Au travail, les parents bénéficient-ils vraiment de trop d’avantages par rapport à leurs collègues qui n’en ont pas? Le sujet fait débat autour de la machine à café. Entraînant parfois incompréhension chez les uns et frustration chez les autres. On a démêlé le vrai du faux, et inversement.
«Parce que je n’ai pas d’enfant, je ne serai donc jamais prioritaire? Ce n’est pas que je n’ai pas voulu forcément en avoir, vous savez. Mais bon, je serai toujours tributaire des collègues qui en ont», lâche Elise (1), employée dans une société bruxelloise.
Le sujet est délicat, sans doute. Les travailleurs qui ont des enfants bénéficient d’une série d’aides, d’avantages, voire de privilèges, c’est selon. Un équilibre entre les besoins des uns et des autres peut être trouvé. Parfois, en revanche, des frustrations émergent. Elles animent gentiment les conversations, dans le meilleur des cas, ou se transforment en conflits plus ou moins larvés, si elles ne sont pas désamorcées.
On pourrait subdiviser ces avantages en deux grandes catégories. Les dispositifs parfaitement encadrés par la loi, premièrement. Cela concerne d’abord le congé de maternité et le congé de naissance, pour le père ou la coparente. On songe encore aux congés parentaux, quatre mois disponibles jusqu’aux 12 ans de l’enfant dans la plupart des cas, sans oublier le crédit-temps pour «soins à un enfant de moins de 8 ans». Le travailleur s’absente, certes pour d’excellentes raisons, mais cela peut peser sur les collègues qui n’y ont pas accès.
« On tolère les retards, on est conciliant le jour de la rentrée scolaire, on se montre systématiquement plus souple pour le télétravail, etc. En fonction des milieux, des contraintes, des dynamiques d’équipe, des façons de conduire les ressources humaines, on pourra y voir tantôt un management humain et à l’écoute, tantôt le règne de l’arbitraire et de l’iniquité.
De toute évidence, Elise a évolué dans un cadre professionnel susceptible de favoriser les rancœurs, lorsque «je vois systématiquement mes demandes de congé passer au second plan». Surtout, quand sa supérieure hiérarchique, en charge de la validation des congés, priorise ses propres congés parentaux au détriment des vacances de ses collègues.
«Lorsque des analyses de risques psychosociaux sont effectuées dans les entreprises, cette notion d’injustice, importante, peut vraiment se manifester par rapport à la question des congés», confirme Isabelle Hansez, professeure de psychologie du travail à l’ULiège, par ailleurs députée fédérale Les Engagés.
Toute organisation arbitraire peut mener à ce sentiment d’injustice et risque de miner la conciliation entre vies privée et professionnelle, comme nuire à l’engagement et à la satisfaction au travail. En ressources humaines, la notion de justice prend plusieurs formes. Elle peut être distributive (les salaires, les conditions), procédurale (la façon de prendre les décisions), informationnelle (la clarté et la transparence des critères) et interpersonnelle (le respect et l’écoute).
«Le passage du congé de naissance à 20 jours ne nous a pas facilité la vie.»
Les parents, le travail et les avantages: le système D
Au quotidien, atteindre cet équilibre n’est pas toujours aisé. «Je suis un spécialiste du Tetris», plaisante Albert (1), à la tête d’un service d’une société média. Chercher à assembler des briques hétérogènes pour former un tout cohérent, qui permette d’accomplir la masse de travail tout en répondant aux besoins individuels, est un défi permanent.
«Je pense faire partie des responsables à l’écoute, poursuit-il. D’autres chefs de service sont bien plus rigides, sur le mode « démerdez-vous ». Ça s’est déjà retourné contre moi, parce que j’avais accordé trop de congés et que nous étions trop peu nombreux. Alors, on anticipe.» Les parents sont prioritaires lorsqu’il s’agit de fixer les congés durant les vacances scolaires, c’est inscrit dans le règlement de travail. «Franchement, ça arrange souvent les autres, qui préfèrent les vacances hors saison. Avec cela, il faut tenir compte des cours du soir des uns, des activités des autres, etc. Ce n’est pas simple. En revanche, je trouve que le nouveau calendrier scolaire nous a vraiment aidés», en ventilant différemment ces périodes au fil de l’année.
Autre milieu professionnel, autres contraintes. François (1) est à la tête d’une entreprise d’une trentaine de personnes du secteur de la construction, des hommes en grande majorité. «Je ne vais pas vous mentir: sur un plan purement organisationnel, le passage du congé de naissance à 20 jours (NDLR: en 2023) ne nous a pas facilité la vie», reconnaît-il. Dans sa société, chacun connaît les termes de son contrat. A côté de cela, «on trouve des arrangements un peu officieux. Il faut jongler avec les desiderata de tout le monde sans empiéter sur la qualité et la rentabilité.»
