Pour sa première à l’ONU, puis en commission parlementaire, le Premier ministre Bart De Wever a fait de l’international un terrain de guerre culturelle.
Cette fois, ça y est. Bourgmestre empêché de la plus belle ville du monde, Premier ministre d’un pays dont il souhaite la fin tout en disant travailler opiniâtrement à sa perpétuation, en résumé patron des Flamands et premier des Belges, Bart De Wever partage enfin officiellement la condition des grands de ce monde. Le 25 septembre, en anglais, il a fait son premier discours à l’Assemblée générale des Nations unies.
Une grisante respiration new-yorkaise pour un homme qui n’aime rien tant que se montrer affligé par le tragique d’un destin qui lui autorise, comme il en rêvait, de se prévaloir de Thucydide et de Ronald Reagan sous les yeux de la planète le 25 septembre, pas trop loin de Donald Trump, comme pour se donner l’air de lui donner une leçon, puis de jeter des clins d’œil vengeurs à Paul Magnette devant huit personnes le 30 septembre, un mardi matin en commission jointe Chambre-Sénat sur les questions européennes, comme pour punir de ricanements tout le monde d’y être, lui y compris.
C’est ce plaisir triste et puis, cette tristesse rageuse qui guident son stylo lorsqu’il écrit Amicus certus in re incerta cernitur –un vrai ami se révèle en périodes incertaines, quelque chose du genre–, dans le livre d’or que lui présente le secrétaire général quelques heures avant son intervention. Le mot le pose en multilatéral conservateur, parce que Bart De Wever écrit une langue morte et défend une institution que les puissances, et surtout la première d’entre elles, tuent. Son costume sombre doit dire la dignité, et sa cravate jaune est la flamme, flamande, d’un espoir, celui de ressusciter l’atlantisme.
Alors ce 25 septembre, à New York, Bart De Wever rappelle qu’il était «adolescent dans les années 1980, lorsque Ronald Reagan était président de ce grand pays. Un homme que j’admirais et que j’admire toujours», pour viser Trump. Mais il croyait alors, s’attriste-t-il, «que nos valeurs finiraient par dominer dans le monde entier».
Et là, pour atteindre la Chine et touchant les Etats-Unis d’Amérique, il cite Thucydide, revenu de son Antiquité natale depuis quelques années, parce que sa description, dans La Guerre du Peloponnese, d’Athènes en puissance impériale ascendante et de Sparte en ancienne puissance dominante, semble s’appliquer à la Chine. Bart De Wever adulte craint que ses valeurs finissent par dominer dans le monde. Et aux Etats-Unis, qui ne sont plus si grands que sous Reagan, déplore l’Anversois atlantiste.
Pour lui, la Belgique et l’Europe sont comme la petite île neutre de Mélos, sommées de «choisir son camp».
Sparte la craintive
Pour Bart De Wever, la Belgique et l’Europe sont comme la petite île neutre de Mélos, sommées de «choisir son camp». Le retrait des Etats-Unis et l’ascension de la Chine confrontent à trois défis, celui de la sécurité d’abord, face auquel il faut se défendre et il faut aider l’Ukraine à le faire, pour «dresser un bouclier contre ceux qui nous regardent comme Athènes regardait Mélos».
Celui de la criminalité, ensuite, contre laquelle les nations doivent coopérer, pour «ouvrir nos sociétés aux affaires mais les fermer à la criminalité». Et celui de la prospérité, enfin, vers laquelle «le commerce libre et équitable est la voie à suivre», et non ces barrières douanières et commerciales qu’imposent Sparte l’inquiète, Athènes l’ascendante, la Chine qui monte et les Etats-Unis qui veulent redevenir great again sur le dos de leurs partenaires européens.
Le prêche new-yorkais de Bart De Wever a plu chez lui, géographiquement, puisqu’il n’a pas mentionné Anvers mais que son ode simultanée au libre-échange et au contrôle des frontières est ce que réclame le plus grand port d’Europe to make Antwerp great again, dirons-nous.
Elio Di Rupo, lui, avait été moins habile en se contentant d’évoquer sa ville de Mons à la même tribune. Et le patron de la N-VA a séduit parmi les siens, politiquement, parce que son plaidoyer pour un atlantisme renaissant et un multilatéralisme fondé sur «nos valeurs» to make atlantism great again, dirons-nous, a résonné comme une pièce dans le juke-box des guerres culturelles conservatrices.
Moins hiératique et plus pressé, parce qu’il a une réunion avec le Groupe des Dix, il s’est armé des mêmes principes mais, enveloppé d’un costume plus clair que le Premier ministre, le 30 septembre, il s’est présenté devant les petites gens de la commission jointe Chambre-Sénat –on appelle ça un comité d’avis fédéral– sur les questions européennes, pour un échange de vues.
Il n’y a pas grand monde, à part le président de la Chambre, celui du Senat, même Paul Magnette arrivera dix minutes plus tard, il faut dire qu’il est tôt, 8h30: «Vous ressemblez un peu au Groupe des Dix, en fait», dit Bart De Wever avant de commencer son briefing des parlementaires sur le sommet des chefs d’Etat ou de gouvernement de l’UE au Danemark, le 1er octobre, et sur la réunion de la Communauté politique européenne, le lendemain. Il y sera question de ce dont il fut question cinq jours plus tôt à New York, mais cette fois en flamand, plus en anglais, et Bart De Wever, qui a dit plusieurs fois qu’il était un peu pressé, insiste pour rappeler qu’investir dans une défense européenne mais à l’intérieur de l’Otan est aussi un moyen de «protéger notre prospérité et que ce n’est pas spécialement une mauvaise nouvelle pour notre économie».
