En Outremeuse, l'église Saint-Nicolas dans un piteux état. © hatim kaghat pour le vif/l'express

Pourquoi les églises sont en danger à Liège

Avec sept collégiales et un petit musée nommé Trésor de Liège, les vieilles pierres de la Cité ardente portent la marque d’un passé catholique parfois détesté, souvent ignoré. Objectivement, leur défense n’a pas bénéficié d’une priorité haute. Qui pour les sauver ?

Inauguré en avril dernier, le Trésor de Liège est un petit musée éblouissant logé dans le cloître gothique de la cathédrale Saint-Paul, propriété du diocèse, donc, mais surtout l’oeuvre de son conservateur : Philippe George, historien et spécialiste de l’art religieux. Le coeur de l’ancienne principauté de Liège y revit, sans vouloir faire injure au Grand Curtius (qui détient l’évangéliaire de Notger), au musée de la vie wallonne (ethnologique) ou à celui d’Ansembourg (arts décoratifs liégeois), sans parler du superbe Boverie (arts plastiques), de la méconnue Maison de la métallurgie et de l’industrie ou de l’Archéoforum.

Avec ses dix salles joliment mises en scène, le Trésor illustre la continuité d’une structure étatique sur une certaine partie de la Belgique pendant mille ans. Le buste-reliquaire de saint Lambert, le reliquaire de Charles le Téméraire, le tombeau contenant une veste d’Erard de La Marck et le grand portrait de Mgr de Grady sont des repères visuels d’une histoire percutée par la révolution de 1789, qui détruisit l’une des plus grandes églises gothiques d’Europe, Notre-Dame et Saint-Lambert. On peut voir au musée les étapes de sa démolition, peintes par Joseph Dreppe. Le trésor de saint Lambert fut dispersé dans les églises liégeoises, dont Saint-Paul.

Philippe George, le conservateur-inventeur du Trésor de Liège.
Philippe George, le conservateur-inventeur du Trésor de Liège.© alexis haulot pour le vif/l’express

Sous l’impulsion de Philippe George, le Trésor s’est enrichi de nombreuses pièces dans une optique d’art et d’histoire, non confessionnelle, avec le sens du  » concret et du pérenne  » que revendique le conservateur liégeois. Progressivement, le futur musée a investi les ailes sud (1996), ouest (2009) et est du cloître de la cathédrale (2018), en empêchant qu’il s’écroule, côté place Saint-Paul. Une aventure d’un quart de siècle.

En 1996, le buste-reliquaire de saint Lambert sort de son coffre-fort pour le 13e centenaire de la mort du fondateur de Liège, survenue vers 696. En 2005, tout le trésor se déplace aux Hospices de Beaune, en Bourgogne, où 45 000 visiteurs se pressent pour l’admirer. Sa visibilité internationale est établie ; Philippe George signe un beau livre chez Somogy/Editions d’art, Trésor des cathédrales d’Europe. Liège à Beaune. En avril dernier, les nouvelles salles mettent en lumière de grands christs mosans et des tableaux du peintre Bertholet Flémal, surnommé le Raphaël liégeois.  » Cinq cent personnes ont assisté à notre inauguration, entièrement financée par l’asbl Trésor Saint-Lambert, savoure le conservateur. On n’y a servi que des produits liégeois !  » Ce jour-là, le bourgmestre Willy Demeyer (PS) n’a pas caché son émerveillement. Peut-être sa surprise.

Le buste-reliquaire de saint Lambert : du coffre-fort au musée.
Le buste-reliquaire de saint Lambert : du coffre-fort au musée.© alexis haulot pour le vif/l’express

L’espace intérieur du cloître est toujours encombré d’échafaudages, mais le conservateur rêve d’en faire un camposanto, comme à Pise, avec fontaine et jardin de plantes médicinales, où reposeront de grands Liégeois. Il a déjà bénéficié du reliquat des budgets provinciaux du Tour de France, en 2000, et de la Coupe du monde, en 2002, pour reconstituer le mausolée des princes-évêques Georges-Louis de Bergues et François-Charles de Velbrück.  » C’est le moyen que le gouverneur Paul Bolland (NDLR : PS), un latiniste, avait trouvé pour nous aider… « , s’amuse Philippe George. Le sport au secours de la culture. Le conservateur ne veut pas en parler, mais tout le monde sait qu’il veut honorer dans son camposanto Sébastien La Ruelle, le bourgmestre de Liège assassiné en 1637, chef du parti des Grignoux (les  » petits « ), adversaire du prince-évêque. La Ville détient sa relique : un avant-bras gauche.

