Pour les proches de personnes vivant en Belgique, quitter Gaza est particulièrement difficile, même après l’obtention d’un visa. Et l’Etat belge sème lui-même des embûches, dénonce un avocat. Maxime Prévot, lui, réfute toute mauvaise volonté.
Les récits ne sont pas sans rappeler celui de Sisyphe, ce personnage de la mythologie grecque condamné à rouler un rocher jusqu’au sommet de la montagne, d’où la pierre retombe indéfiniment, jusqu’à l’absurde. Pour des centaines de Gazaouis proches de personnes vivant en Belgique, il n’est guère évident de venir jusque dans notre pays, alors qu’il s’agit souvent d’une question de survie. Des obstacles se présentent à tous les étages. Tel est du moins le constat posé par une série d’avocats spécialisés en droit des étrangers et qui prennent en charge ces dossiers complexes tant sur le plan humain que juridique et opérationnel.
A propos des «visas humanitaires» en provenance de Gaza, des cartes blanches ont été publiées ces derniers mois, pendant que des questions parlementaires ont été posées à la Chambre, aussi bien à la ministre de l’Asile et de la Migration, Anneleen Van Bossuyt (N-VA), qu’au ministre des Affaires étrangères, Maxime Prévot (Les Engagés).
«Les Engagés et la N-VA: la même ligne»
«Aujourd’hui, il faut constater que la problématique de ces visas n’évolue pas vraiment. Malgré les déclarations, notamment du ministre des Affaires étrangères qui assure faire tout ce qui est en son pouvoir pour assurer les évacuations de Gaza, les blocages persistent. Sur ce dossier, les ministres N-VA et Les Engagés, malgré les postures politiques, se trouvent sur une même ligne», fait remarquer Pierre Robert, un avocat impliqué dans plusieurs de ces dossiers.
Les administrations concernées, Affaires étrangères et Office des étrangers, et avec elles les ministres responsables feraient preuve d’une «mauvaise volonté manifeste» lorsqu’il s’agit de permettre aux Gazaouis d’obtenir les visas nécessaires puis, le cas échéant, de quitter le territoire pour rejoindre les proches en Belgique.
Plusieurs cas de figure coexistent et se mélangent parfois, rendant le sujet assez technique et les situations individuelles kafkaïennes. Ces demandes de visa peuvent prendre la forme d’un regroupement familial, pour les proches (conjoint, enfant et quelques autres cas de figure) d’une personne belge ou réfugiée en Belgique. Il peut aussi s’agir de visas humanitaires, lesquels se subdivisent encore en plusieurs catégories, comme le regroupement familial élargi ou de situations humanitaires urgentes. S’y ajoutent encore des cas hybrides, pour des familles rassemblant les deux types de demandes.
Interrogée cet été au Parlement, Anneleen Van Bossuyt expliquait que les demandes, logiquement, sont en augmentation. «De janvier jusqu’en avril dernier, 279 demandes de visa humanitaire ont été introduites par des Gazaouis, 737 demandes l’ont été en 2024 et 162 en 2023. […] Jusqu’en avril dernier, 788 demandes de regroupement familial ont été introduites par des Gazaouis, 1.424 l’ont été en 2024 et 614 en 2023», détaillait la ministre. Concernant la seule année 2024, selon les données de l’Office des étrangers, sur les 1.424 demandes de regroupements familiaux, 627 ont donné lieu à un accord et 98 à un refus (parfois sous réserve d’un réexamen ultérieur).
Les dossiers sont d’autant plus complexes que les compétences s’enchevêtrent. «La procédure d’enregistrement et de délivrance des visas relève de la compétence du SPF Affaires étrangères. Le traitement des demandes proprement dit est assuré par l’Office des étrangers», résume-t-on auprès de ce dernier.
Derrière ces chiffres se trouvent des situations particulières impliquant détresse et urgence humanitaire. «Quand une administration rechigne à fournir une information ou à envoyer un mail, par exemple, c’est bien de choix qui font la différence entre des vies sauves et un risque de génocide dont on parle», fustige Pierre Robert.
L’avocat décrit donc des embûches semées à plusieurs étapes des procédures. Et cela commence par les demandes de visas à proprement parler. Légalement, elles doivent être introduites physiquement, par comparution personnelle, auprès d’un poste diplomatique. Ce principe est bien d’application pour les visas humanitaires, confirme l’Office des étrangers. Néanmoins, «la Cour de justice européenne a jugé qu’une demande de visa de regroupement familial peut être introduite par email uniquement quand le membre de la famille est dans une situation qui rend impossible ou excessivement difficile sa comparution personnelle».
Le consulat se trouvant à Jérusalem, «il est impossible pour les personnes de s’y rendre», rappelle évidemment Pierre Robert. Nombre de demandes sont dès lors formulées par voie électronique. «C’est alors que commence le carrousel. Typiquement, il leur est répondu que selon la loi belge, les gens sont tenus de se présenter personnellement au consulat.»
