de coordination avec les CPAS, qui représente un enjeu non négligeable.
«Disons que ça n’aura pas d’impact majeur à l’échelle de la FGTB. Les chômeurs complets indemnisés représentent environ 10% de nos affiliés», indique Thierry Bodson, président du syndicat socialiste. Les vrais effets sur l’organisation interne se feront surtout sentir en 2027.
En revanche, prévient-il, «là où il va y avoir beaucoup de travail, même si on en parle peu, c’est sur le caractère mouvant des dossiers. Les prévisions ont été faites sur base de la situation au 30 juin, mais beaucoup de choses auront changé au 31 décembre», si bien que de nombreux cas personnels devront être recalculés, en fonction des CDD, intérims et autres emplois décrochés. «Dans un service du chômage, ce n’est pas le paiement des allocations qui prend du temps, mais le traitement des réinscriptions et désinscriptions», qui peuvent traduire un certain dynamisme des demandeurs, mais signifier un surcroît de travail parmi tant d’autres.