De nouvelles requêtes sont aussi apparues. Un ouvrier a récemment introduit une demande de congé parental, pour travailler à 4/5e temps. Il y a droit, là n’est pas la question. «C’était nouveau pour nous. Je dois admettre que ce n’est pas aisé, y compris pour la personne elle-même, qui manque certaines réunions de chantier», dans un métier où les informations techniques s’échangent régulièrement. Quant aux réactions des collègues, «chacun a sa petite opinion sur la question».
Une individualisation croissante
Dans la théorie des ressources humaines, «on peut décrire des fonctionnements idéaux, mais la réalité est différente. L’écrasante majorité des entreprises en Belgique sont des PME, avec des personnes qui gèrent comme elles peuvent», souligne François Pichault, professeur de gestion des ressources humaines (GRH) à HEC Liège (ULiège). Il a théorisé différents modèles organisationnels, depuis le modèle discrétionnaire, typique des PME où l’on aborde ces questions de façon plus informelle, au modèle objectivant, standardisé, voire rigide. Un autre s’est développé, ces dernières années, qualifié d’individualiste. «En individualisant de plus en plus, depuis une quarantaine d’années environ, la GRH a en quelque sorte instauré un système de concurrence, en valorisant la performance individuelle, avec des primes et des évolutions de carrière individuelles. Travailler ensemble, dans ce contexte, peut devenir plus compliqué», note Laurent Taskin, professeur de GRH à l’UCLouvain.
Parfois, les conditions se négocient presque à la carte. Le tout peut être renforcé par une autre tendance qui s’est imposée, y compris dans les grandes structures: le management de proximité. La direction des ressources humaines fixe un cadre, mais il appartient aux chefs d’équipe de les gérer au quotidien. Ils connaissent leurs collègues et leurs besoins, les côtoient, mais n’ont pas nécessairement les qualités ni les compétences pour désamorcer un sentiment d’injustice.
«Le travail devient une activité parmi d’autres, comme le sport, le bénévolat, la vie sociale.»
«J’ai des enfants, que me proposez-vous?»
Pour François Pichault, la question est d’autant plus ardue pour les employeurs en proie à la course aux talents. Dans un marché tendu, «ils sont enclins à être à l’écoute des employés. Là où les ressources sont rares, on a parfois tendance à tordre le cou au principe d’équité: « Il me faut absolument cet informaticien ».» Et cet informaticien, au moment d’être embauché, aura peut-être fait sa shopping list, indique le professeur. «Qu’offrez-vous en matière de télétravail? J’ai des enfants, que me proposez-vous pour les congés?»
La recommandation consiste à éviter l’hyperindividualisation en réfléchissant en catégories de profils. «Parent ou pas parent, certaines fonctions se prêtent plus au télétravail que d’autres. Au sein d’une même entreprise, le travail des informaticiens pourra faire l’objet d’aménagements difficilement concevables sur la ligne de production» et vice versa.
Historiquement, la création de régimes particuliers pour les parents «est animée par une perspective d’équité», cadre Laurent Taskin. Le modèle de la famille avec enfants et deux parents au travail s’est imposé, avec un raisonnement sous-jacent: ces aménagements accordés aux parents, on en a bénéficié par le passé, ou on en bénéficiera potentiellement plus tard. Chacun finit par y trouver son compte.
La législation a évolué dans ce sens et les employeurs ont été tenus de devenir de plus en plus family friendly. En Belgique, par exemple, les premiers congés parentaux rémunérés datent de 1997. Ce congé thématique s’est progressivement étoffé, il continue de gagner en succès auprès des salariés. Bien que l’écart se réduise au fil des ans, il conserve une dimension genrée, si bien que le remettre en cause ou moins le rémunérer conduirait aussi à léser plus de femmes que d’hommes, à l’heure actuelle.
L’avènement des childfree
Entre-temps, «un phénomène sociologique assez neuf» a émergé, signale Laurent Taskin: une proportion grandissante d’adultes ne souhaitent pas avoir d’enfants. Aux jugements familiaux et sociétaux du type «alors, c’est pour quand?» peut s’ajouter un sentiment d’iniquité dans le monde du travail. «Or, dans ce mouvement, beaucoup revendiquent leur choix de manière positive. Mais ce n’est pas si évident à assumer, surtout quand on est une femme, d’ailleurs», fait remarquer Laura Merla, sociologue de la famille à l’UCLouvain.