Gaza, la Belgique et le carrousel
L’avocat entame alors les démarches auprès de la justice belge. «Le tribunal de première instance explique que la jurisprudence existe déjà et que vu la situation, les demandes peuvent être effectuées à distance. Ensuite, l’Etat belge va en appel et la cour d’appel confirme la jurisprudence. Et à chaque dossier, on doit tout recommencer à zéro. On perd des semaines, voire des mois face à ce qu’il faut bien appeler de l’obstruction systématique», considère l’avocat. Au surplus, commentait Anneleen Van Bossuyt cet été à la Chambre, la «pression migratoire» implique un engorgement des services de l’asile et de la migration, n’arrangeant probablement pas la célérité avec laquelle les dossiers sont traités.
«Je me suis par exemple retrouvé à une audition où des enfants étaient concernés», poursuit Pierre Robert. Il s’agissait de demandes pour, entre autres, la sœur et les neveux d’un homme vivant en Belgique, le mari de la sœur ayant été tué par un drone israélien. Le visa ayant été refusé, «il a été question de l’intérêt supérieur des enfants. Et cet intérêt, ai-je entendu, était de rester auprès de leurs parents, à Gaza. Comment peut-on parler de l’intérêt supérieur des enfants en ces termes?»
«On perd des semaines, voire des mois face à ce qu’il faut bien appeler de l’obstruction systématique.»
La suite des dossiers relève encore du parcours du combattant, dénonce l’avocat, même lorsque des visas ont été délivrés. A ce stade, les Affaires étrangères prennent le relais. En résumé, «les personnes doivent être inscrites sur une liste du centre de crise. Il appartient alors au consulat à Jérusalem d’envoyer une note verbale à Israël et à l’Egypte pour tout mettre en action. Désormais, c’est la Jordanie depuis mars 2025.»
Là aussi, «on fait face à de l’obstruction. Après un refus d’inscription, on va devant le tribunal, le juge condamne l’Etat belge en disant qu’il faut rendre les visas effectifs, avec des astreintes à la clé. L’Etat belge, représenté par le ministre des Affaires étrangères, fait appel, puis est condamné, etc.» Il s’agit parfois de broutilles, si l’on peut dire. «J’ai eu un cas où les Affaires étrangères avaient été condamnées en appel à envoyer une note verbale. L’administration l’a fait, mais n’a pas complété un tableau Excel envoyé par Israël, au prétexte que l’Etat belge n’avait pas été condamné à le remplir.» En mars 2025, la Cour d’appel de Bruxelles a retenu le caractère fautif de cette absence de réponse.
Une liste de 500 personnes à Gaza
Si l’avocat identifie une distorsion entre les postures politiques et les actes posés, le ministre des Affaires étrangères, de son côté, affirme sa bonne volonté. «Je répète mon souhait et mon objectif d’évacuer le plus de personnes possibles de Gaza, explique Maxime Prévot. Pour réaliser cet objectif, le premier pas est de bien analyser la situation et les conditions sur place, ainsi que les moyens que nous avons à disposition pour organiser ces évacuations», poursuit le ministre. Les conditions sur place, précisément, sont très difficiles. «Nous sommes confrontés à des défis énormes sur les plans sécuritaire, opérationnel, administratif.» Politique aussi, notamment sur le fait de devoir nouer des accords avec Israël. «Une évacuation ne se fait pas du jour au lendemain, c’est une opération complexe qui requiert une longue et intense préparation.»
Qu’il s’agisse du centre de crise à Bruxelles ou des postes à Jérusalem et Amman, ses équipes s’investissent «sans relâche», assure-t-il. Depuis octobre 2023, «nous avons réussi à évacuer presque 800 personnes. Mais il y a des limites à ce que nous pouvons réaliser.»
Pour les personnes encore à Gaza, le gouvernement fédéral a choisi de «mettre le focus, pour l’instant, sur une liste fixe de 500 personnes. Nous voulons honorer notre engagement envers ces 500 personnes avant de prendre de nouveaux engagements.»
Pourquoi alors ces recours introduits contre des décisions judiciaires condamnant l’Etat belge? Cela «ne témoigne pas d’une mauvaise volonté», insiste Maxime Prévot, mais d’une «ferme volonté de réaliser mon objectif, de façon réaliste et sur la base d’une analyse approfondie des réalités sur le terrain.»
Cela ne redonnera pas forcément de l’espoir aux Gazaouis déboutés ou empêtrés dans d’interminables démarches par le truchement d’avocats, à l’instar de Pierre Robert, qui dénonce volontiers une «inhumanité» dans le traitement de ces dossiers de visas humanitaires et regroupements familiaux.