Carte de la principauté de Liège en 1789 d'après Joseph Ruwet
Carte de la principauté de Liège en 1789 d’après Joseph Ruwet

Un coup de main par-ci, un coup de main par-là : le Trésor n’a pas toujours pu compter sur le soutien affirmé des autorités de la Ville ni, même, de l’évêché, lesquels géraient en commun le Musée d’art religieux et d’art mosan, chargé de mettre en valeur les plus belles pièces des fabriques d’église locales. L’ancien échevin de la culture Hector Magotte (CDH) et l’ancien vicaire épiscopal chargé du patrimoine, l’abbé Raphaël Collinet, donnaient priorité au Maram, en titre, le musée diocésain. Ce dernier a fini par être intégré dans le Grand Curtius, et le Trésor est resté le Trésor. Sans toutefois ruiner les finances communales.

 » Pendant vingt-cinq ans, résume Philippe George, cinq millions d’euros ont été investis dans l’extension du musée, dont un cinquième apporté par la Région, la Province et la Ville, dans cet ordre-là. Le reste a été financé sur fonds propres : des dons privés via la fondation Roi Baudouin, du mécénat, du sponsoring.  » Deux techniciens sont affectés au Trésor : ils sont depuis plus de quinze ans sous statut APE (Aide à la promotion de l’emploi). A défaut de renforts publics, une  » communauté du Trésor  » s’est mobilisée : soit, une armée de bénévoles, une équipe scientifique qui produit un site Internet, des conférences, des concerts et, enfin, une revue trimestrielle, Trésor de Liège, dont l’assureur Ethias assure l’impression, séduit par sa qualité intellectuelle.

En voie de restauration: Saint-Denis
En voie de restauration: Saint-Denis© hatim kaghat pour le vif/l’express

Patrimoine religieux, atout touristique

Malgré l’entregent de son conservateur, la fréquentation du Trésor est insuffisante : 7 000 visiteurs payants par an. Le ticket d’entrée du Trésor a été couplé avec celui de l’Archéoforum,  » pour faire le lien avec la période précédant la principauté « , indique Freddy Joris, ancien directeur de l’Institut du patrimoine wallon (IPW). Le futur  » circuit des collégiales « , qui n’existe actuellement que sous la forme d’un dépliant (www.visitezliege.be), devrait relancer l’intérêt touristique pour le patrimoine religieux liégeois. Mais toutes les étapes de ce circuit ne seront pas terminées avant trois ou quatre ans. En guise de lancement, l’architecte Paul Hautecler, auteur de la restauration de Saint-Barthélemy, donnera une conférence au palais des congrès, le 14 novembre prochain, sur l’impact urbanistique des collégiales de Liège, au nombre de sept. Une ouverture exceptionnelle est programmée le 17 novembre.

En voie de restauration: Sainte-Catherine
En voie de restauration: Sainte-Catherine© hatim kaghat pour le vif/l’express

Sous l’Ancien Régime, les collégiales étaient de grands propriétaires terriens, des lieux de pouvoir et de savoir qui ont valu à Liège le nom d’Athènes du Nord. Reconverties en églises paroissiales après la Révolution, elles sont toutes dignes de figurer dans un circuit touristique, mais certaines demandent des travaux urgents (Saint-Jean, Saint-Jacques et Saint- Denis). La faute à Charles le Téméraire ? Lors de son expédition punitive de 1468, le duc de Bourgogne avait donné l’ordre d’épargner les bâtiments religieux (Le Vif/L’Express du 4 octobre). Les sept collégiales figurent toujours parmi les 26 monuments ou sites classés  » patrimoine exceptionnel  » de Liège, sur un total de 193 en Wallonie. Les restaurer n’a pas été une mince affaire. A l’inverse du Bourguignon, le monde politique n’a pas donné la priorité au sauvetage des prestigieuses églises liégeoises. Petit passage en revue.