La stratégie de gauche qui ne fonctionne jamais
Sur l’Ukraine, la coalition des volontaires est aussi une coalition de ceux qui paient la facture, il le prononce en anglais parce qu’en néerlandais, ça sonne moins bien coalition of the will et coalition of the bill. «Il y a des raisons de croire que cela tombera surtout sur des épaules européennes, car on a des raisons de douter que les Américains veuillent encore dépenser énormément d’argent pour aider l’Ukraine. We zullen zien», ajoute-t-il.
Puis il passe à son débriefing des sommets UE-Japon du 24 juillet et UE-Chine du 25 juillet derniers. Il y sera question de ce dont il fut question cinq jours plus tôt à New York, mais cette fois en français, plus en anglais ni en flamand, et Bart De Wever, dont on remarque de plus en plus qu’il est pressé, propose de «laisser tomber le rapport sur le sommet avec le Japon, parce qu’il n’y a pas d’éléments très chauds», au contraire de celui avec la Chine.
Il lit de plus en plus vite ses notes et le compte rendu du sommet, il prononce «réprocité», «équichier» mondial et «retiré» pour réitérer. Mais dans toutes les dimensions de nos relations avec le nouvel empire, Bart De Wever est pessimiste. Au sommet de juillet, «je pense que la Chine a tout écouté, tout entendu, répondu bien gentiment, mais dans la réalité, on a découvert qu’ils sont beaucoup plus engagés dans le soutien à la Russie que ce qu’on avait pensé, malheureusement. Sur le commerce mondial, même chose. Dans le domaine numérique, la réprocité répricité, reproquité, réciprocité, pfiou…, n’est pas de mise», souffle-t-il, impatient de se rapprocher du Groupe des Dix.
Mais les parlementaires interviennent. Une députée N-VA le félicite et le remercie rapidement. Paul Magnette regrette que les députés soient si peu nombreux, explique qu’aucun Belge n’a compris comment et pourquoi l’Arizona a dégagé 34 milliards d’euros tout à coup, observe que la fascination de Bart De Wever pour Ronald Reagan lui fait un point commun de plus avec Donald Trump, et alors le président de la Chambre, le N-VA Peter De Roover, rappelle à Paul Magnette d’être bref parce que le Groupe des Dix, etc., ce qui laisse le temps au président du PS de demander à Bart De Wever quelle est la position de la Belgique sur l’accord, «absolument désastreux», dit-il, conclu le 27 juillet par Ursula von der Leyen en Ecosse avec Donald Trump. La sénatrice PS Fatima Ahallouch pose brièvement une question sur la Palestine. Le député Les Engagés Luc Frank, en allemand, veut savoir ce que deviendront nos relations commerciales avec la Chine.
Et pour finir, une autre députée N-VA lui demande s’il a quelque chose à dire sur le Mercosur. «Heureusement qu’il n’y a pas plus de monde», lance Bart De Wever en flamand à sa camarade qui lui fait parler du Mercosur alors qu’il ne l’avait pas prévu et que l’heure du Groupe des Dix arrive. Puis, tendant le poing, il dit «Monsieur Magnette, vous pouvez déjà vous chauffer, vous et la Wallonie, contre cet accord Mercosur, je suis prêt». Il le regarde toujours pour dire que sur le Ceta, tout va bien depuis qu’il est en œuvre. «Nous, on veut le libre-échange, le libre commerce, le globalisme. Et on est d’accord, le protectionnisme est une stratégie de gauche qui ne fonctionne jamais», et les quelques députés de droite qui sont là ricanent alors que Bart De Wever se plaint que la Chine est en train de devenir la plus grande puissance mondiale à coup de protectionnisme.
«Monsieur Magnette, vous pouvez déjà vous chauffer, vous et la Wallonie, contre cet accord Mercosur, je suis prêt.»
Votre ami Pedro Sánchez
Sur les 34 milliards de hausse des dépenses de défense pour atteindre les 2% du PIB, c’est encore Paul Magnette qu’il regarde: «On fait exactement comme votre ami Pedro Sánchez , qui dit « 2%, ça suffit pour moi ». On va à peine arriver à 2,5% en 2034… La seule chose que j’ai pu éviter, c’est d’attirer l’attention là-dessus, monsieur Sánchez fait la même chose que la Belgique, sauf que je ne me suis pas fait engueuler par Monsieur Trump. Mais peut-être que vous rêveriez de vous faire engueuler par Monsieur Trump», termine Bart De Wever, qui répète la même chose à New York qu’à Bruxelles, mais à New York il cite Thucydide et à Bruxelles, il imite Paul Magnette. Ensuite, il a du mal à prononcer le nom de Fatima Ahallouch, mais ce n’est pas grave car c’est encore Paul Magnette qu’il regarde le plus souvent en lui répondant très, très vite. Et il le regarde encore quand il dit à Luc Frank que «bon, Monsieur Frank, vous avez posé dix questions et chacune mérite une conférence, on peut même les faire en allemand. Mais on a beaucoup d’infrastructures à saboter, surtout les ports, la pétrochimie», signale Bart De Wever, qui, même quand il revient de New York pour venir parler à Bruxelles, n’oublie jamais que c’est à Anvers qu’il retourne toujours, une fois toutes ses guerres culturelles remportées.