Des dispositifs méritent d’être pensés pour les parents, mais ils ne sont pas les seuls à mener une vie hors du travail. «On le voit dans les sondages, notamment auprès des jeunes: le travail devient une activité parmi d’autres, comme le sport, le bénévolat, la vie sociale. Quelque part, un sentiment d’iniquité peut naître du fait de l’existence d’aménagements pour les parents, parallèlement à un manque de considération pour des activités autres que la parentalité, mais qui font autant partie de la vie», observe la sociologue.
Peut-on pour autant considérer que les parents sont privilégiés, en général? La question fait sourire Laura Merla. «Il suffit de voir le taux assez lamentable de couverture des crèches pour avoir la réponse. Je pourrais citer d’autres exemples. Et en matière de congés parentaux, on est encore très loin des pays scandinaves. Disons que l’on vit dans une société où des mesures ont été imposées aux employeurs pour mieux articuler vies professionnelle et personnelle», sachant que ces mesures sont plus accessibles dans le marché du travail primaire, où les emplois sont stables, mieux protégés et rémunérés. Elles le sont moins dans le marché du travail secondaire, qui croît et se caractérise par une plus grande flexibilité, des contrats de courte durée, de moindres rémunérations. «On y retrouve davantage de jeunes, de publics précarisés, de femmes», précise Laura Merla.
«Certaines personnes sont ravies que leur employeur facilite leur vie de parent, d’autres n’en ont pas envie.»
Intégrateur ou segmenteur?
L’employeur qui satisferait à toutes ces aspirations serait-il la perle rare? Entre parents et non-parents, l’équilibre parfait peut-il être trouvé? La réponse n’est guère évidente.
La sociologie du travail a identifié deux grands types de profils, plaçant différemment les frontières entre vies professionnelle et extraprofessionnelle. Les télétravailleurs réguliers l’expérimentent souvent, d’ailleurs. Certains sont plutôt intégrateurs, acceptant une frontière poreuse, laissant s’entremêler les univers professionnel et privé. D’autres sont plutôt «segmenteurs», instaurant une démarcation étanche.
«Certaines personnes sont ravies que leur employeur facilite leur vie de parent, d’autres n’en ont pas envie», résume François Pichault. Qu’une crèche soit organisée par l’employeur peut être perçu comme un formidable avantage, un insidieux moyen de pression, ou un peu des deux. Une étude publiée en 2024 aux Etats-Unis approfondit même la réflexion: ce n’est pas tant les frontières que l’employé érige ou non qui comptent, mais la congruence de valeurs entre employeur/manager et travailleur. Pourvu que la politique adoptée au travail colle avec les attentes de tout un chacun…
Ce débat se pose dans un mouvement plus global, suggère Laurent Taskin, «que le philosophe Hartmut Rosa a qualifié en 2010 d’ »accélération du temps ». Les rythmes de nos vies se sont accélérés, le temps manque. La vie, c’est maintenant. On ne veut plus attendre la retraite pour profiter. On veut être en même temps un bon parent, un bon travailleur, un citoyen, sans faire le deuil d’une vie sociale et amicale.» Le monde du travail, lui, est appelé à participer à la conciliation des rôles.
Mais l’individualisation grandissante de la relation au travail peut aussi représenter un risque. «Il faut que le bien-être individuel aille avec le bien-être collectif. Il importe aussi de rappeler ce cadre collectif, dont il faut prendre soin.» Peu importe que l’on ait des enfants ou non, finalement: la frustration est exacerbée si on s’échine à faire des calculs individuels et des comparaisons de cas particuliers, avec des reproches et des répliques du type «ce sont mes enfants qui paieront ta pension». Ou si le management conduit à de tels raisonnements. «Il faut éviter la situation où plus rien ne nous rassemble», considère Laurent Taskin, spécialisé en management humain. Le travail, dans la majorité des cas, demeure un espace collectif, où l’on devrait partager des projets et du temps de vie plutôt qu’un climat de concurrence et de suspicion.
(1) Prénoms d’empruntUn «sac à dos» pour simplifier la vie des familles
Congés de maternité, de naissance, d’adoption, parental, pour parents d’accueil, crédit-temps, etc. La panoplie des possibilités octroyées aux parents pour pouvoir consacrer du temps à leurs enfants souffre d’une certaine complexité, d’autant plus que chaque système connaît ses propres modalités et spécificités en fonction du statut (salarié, fonctionnaire, indépendant). Elle est toutefois amenée à connaître une petite révolution.