En voie de restauration: Saint-Martin
En voie de restauration: Saint-Martin© hatim kaghat pour le vif/l’express

Restaurée dans son style originel, en couleur sang de boeuf, Saint-Barthélemy a été en chantier de 1999 à 2006, ce qui a coûté 12,5 millions d’euros, principalement supportés par la Région wallonne.  » Saint-Bar  » abrite les fonts baptismaux de l’ancienne cathédrale Saint-Lambert, catalogués parmi les  » sept merveilles de Belgique « .

Après d’interminables travaux d’étude, la restauration de la cathédrale Saint-Paul a commencé fin 2016 et devrait se terminer en 2020, dont coût huit millions d’euros, avancés à 95 % par la Région.

Saint-Denis, où André Grétry a reçu ses premières leçons de musique et Georges Simenon le baptême, a été consolidée, mais les peintures de ses autels sont en piteux état ; la fondation Roi Baudouin a pris en charge la restauration de son retable de la Passion.

Considérée comme l’une des plus belles églises de Belgique, Saint-Jacques, de style gothique fleuri, exhibe un portail Renaissance dont la restauration a coûté 800 000 euros (dont 95 % supportés par la Région) : les premières études remontaient à 2004.

Le dôme de Saint-Jean a été refait avec des crédits régionaux (50 000 euros), mais sa tour médiévale présente des signes de faiblesse. Il faudrait 1,8 million d’euros pour y remédier. Ils seront inscrits au budget de la Ville, avec subside de la Région.

A Sainte-Croix, fermée depuis 2005, la situation était catastrophique. La Région a promis de libérer 15 millions d’euros sur dix ans, à quoi s’ajouteront les cinq millions de Liège (Ville et Province).

Quant à la basilique Saint-Martin, où des patriciens ont été brûlés vifs en 1312, sa masse imposante au-dessus du boulevard de la Sauvenière est en phase de restauration complète. Neuf millions ont déjà été injectés par la Région, plus un autre million pour ses vitraux. Mais à l’intérieur, les peintures de son maître-autel dédiées à la Fête-Dieu se dégradent. Pour y remédier et financer la pastorale des jeunes, l’évêque de Liège, Jean-Pierre Delville, a créé la Fondation Saint- Lambert ( lire son entretien page 46).

En voie de restauration: Sainte-Croix
En voie de restauration: Sainte-Croix© hatim kaghat pour le vif/l’express

D’autres églises portent, elles aussi, les stigmates du grand âge : Sainte-Foy, Saint-Christophe, Saint-Nicolas… La plus visiblement mal en point est la baroque Saint-Antoine et Sainte-Catherine, en Neuvice, dont la façade – superbe – était envahie d’arbrisseaux. Cependant, il y a deux semaines, elle a été rénovée avec la collaboration de la Ville et du Fonds Richard Forgeur. Un dossier va être introduit pour la classer. Un autre incident avait attiré l’attention des médias en juillet dernier : la grande toile du maître-autel, chef-d’oeuvre du peintre liégeois Théodore-Edmond Plumier, s’était détachée de son cadre et déchirée ( voir photo page 37). Elle a été sécurisée, grâce aussi aux 12 000 euros de la Ville, en attendant une restauration plus complète. L’ardent Philippe George avait alors lancé une campagne de collecte de fonds, sans grand succès. Ses talents de thaumaturge ont été pris en défaut, alors que même l’ordre des cisterciens, à Rome, fait appel à lui pour auditer le patrimoine artistique de l’abbaye de Val-Dieu, à Aubel.

La Vierge au papillon (xve siècle) exposée au Trésor. Le papillon, symbole de résurrection...
La Vierge au papillon (xve siècle) exposée au Trésor. Le papillon, symbole de résurrection…© alexis haulot pour le vif/l’express

Cachez ce Saint

Visiblement, la restauration du patrimoine religieux n’a pas bénéficié d’une priorité haute, comparée aux projets culturels qui ont englouti une masse d’argent, ces dix dernières années, à Liège : le Grand Curtius, l’opéra royal de Wallonie, la Boverie, le théâtre de Liège, la Cité Miroir, la tour cybernétique Schöffer. L’historien Freddy Joris (ex-IPW) le déplore, tout en saluant la réussite de son ancien camarade d’université, Philippe George :  » L’ancien ministre Robert Collignon (NDLR : socialiste) et moi-même avions été séduits par la richesse du Trésor de Liège. Nous l’avons soutenu à fond contre les autres conservateurs de musée. Le Trésor est devenu le véritable musée d’histoire de Liège.  »