La majorité fédérale ambitionne de simplifier cet ensemble en instaurant le crédit familial (ou «sac à dos familial»). Inscrit dans l’accord de gouvernement, il sera octroyé à chaque enfant, qui ouvrira un droit de 24 mois de congés. Une proposition de loi est en préparation, Les Engagés et le CD&V peaufinant le texte.
Plusieurs voix se sont fait entendre pour formuler des craintes, à savoir qu’une flexibilité accrue risque de représenter une charge supplémentaire pour les mères, ou que le projet coïncide avec un rabotage de moyens alloués aux congés thématiques.
Ce n’est pas l’intention, assure la députée Isabelle Hansez (Les Engagés). Il s’agit de «ne plus faire peser le congé sur une seule personne, mais de l’inscrire dans une logique familiale, équitable et flexible, qui profite à tous». Ce nouveau système visera à simplifier l’organisation des congés familiaux, avec la promesse d’une augmentation des allocations et d’une accessibilité accrue pour les familles les plus précaires.
Parmi ses spécificités: le fait que ces droits aux congés soient transmissibles aux parents et/ou aux grands-parents, coparents et beaux-parents. Le crédit se subdivisera en plusieurs paquets, dont un crédit de 24 semaines à la naissance, à partager entre parents, avec la possibilité d’en prendre une partie jusqu’aux 3 ans de l’enfant. Et surtout avec un «bonus de genre», donc des semaines supplémentaires en prime pour les familles dans lesquelles le père ou le coparent aura pris une part suffisante. L’objectif, ici, consiste bien à inciter à une meilleure répartition genrée du congé de naissance.
La clé des congés? Expliquer et clarifier
La planification des vacances peut être un sujet qui fâche au sein de l’entreprise. Pour éviter l’arbitraire, rien de tel que la transparence.
La plupart du temps, une grande latitude est laissée au monde du travail pour la planification des congés, ce qui peut représenter une facilité, mais ouvre aussi la porte à une diversité de pratiques. «Deux textes légaux encadrent principalement le sujet: un arrêté royal de 1967 et les lois coordonnées de 1971 sur les vacances annuelles», précise Laura Couchard, conseillère juridique chez Acerta Consult.
«Légalement, tout est bien détaillé en ce qui concerne le nombre de jours, le calcul, etc. C’est d’ailleurs assez complexe. En revanche, pour la fixation des jours de vacances, c’est assez léger.» Ainsi, l’arrêté royal évoque, entre autres, le droit à une période continue de deux semaines entre début mai et fin octobre, mais aussi le fait que pour les «chefs de famille, les vacances sont octroyées de préférence pendant la période de vacances scolaires».
Les réalités diffèrent d’un milieu à l’autre. Certains secteurs, à l’instar de la construction, imposent les congés collectivement. Des employeurs planifient des fermetures annuelles. Dans le secteur privé, entre une grosse société dotée d’un service des ressources humaines et une PME, entre des boutiques qui connaissent un pic d’activité durant les soldes de juillet et d’autres secteurs qui entrent dans une certaine torpeur au même moment, il existe une grande variété de contraintes.
Ces principes sont valables aussi pour le télétravail, par exemple.Dans tous les cas, la bonne pratique qui prévaut, recommande la conseillère juridique, est la fixation d’un cadre clair et transparent, «en bonne intelligence», précisément pour éviter tout sentiment d’iniquité. Sachant que les vacances sont prises, en principe, d’un commun accord entre l’employeur et le travailleur, la clé réside dans l’équilibre, quelque part entre l’absence de cadre et le formalisme excessif.
«Par exemple, je préconise de clarifier les choses lorsqu’un nouveau travailleur arrive: « Voici comment cela fonctionne chez nous ». Communiquer une date à laquelle les demandes de congé doivent être introduites, signaler auprès de qui elles doivent l’être, instaurer une transparence sur les règles de priorités éventuelles, sont autant d’éléments qui éviteront les frustrations.»
Ces principes sont valables pour d’autres dispositions, comme le télétravail. Ce sujet peut également fâcher, si la souplesse accordée aux uns ne l’est pas aux autres. «C’est un outil pour l’entreprise, qui nécessite qu’elle se pose des questions en amont sur ses valeurs. Si le service au client exige la présence au bureau trois jours par semaine, ou que la cohésion de l’équipe impose un minimum de présence, et que tout cela est clairement expliqué, alors la façon de mettre cet outil en œuvre aura du sens.» L’absence de réflexion préliminaire ou de communication sur les règles, une fois encore, risquera de rendre leur acceptation plus difficile. Des frustrations pourront alors germer, sachant que si elles persistent malgré la mise en place d’un cadre clair, «cela vaut la peine de creuser un peu. C’est sans doute qu’elles révèlent d’autres difficultés.»