Freddy Joris, ancien directeur de l'Institut du patrimoine wallon.
Freddy Joris, ancien directeur de l’Institut du patrimoine wallon.© Frédéric Sierakowski/ISOPIX

Sur le désintérêt des autorités, il a sa petite idée :  » Il y a un côté anticlérical chez certains, qui revient à remonter en arrière, au temps des guerres de religion. Ce faisant, on nie la réalité d’une histoire. Les gens en arrivent à ne plus savoir dans quelle ville ils vivent, quelles sont ses racines, dans le cas de Liège, une principauté ecclésiastique qui a duré mille ans. Comme si, en France, on négligeait Versailles ou la Conciergerie au prétexte que ces châteaux évoquent les rois !  »

Certes, les églises sont désertées et sont une charge pour les communes, mais  » la valeur d’une église ne se définit pas par le nombre de ses fidèles, rétorque l’historien. Qui peut dire qu’à l’avenir, elles ne seront pas de nouveau pleines ? Pour les sauver, je suis d’accord avec Eric de Beukelaer (NDLR : vicaire épiscopal de Liège, lire page 44) pour dire qu’elles doivent s’ouvrir à d’autres activités, tout en restant vouées au culte « .

L’ancien directeur de l’Institut du patrimoine wallon rappelle que, de 1999 à 2014, les subsides alloués au patrimoine religieux  » se sont racrapotés autour de 55 % « . La Région, quels que soient ses ministres compétents, y compris CDH, n’a jamais osé mettre à l’honneur les bâtiments de l’Eglise,  » de peur de se faire traiter de calotins « . Les Journées du patrimoine ont slalomé entre des thèmes voisins,  » Au fil des idées  » (2001), ou y ont associé tous les cultes et philosophies (édition 2016).  » Même quand des ministres liégeois comme Michel Daerden et Jean-Claude Marcourt ont eu la charge du patrimoine, c’est-à-dire pendant huit ans, les dossiers religieux de Liège n’ont pas été mieux défendus, relève Freddy Joris. Les budgets n’ont augmenté qu’en 2014, sous Maxime Prévot (NDLR : CDH).  »

Jean-Marie Verdière, chef de cabinet de Michel Firket (CDH).
Jean-Marie Verdière, chef de cabinet de Michel Firket (CDH).© hatim kaghat

A Liège, le président de l’asbl Circuit des collégiales, Jean-Marie Verdière, chef de cabinet de l’échevin du tourisme et du patrimoine de Liège, Michel Firket (CDH), ne nie pas que certains tiquent, en effet, lorsqu’il est question d’églises.  » Ils craignent qu’on ne fasse du prosélytisme en les restaurant ou en les inscrivant au programme des visites scolaires « , décode-t-il. Cependant, la Ville de Liège a fait de sérieux efforts en la matière, surtout dans un contexte de dèche financière.  » Il y a trente ans, elle était pratiquement en faillite, rappelle-t-il. Et que répondre à ceux qui nous disent qu’il y a beaucoup de pauvreté à Liège, qu’il faudrait d’abord soulager ? Je suis un grand défenseur du patrimoine religieux, non pas parce que je suis catholique, mais parce que ce patrimoine est le témoin de toute notre histoire et qu’il a une valeur artistique incontestable.  »

Il poursuit :  » Promouvoir Liège comme ville d’art et d’histoire aura des retombées sur les plans économique et touristique, j’en suis sûr.  » Les études montrent, en effet, que le premier motif de la visite d’une ville est son patrimoine architectural et artistique, viennent en deux, l’Horeca, les terrasses et la gastronomie, en trois, le shopping et, en quatre, les musées et événements culturels.

L’hypothèse d’une majorité communale sans le CDH n’effraie pas le promoteur du circuit des collégiales.  » Je ne peux pas concevoir qu’on néglige le patrimoine. Quel que soit le parti en place, il aura toujours pour objectif le développement de la ville. Il y a des gens intelligents partout. Moi, je fais confiance « , conclut-il.

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